Les Éditions la Tempête viennent de publier un livre d’une grande importance pour qui veut penser le lien entre transformation révolutionnaire et bouleversement de la vie quotidienne. En partant d’une analyse marxiste, M. O Brien trace dans ce livre une histoire inédite des formes familiales depuis l’industrialisation et les luttes qui ont cherché à s’en défaire tout au long des derniers siècles. Elle nous propose de concevoir la famille avec finesse et s’essaie à imaginer un avenir libéré de la privatisation du soin et de la domination. Avec Abolir la famille, arrive enfin en France un débat nécessaire pour défaire l’évidence des rapports familiaux.
ENTRETIEN
Ce livre est le premier publié en France à aborder en profondeur la question de l’abolition de la famille. Le sujet est donc un peu nouveau pour nous : pouvez-vous nous parler de vos expériences et du cheminement qui vous a amené à réfléchir sur ce sujet ?
Depuis 2015, les discours sur l’abolition de la famille sont de plus en plus répandus parmi les communistes trans, certaines théoriciennes féministes noires et les universitaires féministes de gauche. Une partie de ce travail a permis de documenter la vaste et riche histoire de l’abolition de la famille, une revendication historique, présente déjà au cours des précédentes époques de lutte, surtout celles des deux derniers siècles. Les mouvements révolutionnaires ont à plusieurs reprises cherché à dépasser la famille en tant qu’institution sociale coercitive, mais aussi à abolir le ménage privé en tant que principal moyen d’organiser la vie quotidienne.
Mon intérêt pour ce sujet est né durant mes recherches. J’ai participé à l’édition d’un ouvrage sur la pensée féministe révolutionnaire avec un groupe appelé « Communist Research Cluster ». Parmi les communistes, les anarchistes, les queers libertaires, les luttes pour la liberté des Noirs et les mouvements de libération des femmes, j’ai trouvé des gens qui, à plusieurs reprises, parlaient de « famille » pour désigner ce contre quoi il.elles se rebellaient. Mais ce qu’il.elles entendaient par là semblait varier considérablement d’une personne à l’autre. La première étape de la recherche qui a conduit à la rédaction du livre a consisté à élaborer un récit – en suivant le développement du capitalisme racial et l’évolution du rôle de la famille ouvrière au sein de ce capitalisme – permettant d’expliquer la forme particulière qu’ont prise les luttes contre la famille à chaque période de l’histoire.
En 2022, j’ai coécrit un roman de fiction spéculative avec Eman Abadelhadi, Everything for Everyone : An Oral History of the New York Commune, 2052-2072. Nous y décrivons les expériences personnelles des gens pendant et après une révolution communiste mondiale réussie. En essayant d’envisager une société libre, il était essentiel de ne pas organiser la vie autour de familles privées. C’est ce qui a inspiré la composante spéculative de Abolir la famille, dans laquelle j’imagine provisoirement les formes sociales collectives susceptibles d’émerger lors d’un dépassement révolutionnaire de la société de classes.
Il y a un renouveau plus large de l’enthousiasme pour l’abolition de la famille en tant qu’horizon de la liberté de genre dans la pensée radicale, et ce livre s’inscrit dans ce courant. Étant donné les énormes changements que la vie familiale de la classe ouvrière a subis depuis les années 1970, il faut essayer de théoriser ce que cela peut signifier en termes de répercussions politiques pour la période présente. La dernière grande période de lutte de dépassement de la famille – la Décennie Rouge (Red Decade) des années 1960 et 1970 – est à la fois essentielle pour nous, mais nécessite un renouveau théorique de grande ampleur. Je collabore depuis quelques années à un magazine sur le communisme homo, appelé Pinko. Nous cherchons notamment à comprendre l’héritage du mouvement de libération gay et lesbien, à saisir sa pertinence et ses limites pour nous aujourd’hui.
Ces trois séries de questions – un projet d’archives historiques sur les luttes révolutionnaires contre la famille, un intérêt pour la théorisation spéculative d’un processus révolutionnaire, et cette bataille pour en renouveler les significations pour nous aujourd’hui – ont donné lieu aux trois sections d’Abolir la famille, qui abordent les questions du passé, du présent et de l’avenir.
