TROU NOIR

Voyage dans la dissidence sexuelle

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Homosexualité et Libération

Nous vous proposons ci-dessous la traduction, cinquante ans après sa rédaction, d’un texte collectif signé par le FUORI, le Front Unitaire Homosexuel Révolutionnaire Italien. Une étude sur ce collectif et sur ses membres reste encore entièrement à faire. Pour le moment, les seuls qui se sont penchés sur la figure la plus emblématique de celui-ci, Mario Mieli, ont davantage ajoutés de la confusion qu’une connaissance raisonnable des influences et de sa pensée. En cherchant à assimiler Mario Mieli aux théories de Foucault ou de Deleuze, auteurs que Mieli n’appréciait guère, ou aux développements de la théorie queer du début du 20ème siècle, ces universitaires ont occultés l’originalité du mouvement homosexuel italien. Car en effet, par de nombreux aspects, s’intéresser à celui-ci, c’est se confronter à des auteurs qui ne sont pas « à la mode » et qui font peut-être moins bon effet dans la bibliographie classique et rébarbative des études de genre. Mario Mieli, et toute une partie non réformiste des membres du FUORI, puisent leurs références intellectuelles chez des auteurs issus d’un marxisme « hérétique » et d’une interprétation forte de la psychanalyse. Le style même du manifeste traduit ici trahit une proximité avec les théories de Giorgio Cesarano, auteur du courant de « la critique radicale italienne », qui se situe à la croisée de l’anarchisme, des théories situationnistes et bordiguistes. On trouvera notamment un écho de cet auteur dans les remarques sur les restructurations du capital à travers l’investissement dans la production de « personnes sociales », la production de « rôles », utiles au processus de production-consommation.
Ce texte, venu d’Italie, nous semble utile pour rebrancher les luttes de la dissidence sexuelle avec un renversement sans compromis du présent mode de production. Certainement bien plus frais et utile que les théories conformistes des grands centres d’Art.

Homosexualité et Libération. Collectif FUORI ! Juin 1972

Nous sommes sortis du placard, mais nous l’avons fait à une condition, fondamentale, authentiquement révolutionnaire : nous sommes sortis avec la prétention d’être nous-mêmes, avec la volonté de retrouver notre identité vitale à l’intérieur des structures dans lesquelles l’AUTRE a absorbé, modifié, réifié chacune des possibilités expressives du SOI. Et d’un seul coup, sans solution intermédiaire, sans étape en différents moments ou vérifications réformistes, nous avons découvert en nous le droit à la vie, qui est avant tout le droit à notre corps. Nous avons surpassé la barrière de l’acceptation qui nous est maintenant offerte, instamment offerte, mais qui est seulement la « non vie de tous ». Nous avons découvert dans la médiation culturelle à notre action la dévitalisation et le naufrage de l’action elle-même, nous avons proclamé le droit à parler de nous-mêmes et à ce que nous soyons les seuls à pouvoir parler d’homosexualité. Et finalement, nous avons compris que notre « anormalité » est un privilège dans le moment même où, en découvrant les racines de l’oppression généralisée, elle nous a permis l’acquisition immédiate d’une conscience qui va bien au-delà du problème homosexuel.

Sortir du placard, pour un homosexuel, ça peut-être être tout ou bien rien, l’action qui permet de faire soi-même sa propre histoire ou bien celle qui l’annihile.
L’enfant gâté* de la littérature, le réalisateur primé de nombreuses fois, le décorateur d’intérieur absolument «  in  », tous sont sortis. Il y a celui qui est encore à la recherche désespérée de son « innocence » et qui la demande, la veut de nouveau, l’annonce. Il y a l’autre qui tire des feux d’artifice et cligne de l’œil gracieusement : parfois mauvais enfant, mais parfois bon garçon ! Il y a encore un autre qui a des urgences de médiations sociales-culturelles : la tragédie de l’immigré, le symbolisme décadent, les démêlés avec la bourgeoisie ; dans chaque cas, la déviation le fera toujours payer avec la mort. Le public applaudit, il est très rassuré : au-delà, c’est le vide. Madame, avec complaisance et sérénité, gazouille : « mais qu’il est subversif ce réalisateur ! ». Et eux, « dehors », vivent seulement leurs rôles, mortel.
Parce que sortir peut signifier accepter son rôle propre et le vivre dans les limbes gris de celui qui a renoncé à chercher, au-delà de celui-ci, sa propre vie.

