TROU NOIR

Voyage dans la dissidence sexuelle

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Hamid Shams est le chat

Dans l’exposition Chattemite Park, au SOMA à Marseille fin 2021, l’artiste iranien Hamid Shams avait construit une aire de jeu pour chat dans laquelle les éléments d’amusement pouvaient blesser l’animal, l’écorcher, lui faire mal. L’artiste souhaitait montrer les rapports d’autorité et de soumission qui gouvernent les corps dans un espace où la question de la liberté est biaisée d’avance. On imagine que le chat d’une nature plutôt docile et câline, après expérimentations des instruments et blessures, serait resté comme stupéfait, paralysé… ou bien, au contraire, qu’il se serait excité, cherchant à déjouer les pièges de l’installation par gout du défi, plaisir du jeu et revanche. Pour sa nouvelle exposition en République islamique d’Iran à Téhéran, dans un pays où l’intimité est une affaire publique, les enjeux ne sont pas si différents - sauf que le chat c’est Hamid Shams.

Recto

Le poète soufi persan Farīd ad-Dīn ʿAṭṭār voyagea beaucoup. Il vendait des parfums, de l’encens et des herbes médicinales… Dans son œuvre la plus célèbre La Conférence des oiseaux, publié en 1177, il raconte le voyage d’un groupe d’oiseaux mené par une huppe. Ensemble, ils traversent de difficiles épreuves afin de trouver le Simorgh, l’oiseau fabuleux de la mythologie perse. Pour l’atteindre, ces derniers doivent traverser sept vallées et de grands dangers. La huppe les a prévenus. Un certain nombre d’animaux a d’ailleurs refusé de participer à l’aventure, inventant des excuses pour éviter la terrible épreuve. Le Paon notamment : il dit qu’il est attendu ailleurs, au paradis d’où il a été chassé après y avoir introduit Satan sous les traits d’un serpent à sept têtes. Il refuse l’aventure collective sous prétexte de sa singularité. La huppe réfute ses arguments et met en doute, comme pour les autres démissionnaires, sa capacité de voler. Elle lui recommande de vaincre le serpent (son orgueil, sa lâcheté, ses illusions) au lieu de trouver de fausses excuses : ainsi pourra-t-il accéder aux secrets spirituels et rentrer chez lui, au paradis.

L’installation de Shams est un hommage à l’écriture poétique de Farīd ad-Dīn Aṭṭār, à son art de l’évitement qui marque le langage de la parabole. Car le poème est une allégorie ponctuée d’images offertes à la méditation, soumises à l’interprétation. Sa forme explore les possibilités de l’assemblage entre des registres littéraires variés : dialogues, récits, métaphores… Attar conseille d’ailleurs à ses lecteurs de lire l’œuvre plusieurs fois et même une centaine, car chaque lecture du livre est l’occasion de découvrir de nouvelles images, de nouveaux sens. C’est d’ailleurs un exercice de se situer dans le labyrinthe métaphorique du texte. Il est de même difficile de trouver son chemin dans l’exposition The Peacock’s Excuse qui se développe sur les quatre niveaux de l’annexe Kandovan de la Fondation Pejman [1]. Shams a transformé le bâtiment en un espace de langage qui travaille à la mise en réseau de formes cryptées. Comme le poème, le bâtiment est une structure dans lequel se joue une poétique des mots (inscrits sur des miroirs, enfermés dans les murs) et des corps (engagés dans les sensations de hauteurs, de niveaux, d’angles et de profondeurs). Shams exacerbe ces dimensions visuelles, sensuelles et intellectuelles propres à la culture poétique persane : l’œuvre est inachevée, au regardeur de l’accomplir. Elle est donc, comme la poésie, à poursuivre… Telle est notre charge selon les mots de l’artiste qui imagine que tous les corps en déambulation dans cet espace ou participants du projet (institutions, critiques, visiteurs) participent d’une même performance. Le bâtiment est donc un texte à activer. Certaines formes sont ailleurs incomplètes comme la sculpture NO Sling (2019). Ne reste du module érotique que les chaines destinées à le suspendre. Une lumière rouge, symbole de feu, inonde l’espace. Deux épaisses pointes en métal sortent des murs. Une forme apparentée à une peau de bête en plastique transparent est suspendue par les pieds. Au-dessus, dans l’espace intermédiaire, une lumière verte, symbole de spiritualité, s’échappe au travers des orifices d’une grille en bois tourné. Deux fauteuils majestueux, bien qu’un peu effrayants, sont positionnés côte à côte devant une fontaine asséchée, noire et brillante. Du sous-sol au premier étage, et inversement, les sens sont en transition. Ça sent le métal, le plastique, le cuir, l’eau de rose et la pierre. L’artiste aurait aimé, selon ses dires, tout emballer afin de confronter les corps en circulation (comme ceux des oiseaux en voyage) à des réalités qui semblent leur échapper. Il n’y donc pas d’eau dans la fontaine comme si le langage, malgré toute sa variété et ses possibilités, semblait en manque de fluidité.

