Les urinoirs, les toilettes publiques, sont les lieux des premiers émois interdits où on lutte contre ce regard qui tient absolument à yeuter chez le voisin... Et puis, on retourne chez soi, dans sa chambre où les fantasmes cueillis pendant la journée vont s’émousser. Ces allers-retours entre les intérieurs et les extérieurs de la sexualité gay ont été mis en images par le photographe Marc Martin via « Les Tasses, Toilettes Publiques, Affaires Privées » et « Beau Menteur ». Dans cet entretien, on revient sur les différentes facettes de la masculinité, entre apories et désirs, qui façonnent nos sexualités actuelles.
Les ouvrages du photographe Marc Martin sont parus aux éditions Agua. « Les Tasses, Toilettes Publiques, Affaires Privées » a reçu le Prix Sade 2020 du livre d’art.
Trou Noir : Alors que « Les Tasses » prenait l’air avec ses mises en scènes photographiées de lieux de cruising dans des toilettes publiques, « Beau Menteur » se présente dans une boite, à travers des photographies d’intérieur. Comment expliques-tu ce passage de l’un à l’autre ?
Marc Martin : La boîte est l’emblème du secret. Benjamin, personnage pluriel de « Beau Menteur » et modèle unique de ce projet, y cache ses failles, ses doutes. Il y dévoile ses fantasmes et ses errances aussi... Son image est loin d’être fidèle à celle de son portrait et c’est bien là l’intérêt. « Beau Menteur » se joue des apparences pour déjouer les clichés. J’ai choisi ce format de coffret pour permettre aux multiples facettes du personnage de se détacher de la forme classique du livre et de la hiérarchie qu’établissent les chapitres. Dans ce coffret, il n’y a pas de pagination. Chaque feuillet se déplie indépendamment et chaque photographie raconte sa propre histoire.
La passerelle avec mon projet sur les pissotières se trouve dans les frontières entre espace public et espace privé. Autrefois, les hommes qui fréquentaient les tasses, endroit public mais isolé du regard des passants par des parois tout autour, y trouvaient un semblant de refuge pour vivre librement ce qu’on appelait leur « anomalie ». Aujourd’hui, c’est en privé, dans son intimité, que « Beau Menteur » s’expose en public. Question de génération. Autrefois, pour vivre une sexualité débridée, la population se retrouvait dehors, dans les espaces sombres de la ville. Je pense aux parcs, aux toilettes publiques, aux cinémas, aux bordels et bars à cul… Aujourd’hui les jeunes privilégient plutôt le confort de leur chambre à coucher. Ils reçoivent à domicile. J’aime que tu fasses ce lien d’emblée entre mes photographies intérieures et extérieures. D’ailleurs, tu l’as vu, j’emmène quand même le personnage de « Beau Menteur » en extérieur la nuit sur une aire d’autoroute, talons hauts et porte- jarretelles, titiller les routiers… Cette série s’appelle « Bitume » en clin d’œil au pseudo d’un acteur porno culte. Ses scènes dans Pig-Prod étaient souvent tournées dehors dans la nuit. Il lui suffisait d’être à poil dans la rue, ou dans un buisson, pour se mettre à bander comme un âne. En revanche, dans d’autres scènes en studio, j’ai toujours trouvé Bitume moins… motivé, disons ça comme ça (rires).
Trou Noir : La sexualité dépeinte semble moins phallique et davantage portée sur les caractères fétiches du corps masculin (les pieds, la nuque, les tétons, les cuisses, les poils) ainsi que ceux portant sur des accessoires, vêtements. Il en émane des odeurs mais aussi des contrastes d’ombres et de lumière. Qu’est-ce qui t’excite dans ce décentrage de l’érotisme masculin ?
Marc Martin : Oui, « Beau Menteur » est fétichiste. Les fétichistes sont de nature romanesque et sont souvent de grands romantiques. C’est ce qui m’attire chez eux. Les tabous liés à leurs pratiques sexuelles les rendent encore plus attachants. Leur mauvaise réputation, y compris dans notre communauté, les rend encore plus excitants à mes yeux. Tu me parles de décentrer l’érotisme masculin, je dirais qu’il s’agit plus d’élargir le champ des possibles. On en revient à la notion de frontière. La frontière qui existe entre pornographie et poésie passe par les odeurs, les accessoires, les vêtements souillés.
Benjamin n’était pas très à l’aise avec la nudité quand on s’est rencontrés. C’est aussi ce qui m’a intéressé : accessoiriser sa nudité. Il a beaucoup évolué au cours des trois années passées ensemble sur le projet mais, comme beaucoup de jeunes, il reste influencé par des réseaux sociaux fondés sur les valeurs puritaines des Etats Unis. Pour lui, intégrer du sexe au projet le reléguait automatiquement au rayon des obscénités. Pour moi, contourner la censure invite souvent à pénétrer des zones d’ombres encore plus inattendues – érotiquement parlant. Un slip sale, soigneusement mis en lumière, est aussi un signe de rébellion face à l’hyper hygiénisme de notre société. Ces natures mortes – bien vivantes dans la réalité grâce aux odeurs qui s’en émanent – se nichent ainsi dans le coffret. Elles évoquent, mieux qu’un jeune homme de 25 ans ne saurait le faire, le temps qui passe, le temps passé, le temps qui reste. Des chaussures lâchées par terre, des sous-vêtements jetés en boule, peuvent signifier le plaisir hors champ. Ils peuvent aussi pointer l’absence de celui ou celle qui les portait et qui n’est plus là. Des traces de pisse ou des traces de foutre le peuvent tout autant. Cette double lecture fait partie du message transgressif lancé par « Beau Menteur » : la sexualité, sous toutes ses formes, est synonyme de vie. N’en déplaise aux culs serrés de tout bord.