LE RÔLE : le père, la mère, le fils, le professeur, l’élève, l’ouvrier, l’employé, l’artiste, le beau, le moche, le compétent, l’incompétent. Trois rôles pour toi, cinq pour toi, un seul pour l’homosexuel : homosexuel, justement. Le rôle te contraint, t’étouffe, tu t’en rends compte, tu veux en sortir. Mais se déclenche l’autre, celui qui t’as été donné comme gratification. L’ouvrier à la chaîne, l’ouvrier moyen de production, il a compris, il en peut plus, il veut exploser. Mais, revenu à la maison, il y a le PÈRE : « celui qui a la responsabilité d’une famille ne peut pas tolérer le désordre ! » Et ensuite la mère, toujours plus désespérément mère afin que la femme qui est opprimée en dessous ne comprenne pas, ne se rebelle pas, demandera une belle première communion pour sa fille, la chemise pour les dossiers, les petits beurres. Tout pour le fils, tout ce qu’il y a de mieux au monde. Et alors le PÈRE – qui peut douter que le père soit un homme ? – il commence à douter de la validité de la dernière grève ! Quelle belle première communion, tout de même.
Mais l’homosexuel non, il n’a pas de rôle gratifiant : il est homosexuel et c’est tout. Le professeur est compétent, toujours. Le professeur homosexuel dévoie les jeunes.
L’étiquette des autres absorbe tout, le moindre des rôles de l’homosexuel se voit absorbé à l’intérieur de son homosexualité.
L’homosexuel connu peut être tel mais à condition de cacher, de masquer, de demander des excuses pour sa propre homosexualité. L’étiquette prévaut encore.
Le manque de rôle gratifiant dans l’homosexualité est une condamnation seulement pour ceux qui, comme tout le monde, renoncent à leur vie, absorbés qu’ils sont par la recherche d’une place digne dans une société qui prodigue de la dignité à tour de bras mais qui s’approprie, en échange, le minimum d’espace vital nécessaire à chacun.
Ceux-ci veulent être acceptés et ne savent pas que l’acceptation leur est carrément offerte. Dans certains pays, ils les marient. Ils n’ont pas encore compris qu’il est dans la logique du capital d’absorber l’homme et de le recracher comme automate.
Toi aussi, homosexuel, tu veux être un homme ? Pas possible ; sois plutôt un conjoint ! Tu auras ta petite gratification en dignité et la tâche domestique, assurée dans l’intérêt du patron : désormais tu pourras produire et consommer en paix, comme tout le monde. Dans les capitales du Nord, du bien-être, de la soi-disant liberté sexuelle, la condition des homosexuels libres fait frémir : ils ont été acceptés aux conditions précises du capital et, c’est justement le cas de le dire, ils le sont à son avantage exclusif. Déjà parce que l’acceptation sous condition fait aussi partie de la logique du capital. Qui veut commander a besoin d’esclave ; et l’acceptation est échangée contre la servitude. L’accord honteux a aussi été proposé aux noirs américains. Mais maintenant, ils ont compris et les Black Panthers le font comprendre aux blancs trop présomptueux.

La KULTURE offre aujourd’hui à l’homosexuel sa médiation. La culture illuminée, bien entendu. Mais quel sens a cette médiation ? Qu’est-ce que c’est la médiation culturelle pour l’homosexualité ? C’est accepter encore, à travers la capacité de récupération du phénomène homosexuel, son ordre mental pré-constitué ; c’est le récit à propos de ce qui ne lui appartient pas, l’analyse qui, parce qu’elle ne provient pas de motivations personnelles, empêche de participer. Voilà tout ce qu’il y a à manipuler, à considérer, à étudier et, encore et toujours, à manipuler. Le populisme littéraire des années 1950, qui semblait alors fondamental, a été repoussé et redimensionné à sa vraie proportion : celle de la culturisation d’un problème tragiquement vrai qui, médié, expliqué, digéré par ceux qui ont toujours tout compris, les instruits, puis recraché pour ceux-là seuls à qui revient de droit cette culture, les nantis, se voyait consumé et censuré dans le dos d’un sous-prolétariat totalement ignorant.
Frustrés, réduits au néant par un rôle qu’ils croient avoir choisi mais qui en réalité les dépasse, ceux qui comprennent tout, les instruits, parlent des AUTRES. Plus ou moins convaincus d’avoir un rôle à jouer dans la contestation sociale mais assurés malgré tout de leur succès à venir, ils mesurent leur validité à l’aune de l’approbation inconditionnée exprimée par ceux-là mêmes à qui ils avaient lancé leurs anathèmes. Et ils reproduisent fidèlement le processus de production-consommation, en coopérant ainsi activement au maintien et à la consolidation de ces structures qu’ils avaient « courageusement » déclaré vouloir modifier.
La médiation culturelle pour l’homosexuel s’avère ainsi effroyablement et totalement nulle parce qu’elle se traduit par la recherche d’approbation de la part de ce même establishment qui a créé et qui maintient les conditions oppressives. Et il ne peut en être autrement : quiconque a des urgences vitales qui lui sont propres mais exige la solution aux autres, aux « compétents », confesse sa peur et accepte implicitement sa condition d’infériorité. Non seulement il ne résout pas son problème, mais il le noie.

