En juin dernier se tenait au Confort Moderne à Poitiers une exposition consacrée à Chris Korda, une militante écologiste et transgenre, intitulée "The (Wo)man of the Future. Chris Korda, une rétrospective" [1]. Elle mêlait différentes pratiques artistiques à son activisme politique inspiré des thèses anarchistes et luddites de Unabomber (Theodore Kaczynski) : bannières de manifs, musique, pamphlets, peinture, et codage informatique. Nous publions ici un texte de Marie Canet qui en refaisant le parcours de l’exposition, nous offre un portrait du travail politique et artistique de Chris Korda.
Le mardi 13 juillet dernier, il faisait si chaud que l’herbe des jardins du Confort Moderne à Potiers aurait pu prendre feu sous nos semelles. La musicienne techno, activiste et développeuse de logiciels Chris Korda (1962, New York) y donnait un concert en parallèle de son exposition monographique intitulée The (Wo)man of the Future, variation de The Man Of The Future, une pièce musicale techno-house produite en 2003. Avec ce morceau, Korda faisait déjà danser les corps sur une prose contestataire implacable.
I belong to the master race
Of genetically superior beings
Who engineer themselves
For technical perfection
I choose to engineer myself
I’m a work in progress
Please pardon my appearance
It’s only informationWe conform
To the needs of technology
All phenomena
Will be explained
We don’t need bodies
Only information
The man of the future
Is an engineered productWork
Hygiene
Nutrition
Exercise
Those who cannot adapt
Must be destroyed
It’s regrettable
It’s a technical necessity
Dans un entretien récent, l’artiste critique les industries et techniques de divertissement (dont les drogues, certaines musiques, les fictions telles la consommation) qui ne servent selon elle qu’à nous détourner de la réalité : la destruction annoncée de la vie humaine sur notre planète. Les entreprises ainsi que certaines conceptions mystiques ont d’ailleurs des dérivatifs puissants et nombreux à disposition afin de désactiver les revendications égalitaires et écologiques. Korda explique :
On porte donc notre attention sur la fête, sur la consommation, sur la compétition, sur n’importe quoi d’autre que sur ce désert aride que constitue le réel. Les endormis ne doivent pas se réveiller, car sinon, ils exigeront la seule chose que des entreprises ne peuvent pas fournir : un avenir vivable (…) L’enfer a toujours été là, dans le présent, rendu manifeste par la cruauté et l’indifférence. Le chemin qui mène à notre survie est collectif, et nous ne pourrons nous y faire une place qu’en étant sobres, en plissant les yeux sous le dur éclat de la vérité. Sinon, ce ne sera pas possible. [2]
Le ton froid et ostentatoire de Korda n’a pas changé depuis la création de Church of Euthanasia (L’Église de l’Euthanasie) fondée à Boston en 1992 avec Robert Kimberk. Aujourd’hui encore, elle préfère la clarté pessimiste plutôt qu’un vocabulaire positiviste et ambigu faisant la promotion d’alternatives respectueuses et éco-responsables. Elle opte dans ses textes, comme dans ses prises de parole publiques, pour la radicalité manifeste des émotions négatives éclairées par la raison.
Chris Korda raconte avoir rencontré, durant un rêve, une entité extraterrestre venue l’avertir que l’écosystème de la Terre était menacé et que les dirigeants politiques niaient cette réalité. Elle se serait réveillée en murmurant « save the planet - kill yourself ». En avril 1994, elle produit un morceau techno au titre éponyme afin de rendre compte de cet échange. En 2019, elle le joue dans un club à Ibiza.
Greetings.
We are not of this planet.
We do not understand
Your strange customs.
Your planet’s ecosystem
Is failing.
Your leaders deny this.
Explain.Your leaders deny this.
Your leaders deny this.
Your leaders deny this.
Your leaders deny this.Why
Do your leaders lie to you ?
Why
Do so many of you believe these lies ?
Explain
Your strange customs.
Why
Believe these lies ?Save the planet.
Kill yourself.
Save the planet !
Kill yourself.