Verso

Dans le poème d’Aṭṭār, de nombreux oiseaux périssent dans le voyage. Au départ, ils sont 30 000. À la fin, ils ne sont plus que trente, le chiffre parfait pour entrer en symbiose avec l’esprit du Simorgh. Les oiseaux ont quitté une république et bravé toutes les épreuves pour retrouver un roi, s’identifier de manière fusionnelle avec sa figure. Shams les représente pétrifiés dans la matière comme scotchée aux murs, recouverts d’un latex noir ultra-brillant.

Il questionne ainsi nos rapports au collectif et au pouvoir comme si nous étions coincés entre deux attitudes : l’une enfermée dans l’individualisme et les apparences (les démissionnaires) ; l’autre dans un rapport presque fétichiste au groupe, au nombre et à la figure souveraine (les spiritualistes) - soit d’un côté la désolidarisation jusqu’à la désincarnation ; et de l’autre l’adhésion jusqu’à la désintégration. Dans les deux cas, il est question de risque et de perte, de réseaux de domination qui parcourent nos corps et les espaces dans lesquels ils se meuvent.
Ce rapport au pouvoir, dans sa version verticale, engage la vie ou la mort. Le paon trouve une excuse. L’excuse d’Hamid Shams est le poème d’Aṭṭār - non pas pour échapper à sa responsabilité, mais pour avoir la possibilité de faire exister au cœur de Téhéran un espace critique et d’expérimentations collectives. Le formalisme politique de Shams est sexo-crypté, car nous ne sommes pas seulement dans un lieu discursif, mais dans un espace du double langage - en espérant très fortement que la police, les autorités religieuses prennent le chemin de la diversion narrative, du détour poétique et ornemental sans jamais penser au sexe, à la censure et à l’homosexualité… Bref, qu’elle reste totalement hermétique au vocabulaire queer et sadomasochiste des formes. Les figures qui habillent les surfaces ou enrobent les structures cachent des dispositifs faits pour abriter des relations sexuelles intermittentes dans un pays où elles sont absolument condamnées. Ici la sexualité est une affaire d’état et de religion. Toute entrave aux lois dictées par la charria islamique depuis la révolution de 1979 est lourdement condamnée [2]. Shams détourne donc un lieu public afin de créer un espace privé pour des usages érotiques.

Ainsi, la forme toute en angle de la structure positionnée à l’entrée est propice aux replis et frottements. Le diamètre des ouvertures de la grille au sous-sol, par où émerge la lumière verte spirituelle, est choisi en fonction de la taille standard des pénis qui peuvent s’y glisser. La forme s’inspire des mausolées islamiques. Elle peut-être détournée en glory holes. Il suffit de s’en approprier l’usage et de réorienter le regard pour comprendre. Les chaises à la fois trônes et objets de contrôles sont pour les nouveaux mariés/amants. Shams a posé deux coussins brodés pour le confort des usagers. On peut se laver dans un bac rempli d’eau de rose. Dehors, on peut prendre le soleil et se reposer. Une grande table sculpturale, recouverte de résine noire, est destinée aux massages sauf que l’appui-tête et les lanières de cuir pour attacher le corps font basculer l’objet dans une autre dimension. Les recoins, les angles, les marches de l’escalier, le donjon en sous-sol et les alcôves sont des espaces imaginés pour les usagers. Les chaines suspendues au plafond permettent ainsi aux corps, consentants ou contraints, d’être accrochés… comme dans une salle de torture ou de plaisir… tout dépend de l’usage que l’on en fait.
Hamid Shams explique : « La différence entre le plaisir et la violence est fine. Ce projet n’a de sens pour moi qu’à Téhéran parce que le contexte fait que l’exposition dit quelque chose pour nous. Il est question du jeu, de la peur, de la violence, de censure. Le texte d’Aṭṭār m’offre une excuse. En même temps, l’idée que la force du nombre puisse faire advenir de nouvelles réalités me fait penser qu’ensemble, réunis, nous pouvons atteindre la liberté notamment dans un pays comme l’Iran où les droits les plus basiques n’existent pas. »

Hamid Shams a créé un parfum : The Peacock’s Excuse. Il est disponible et il sent le cuir. Ses fragrances remplissent l’espace de l’exposition et s’échappent encore, au moment où vous lisez ce texte, dans la ville.

Ce texte prolonge l’exposition The Peacock’s Excuse afin que les choses soient dites et archivées dans la mémoire du net.

MARIE CANET
Marie Canet est critique d’art et commissaire d’exposition.

[1La scène artistique contemporaine iranienne est portée par des galeries commerciales. On en compte environ soixante-dix à Téhéran. Elles sont soutenues par un réseau de collectionneurs avertis. Dans ces endroits privés, il y a une liberté que n’ont pas les institutions publiques contrôlées par l’état et soumises à une censure stricte. La Fondation Pejman est un lieu privé, dirigé par le mécène Hamidreza Pejman, connu pour son soutien aux artistes et pratiques expérimentales. En 2008, il a co-produit le film-essai Le Livre d’images de Jean-Luc Godard et il soutient les jeunes artistes.

[2Pendant la préparation de l’exposition, Farid Mohammadi et Mehrdad Karimpour ont été exécutés après avoir passé six années dans les prisons iraniennes en raison de leur homosexualité supposée.

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