Le terme ’famille’ recouvre de nombreuses définitions différentes. De même, la notion d’’abolition’ n’est pas évidente. Pouvez-vous nous dire ce que vous entendez par ces deux mots ?
Les trois premiers chapitres de mon livre proposent trois définitions de la famille, toutes liées les unes aux autres. Chacune implique cependant des choses différentes quant à la question de l’abolition. Tout d’abord, je distingue la famille comme ménage privé, une unité dans les circuits qui reproduisent le capitalisme racial. J’ai utilisé la crise du COVID-19 pour réfléchir à l’énorme quantité de travail qu’on trouve au sein de chaque famille et à la manière dont elles ont besoin de réseaux de soutien et de services beaucoup plus vastes pour fonctionner. En ce sens, la famille accomplit une grande partie du travail non rémunéré de reproduction de nos vies, d’un jour à l’autre et d’une génération à l’autre. La famille est une unité de propriété, un lieu où certains partagent des ressources limitées et d’autres organisent leur richesse privée ; la famille reproduit la stratification des classes. Je soutiens qu’une société libre doit être une société où le bien-être matériel ne dépend pas de la personne avec laquelle vous vivez ou de la personne à laquelle vous êtes lié, ce qui nécessite le dépassement complet de la famille défini ici, comme ménage privé, par la réorganisation de la reproduction sociale et l’abolition de la relation de propriété intégrée dans la famille.
Deuxièmement, la famille est une institution de violence, un régime normatif enraciné dans l’histoire de la suprématie blanche, du colonialisme et de l’hétéronormativité. Dans le cadre du capitalisme racial, les États et les régimes de propriété ont déclaré à plusieurs reprises que certaines familles étaient légitimes et méritaient d’être défendues, et se sont systématiquement employés à détruire les relations de parenté et d’assistance des personnes exclues de cette notion de famille. La famille sert de principe d’organisation pour déterminer quelles sont les vies qui comptent et quelles sont celles qui sont exclues de la légitimité sociale. Je retrace ici les politiques familiales de l’esclavage et du colonialisme de peuplement. En plus d’être la cible de la violence, la famille organise et permet la violence en interne, sous la forme d’une domination directe sur les enfants, et parfois sur les épouses et les partenaires. Si l’on aspire à une société libre, la famille en tant que régime normatif de violence doit être détruite, cela se fera notamment en abolissant le système de flicage au sein des familles, en révisant massivement la réglementation étatique qui a trait à la famille, enfin, en repensant de fond en comble la manière dont nous pouvons mettre fin aux violences et aux abus au sein des familles.
Troisièmement, je comprends également que la famille est le lieu vers lequel les gens se tournent pour trouver un refuge, de l’amour, des soins. Lorsque George Floyd était en train d’être assassiné, il appelait sa mère, qui était décédée. Beaucoup d’entre nous se tournent vers la famille pour survivre aux cruautés du monde, y compris la violence raciale et la précarité économique. Je m’inspire ici d’une autre dimension de la signification de l’abolition qu’on trouve dans le terme allemand d’Aufhebung dans les œuvres de Hegel et Marx – détruire, mais aussi élever et préserver. Les soins et le refuge que les gens peuvent trouver dans la famille devraient devenir universellement disponibles, des principes d’organisation de la société dans son ensemble.
J’identifie deux traditions abolitionnistes majeures, et je raisonne grâce aux deux tout au long du livre. La première est le marxisme hégélien, à travers le concept d’Aufhebung, et la manière dont le mouvement communiste a théorisé l’abolition des salaires, de la propriété, des États, du capital et de bien d’autres choses encore. La seconde est la lutte pour la liberté des Noirs dans les Amériques, en particulier contre l’esclavage dans les Caraïbes et aux États-Unis, puis contre le système Jim Crow, un système d’apartheid racial,mais aussi, aujourd’hui, au niveau international, contre les brutalités policières et l’incarcération de masse. Ici, l’abolition est plus souvent comprise comme la destruction d’institutions violentes et racistes. Mais il existe des liens subtils entre ces deux traditions ; bon nombre des théoriciens abolitionnistes les plus importants de la lutte pour la liberté des Noirs, comme W.E.B. Dubois, Martin Luther King Jr. ou Angela Davis, ont tous étudié Hegel à différents moments de leur vie. Les mouvements radicaux noirs ont toujours lutté contre la suprématie blanche en créant de nouvelles institutions alternatives. L’abolition consiste à détruire, à vaincre, mais aussi à transformer, à aller au cœur des choses et à rendre ce noyau présent d’une nouvelle manière.