The Church of Euthanasia est une organisation à but non lucratif qui reprend ce slogan lors de ses interventions publiques. L’Église milite contre la procréation humaine puisque l’augmentation constante de la population humaine est responsable du réchauffement climatique et de la destruction des écosystèmes. Anti-humaniste, sa doctrine repose sur quatre principes capitaux que ses membres doivent respecter : le suicide (car il vaut mieux se tuer que de tuer la vie si l’on ne peut devenir autre chose que ce que l’on est déjà) ; l’avortement (seule alternative à une excommunion en cas de fécondation - à ce sujet, le site de Chris Korda renvoie à un lien désactivé aujourd’hui pour une contraception d’urgence [3]) ; le cannibalisme (dans le sens où les membres de l’Église s’engagent à respecter un régime végétarien ou végétalien strict respectant la vie des êtres non humains) ; et enfin la sodomie (en fait toute activité sexuelle non procréatrice).
La Church of Euthanasia, aujourd’hui surtout active en ligne, a milité dans les rues sous forme de et d’agitprop afin de promouvoir ces principes. En 1993, les membres du groupe hackent un panneau d’affichage routier qu’ils recouvrent d’une banderole noire de trois mètres sur dix avec les mots peints en blanc « Save the Planet—Kill Yourself ». À à la Convention nationale démocrate de 1992 à New York, Korda distribue des autocollants du slogan aux invités et les colle plus tard sur véhicules de police. Les archives vidéo de 1996 montrent une autre action sensationnelle sous forme de happening urbain menée par les membres de l’Église : un homme recouvert de rouge est tourné à la broche tandis qu’un membre offre aux passants la possibilité de goûter de la chair humaine plantée sur des sticks. En 1997, elle intervient avec Pasteur Kim et Vermin X dans l’émission télévisuelle populaire et racoleuse The Jerry Springer Show pour une spéciale « I want to join a suicide cult » (Je veux rejoindre une secte suicidaire). Durant l’émission, Jerry Springer est débordé par l’activisme du trio. Il cherche à prouver que les membres de l’Église sont des « cannibales » valorisant le suicide. Il épluche ainsi une brochure de la CoE dans laquelle sont données des indications afin d’apprendre « pas à pas » à découper un corps humain en « parfaits morceaux de viande ». Dans l’urgence de faire passer publiquement leur message devant les 5 millions de spectateurs habituels, Pasteur Kim sort la photographie d’un veau, dénonce l’exploitation animale avant que Révérend Chris (Korda) n’explose :
Pourquoi ? Attendez. Attendez une minute. Pourquoi est-ce qu’on a montré le veau ? Parce que les humains sont cruels envers les animaux ? Non. Parce que les humains sont des animaux. Voilà de quoi il s’agit. Si on vous met à table, qu’on vous bande les yeux et qu’on pose de la chair humaine et de la chair de cochon devant vous, vous ne pourrez pas les différencier, parce que la chair reste de la chair. Pensez-y la prochaine fois que vous mangerez un cheeseburger. Ce dont il s’agit c’est de la cruauté systémique à grande échelle. [4]
Korda milite comme ici pour l’abolition des hiérarchies entre les espèces, et va jusqu’à souhaiter dans « Prayer for a Good Death » l’extinction des humains afin que les autres animaux puissent survivre sur Terre. Et puisque la fin est programmée, la question reste, selon elle, de savoir de quelle manière les humains vont « gérer » humainement cette fin [5]. Elle revendique en ce sens des alternatives viables et non séparatistes telle l’entraide au sein d’organisations collaboratives.
Korda collabore elle-même avec les algorithmes, les programmes et les machines qu’elle design. Tous ses programmes sont disponibles gratuitement sur son site web [6]. Le Polymeter est ainsi un séquenceur MIDI queer qui permet de jouer et faire interagir différentes boucles ou motifs sonores non répétitifs suivant les variations propres à chacun. Grâce à l’algorithme, elles s’adaptent et modifient leurs structures internes en temps réel pour répondre aux variations des autres. L’algorithme maintient un équilibre entre les parties impulsées et les dérivations. À ce sujet, l’artiste parle de « sculptures cinétiques », c’est-à-dire d’objets en perpétuellement mouvement, non fixes. Sa musique techno polyrythmique travaille à l’échange simultané et aléatoire entre différentes structures rythmiques afin de constituer une harmonie non décidée préalablement. Ces organisations mobiles et temporaires sont anarchistes. Korda explique :
(…) au lieu d’utiliser les machines comme des serviteurs, je les invite sur un pied d’égalité à partager l’espace créatif. Elles ont des capacités que je n’ai pas, donc on se complète. Elles fournissent la vitesse et la précision, tandis que j’apporte le désir et l’intuition. Ce qui en ressort est plus grand que la somme des parties. Je trouve surprenant la résistance qu’ont les gens à cocréer avec les machines. Elles ne sont pas de simples outils ou extensions de nous-mêmes, leurs forces n’empiètent pas forcément sur les nôtres. Elles peuvent nous surprendre, faire des erreurs intéressantes et révéler des royaumes cachés, mais seulement si l’on se tient prêt à parler couramment leur langue.