Trou Noir : Malgré les différentes transgressions entreprises par Benjamin, il y en a une qui semble indépassable, c’est celle de l’homme bien foutu, bien membré, et jeune. Ne penses-tu pas que ceci soit pourtant la norme ultime du genre gay masculin actuel qu’il faudrait remettre en question ?
Marc Martin : « Beau Menteur » est une utopie, un personnage de fiction. Il n’a pas pour mission de refaire le monde. Je m’attaque déjà à l’idée qu’un homme soit considéré par défaut comme étant hétérosexuel. Je remets en question des stéréotypes associés à la virilité. « Beau Menteur » n’est pas sur tous les fronts. Aurais-je dû renoncer au projet lorsque j’ai découvert que Benjamin possédait un service trois pièces bien garni ? Ou parce que mon modèle est jeune, cis et blanc ?
Ce qui m’a plu chez lui, c’est le contraste entre sa grosse moustache et son allure gracile. Il faut avoir rencontré Benjamin en vrai pour saisir toute l’ampleur du projet. Il se cherche et il s’invente une vie rêvée. Sa jeunesse n’est pas synonyme d’arrogance mais de construction. Elle déconstruit des idées reçues. « Beau Menteur » tend un miroir qui pousse à voir au-delà du reflet. Je suis flatté que ce soit lui qui me fasse entrer aujourd’hui dans la dissidence sexuelle de Trou Noir. Si mon projet précédent sur les pissotières cochait toutes les cases, celui-ci, plus nuancé, est aussi plus personnel, artistiquement. Même incarné par Benjamin, il joue le jeu du Je. Et, pour l’anecdote personnelle, j’ai toujours préféré aux hommes avec des gros pecs, ceux avec des grosses cuisses. Aux hommes avec une grosse bite, ceux avec un gros cul… et volontiers avec du poil dessus. C’est plus une question de goût qu’une question de norme ici (rires).
Trou Noir : Justement la pilosité est un motif qui circule entre tes photographies. Lui accordes-tu une symbolique particulière dans la définition d’un désir pour la masculinité ?
Marc Martin : A priori, quoi de plus viril que le poil au menton ? Sauf que la barbe, même si elle fait mâle, joue parfois un rôle trompeur dans les apparences qui symbolisent la masculinité. À fleur de peau, mon modèle porte une barbe pour montrer aussi tout ce qu’elle peut dissimuler. Courte ou longue, blonde ou brune, comme un fil d’Ariane, elle relie les photographies entre elles.
Et la légende de Sainte Wilgeforte, femme à barbe crucifiée comme un homme au XIIIème siècle, joue un rôle clé dans « Beau Menteur ». J’ai découvert cette histoire grâce au sociologue Eric Fassin. Barbe et robe y jouent des partitions symétriques jusqu’à mettre en abîme les questions de genre. Je trouve qu’elle mériterait d’être une figure de proue de la communauté queer. Avec la série « Wilgeforte mon amour » j’encense l’icône barbue pour avoir jeté le trouble dans les représentations binaires. Et en plus des photographies, je lui consacre un essai dans le coffret.
Enfin, si je questionne la symbolique dont l’homme charge son visage, mon intérêt pour la pilosité de « Beau Menteur » ne s’est pas cantonné à son seul visage. Le poil pubien relève du sacré et du profane : symbole de souillure et de libido incontrôlée, les moralisateurs de tout crin le regardent d’un sale œil. Alors, quand le poil est vulgaire, déboule la calvitie ! Benjamin n’a plus un poil sur le caillou. Et « Beau Menteur » en joue. Bien des cultures, bien des religions ont prêché les bienfaits de la tonsure. Selon le peintre Bastille (1929 – 1990) une tête chauve ressemble à un gland. Et la rumeur veut que les chauves soient de bons coups, sexuellement…
Trou Noir : Pour finir, dans ce qui différencie « Les Tasses » de « Beau Menteur » en plus des décors extérieurs et intérieurs, c’est aussi la sexualité. Elle n’y est plus collective mais au contraire représentée dans sa solitude. Comment as-tu travaillé cet aspect-là de l’homosexualité ?
Marc Martin : La question du sexe en solo est au cœur du projet : « Beau Menteur » recherche la place de l’autre dans l’échange. Si le caractère narcissique de l’autoreprésentation agit comme un révélateur, il n’est pas spécialement révélateur d’homosexualité. La solitude du personnage renvoie à un message visuel. La relation qu’il noue avec son miroir existe bel et bien. Et sa sexualité passe par l’illusion du reflet dans la glace. Au final, « Beau Menteur » est moins seul que solitaire. Un aspect méconnu du narcissisme est qu’il provient d’un vide à combler. Le narcissique essaie de compenser ce qu’il perçoit en lui-même comme une faiblesse. Et ce sont bien les failles de Benjamin qui m’ont attiré chez lui. En le faisant entrer dans la peau de ce personnage, j’ai cherché à lui faire lâcher prise sur le folklore numérique et la culture du selfie. En regard de mes photographies, Claude-Hubert Tatot auteur et historien de l’art, a donné corps au récit. Il a écrit sans avoir rencontré Benjamin au préalable. L’imaginaire est le sien. C’est toute sa force. Il lui a inventé une histoire où cette solitude dont tu parles transpire à chaque page. Contemporaine, alors que mes images sont plutôt imbibées de nostalgie. Entre spectacle de soi et jardin secret, « Beau Menteur » mêle la pudeur à l’exhibition. Jouer un personnage n’est-il pas n’est pas la manière la moins obscène de s’afficher en public ? « Beau Menteur » se fait des films. Voilà la vérité.
Entretien réalisé par Mickaël Tempête en novembre 2021.
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