De Marx et Engels aux années 1970, vous retracez la manière dont le slogan ’abolition de la famille’ a été compris, la place qu’il a occupée et les différents rôles qu’il a joués dans le mouvement révolutionnaire. Comment expliquez-vous que ce thème ait plus ou moins disparu dans les années 1980, pour resurgir aujourd’hui ?
Ce livre explique les formes particulières qu’ont prises les revendications contre la famille depuis Marx et Engels, et les changements qui ont eu lieu avec le développement du capitalisme racial. En bref, des années 1890 aux années 1970, le mouvement ouvrier a réussi à créer les conditions permettant à une partie de la classe ouvrière de former des familles calquées sur celles de la bourgeoisie – un homme comme pilier de famille, des enfants scolarisés, une femme au foyer non salariée. Ces familles ont toujours été codées en fonction de la race, excluant les colonisés, les Noirs américains, les homosexuels, les travailleur.euses du sexe, les pauvres. Elle a divisé le mouvement prolétarien, créant une strate de la classe ouvrière respectable. Avant cela, l’abolition de la famille – chez Marx et Engels par exemple – signifiait la destruction de la société bourgeoise. Au cours de cette période, l’abolition de la famille a pris la forme d’une refonte de la vie familiale de la classe ouvrière et d’une prolétarisation des femmes au foyer par la collectivisation du travail reproductif. Au cours de la Décennie Rouge des années 1960 et 1970, elle a souvent pris la forme d’une lutte contre les limites du mouvement ouvrier lui-même.
Mais depuis les années 1970, le mouvement ouvrier s’est complètement effiloché sous cette forme particulière. Les coûts d’une crise internationale prolongée de la rentabilité capitaliste ont été infligés à la classe ouvrière. Aujourd’hui, il n’y a presque aucun secteur de la classe ouvrière qui puisse élever une famille avec un seul salaire. Cela a entraîné d’énormes changements dans la façon dont la plupart des gens vivent leur vie de famille. Nous avons assisté à une expansion de certaines formes de libertés sociales, les gens pouvant plus facilement former des relations non traditionnelles et choisir leur mode de vie, mais cela s’est également traduit par une aggravation de la précarité économique et une intensification de la dépendance à l’égard du marché. Les années 1980 à 2000 ont également été une période de réaction politique intense et d’absence relative de mouvements ou de pensées révolutionnaires dynamiques. Avec la défaite des nombreuses forces révolutionnaires des années 1970 et les changements structurels du capitalisme qui ont détruit le mouvement ouvrier, la réflexion politique sur le dépassement du capitalisme a largement stagné.
Je n’ai que quelques intuitions provisoires pour expliquer la réémergence de ces luttes, des intuitions que je mentionne dans le livre et que j’approfondis dans un article paru dans Parapraxis Magazine. Je soutiens que dans les années 1990 et au début des années 2000, la crise qui a rendu impossible une vie de famille stable pouvait être niée, isolée discursivement, elle n’aurait plus concerné que des groupes sociaux marginaux tels que les femmes noires, les migrant.e.s ou les homos. Mais depuis la crise financière mondiale de 2008, l’effritement des fondements d’une famille stable de la classe ouvrière est devenu indéniable. En outre, beaucoup doutent que le centrisme politique et le capitalisme néolibéral puissent un jour offrir une voie de retour à cette politique familiale normative. Cette situation a donné lieu à deux réponses politiques très différentes. La première est la croissance d’une politique familiale fasciste d’extrême droite qui cherche à ramener un patriarcat nostalgique par la violence et la force. D’autre part, des personnes, souvent inspirées par les récentes luttes de libération des transgenres, par les mouvements noirs contre les violences policières et par la transformation écologique de la société, soutiennent que nous devons aller au-delà de la famille capitaliste.