Dans le Jerry Springer Show, précédemment évoqué, Grace, est invitée à venir témoigner car elle veut rejoindre The Church of Euthanasia et son ex-petit ami, Chuck, effrayé, veut tout faire pour l’en dissuader - c’est-à-dire qu’il est même prêt à initier ce grand événement de pression publique durant lequel, paradoxalement, les membres de l’Église vont pouvoir défendre leur doctrine anti-nataliste. Chuck demande à Korda : « Mais alors vous êtes quoi ? »
Révérant Korda : (…) je suis un homme qui porte une robe et je vais vous dire quoi faire.
Springer : Vous êtes un homme ?
Rév Korda : Bien sûr. Et comment ! Je suis transgenre. Exactement. Exactement.
Chuck : Oh punaise.
Rév Korda : Ah ça ne vous plaît pas ? Et bien, je suis transgenre parce qu’être transgenre c’est contribuer à un équilibre, et c’est pour ça qu’on est là, pour rétablir l’équilibre entre les humains et les autres espèces de la planète. Et c’est (censuré) de pouvoir féministe, OK ?! Parce que cette femme (Grace) est une déesse et ça veut dire quoi, être une déesse ? Ça veut dire avoir le pouvoir de vie ou de mort au sein de son propre corps. Elle est la capacité de créer la vie et devrait avoir le pouvoir de la détruire aussi.
En 1999, Korda sortait le morceau techno hard core Six Billion Humans Can’t Be Wrong.
The world revolves around me.
What I want.
I want...
A cigarette.
A beer.
A baby.
A new car.
Throw it away.
Where’s my lunch ?
The world revolves around me.
Me me me me me.
Everyone agrees with me.We’ll never stop living this way.
Six billion humans can’t be wrong.
We’ll never stop living this way.
Six billion humans can’t be wrong.
We’ll never stop living this way.
Six billion humans can’t be wrong.
We’ll never stop living this way.
Six billion humans can’t be wrong.
One world, one shit.
Dans l’exposition, un compteur (Population Counter, 2019) est installé au-dessus de la porte d’entrée. Il annonce le passage de 6 à 8 milliards d’individus sur terre prévu le 15 novembre prochain. Et il fait toujours aussi chaud à Poitiers. L’odeur des pins de Gironde en feu arrive jusqu’ici. Les slogans anti-natalistes de l’Église remplissent l’espace d’exposition en lettres capitales sur fond noir.
EAT PEOPLE NOT ANIMALS
EAT A QUEER FETUS FOR JESUS
DEPRESSED ? COMMIT SPERMICIDE
MAKE LOVE NOT BABIES
SAVE THE PLANET KILL YOURSELF
Marie Canet
Marie Canet est critique d’art et commissaire d’exposition.
[1] "The (Wo)man of the Future. Chris Korda, une rétrospective" - Exposition au Confort Moderne.
[2] Cf. Quentin Grosset, « Techno, apocalypse et euthanasie : Chris Korda annonce le game over écologique », publié le 16.06.2022, https://www.traxmag.com/techno-apocalypse-et-euthanasie-chris-korda-annonce-le-game-over-ecologique/
[3] Une mention sur la page d’accueil de Chris Korda mentionne : « Did sperm wind up somewhere it shouldn’t ? Call 1-800-584-9911 right now for emergency contraception. Hurry ! You’ve got 72 hours ! » Le lien vers l’université de Princeton est invalide.
[4] Une retranscription intégrale de l’émission est incluse dans le livret qui accompagne l’exposition The (wo)man of the future curatée par Goswell Road et le Confort Moderne.
[5] Voir à ce sujet, le discours d’ouverture de l’exposition The (Wo)man of the Future le 10 juin 202 https://www.youtube.com/watch?v=ldrjj1hIeTQ&t=22s&ab_channel=ChrisKorda
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