La CORPORALITÉ : d’autant plus blessée, écrasée, privée de vitalité que le processus de transfert devient plus englobant sur cet homme fantomatique qui est le produit plus ou moins bien raffiné des structures réifiées. Du pur esprit de l’intellectuel au seul corps-moyen de production de l’ouvrier, le choix n’est-il plus possible. Sois un objet, voilà le seul impératif car, dans la dynamique production-consommation, ton corps entier ne peut trouver d’espace. Lave-toi, parfume-toi, ne pue pas, grandis, grandis-toi, élargis-toi, serre-toi, souris de toutes dents, digère, ce sont là les impératifs dont il n’est pas possible de s’exempter, mais dont tu ne pourras jamais utiliser le produit, sauf pour recommencer toujours du début le terrifiant processus dont le but est la production et dont le moyen dégradé est ton corps : l’éponge ! Et plus ton corps est dégradé, plus ta capacité d’absorption sera grande.
Lorsque la consommation fut nécessaire au capital, la mine était déjà prête : il suffisait de l’utiliser tout en prenant soin de maintenir le filon intact. Ainsi le banquet a commencé sur ce pauvre corps de femme qu’un patriarcat pluriséculaire avait annihilé et, après avoir dépassé quelques tabous rapidement remplacés par la « morale » de la production, sur un corps encore plus mortifié : celui de l’homosexuel. Tous les deux, habitués désormais depuis des siècles à se considérer objet-trou, sont prêts et offrent gentiment à tous, en bons alliés-esclaves de la production, leur réduction totale en esclavage. Depuis la revue de mode, l’homosexuel propose dans un clin d’oeil son sexe sous le pantalon ultra-serré et la femme son corps tout entier. Tout le monde aura un rapport sexuel aussi facilement qu’une bière. Mais la femme et l’homosexuel subiront également en compensation le mépris rageux que ressentent ceux qui se sont fait avoir, ils seront le réceptacle du mépris de soi des autres.
Le processus est toutefois bien plus subtil que la manière dont il peut apparaître sur une publicité marchande. Avec l’aide de la négation de la corporalité des églises occidentales, la morale bourgeoise a réussi à prendre racine aussi là où la redécouverte du corps comme libération aurait dû être un des facteurs de bases des processus révolutionnaires. Pourquoi et comment, derrière l’écran des « priorités » tant clamées, de l’action comprise comme processus nécessaire mais DOULOUREUX, de l’effort vain de l’aval culturel qui préluderait à l’action, est-il possible de ne pas entrevoir la PEUR de la libération qui est en fin de compte la peur bourgeoise de l’échange entre la vie et l’objet ?

La révolution est JOIE et elle l’est au moment même où, après avoir surmonté toutes les barrières d’une condition non vitale, elle devient LIBÉRATION. L’homosexualité, à condition de devenir consciente qu’elle est un produit aberrant d’une société qui ne fait que produire, enjambe d’un coup la démagogie trop facile d’une problématique de classe dont la staticité est en définitive seulement le refus d’abandonner l’OBJET. Et elle se pose au centre d’un processus dynamique dont le moyen est bien l’abattement des structures capitalistico-bourgeoises mais dont le but est la récupération de l’HOMME.
Puisque l’homosexuel, qui n’a pas de rôles gratifiants auxquels se raccrocher pour cacher son propre désespoir, qui n’a pas de culture qui lui propose des idéaux jamais réalisés ni réalisables et à qui la condition d’objet, dissimulée aux autres, apparaît dans toute sa brutale évidence, ne peut pas ne pas démasquer la moindre des tentatives d’instrumentalisation, quelle que soit leur provenance.
Les homosexuels du FUORI ! ne sont pas seulement sortis avec la conscience de leur homosexualité. Mais aussi avec la volonté de pousser leur condition jusqu’aux plus extrêmes conséquences, c’est-à-dire jusqu’à la révolution, et avec la certitude que leur révolution est LIBÉRATION.

Collectif FUORI !

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