La question de l’esclavage est un élément important de votre réflexion. Pouvez-vous nous dire comment le système esclavagiste a contribué à imposer des normes familiales ?
Le livre est profondément influencé par les écrits radicaux noirs sur l’esclavage et les lois Jim Crow. Je soutiens que le système d’esclavage dans les plantations aux États-Unis et dans les Caraïbes était également un système de politique familiale suprématiste blanche. Les familles blanches possédaient et dirigeaient les plantations, les femmes blanches étant étroitement associées à la gestion et à la propriété des personnes asservies. La famille blanche, propriétaire, était au cœur de l’économie esclavagiste. Simultanément, les relations de parenté des Noir.e.s réduit.e.s en esclavage ont été brutalement détruites par l’esclavage. Ce que les féministes noires appellent « l’aliénation natale » était au cœur de l’esclavage – la capacité qu’avaient les propriétaires d’esclaves de séparer les mères et les enfants à tout moment, la propriété immédiate des enfants par les propriétaires d’esclaves. Cela a eu des conséquences considérables, notamment en obligeant les Noir.e.s réduit.e.s en esclavage à développer des pratiques créatives en matière de soins, de mariage et de parentalité au milieu de cette énorme violence esclavagiste. Cette histoire de l’esclavage est toujours d’actualité, dans la mesure où certaines familles sont défendues comme légitimes, tandis qu’il est totalement exclu que d’autres aient la possibilité de constituer des familles normatives.
L’abolition de l’esclavage a été suivie d’une période d’épanouissement de la liberté des Noir.e.s dans le Sud des États-Unis, appelée Reconstruction. Pendant cette période, les Noir.e.s ont formé des organisations politiques radicales, ont été élu.e.s au gouvernement, ont créé des écoles de la liberté et ont incarné la possibilité de ce que certains ont appelé une démocratie abolitionniste. Parmi les exemples de liberté des Noir.e.s, on peut citer d’autres modes d’organisation des familles. Les États-Unis offraient des pensions aux soldats qui avaient servi dans l’armée de l’Union, ou à leurs veuves. C’est ainsi qu’ont fleuri certaines recherches sur la vie familiale des Noir.e.s affranchi.e.s. Ce qu’on a découvert a choqué la politique familiale de l’Amérique blanche. Comme de nombreux.ses esclaves avaient été séparé.e.s de leur conjoint.e, les nouveaux mariages et les relations intimes hors mariage étaient beaucoup plus fréquents qu’ailleurs dans la société blanche. Après la fin de l’esclavage, les Noir.e.s ont poursuivi ces pratiques familiales alternatives, notamment en formant des relations temporaires non fondées sur le mariage, ou même en essayant de vivre ensemble avec leurs anciens conjoint.e.s réuni.e.s et leurs partenaires actuels. Ces pratiques auraient pu constituer la base d’une transformation radicale et plus large de la politique familiale.
Au lieu de quoi, la Reconstruction a été défaite par la violence contre-révolutionnaire, et un nouveau système d’apartheid racial a pris forme dans le Sud des États-Unis, appelé Jim Crow. Ce système comprenait une terreur raciale publique généralisée, une ségrégation légale et un système de location de terres appelé métayage. Peu connu, ce système comprenait également l’imposition du mariage hétérosexuel normatif aux Noir.e.s.
Jusqu’à la Première Guerre mondiale, les Noir.e.s étaient exclus de la quasi-totalité des emplois aux États-Unis, à l’exception de l’agriculture et du service domestique dans le Sud des États-Unis. L’agriculture prenait principalement la forme du métayage, un contrat de location conclu avec des propriétaires terriens blancs. Les propriétaires blancs ne louaient leurs terres qu’à des couples noirs mariés. En conséquence, les Noir.e.s étaient contraint.e.s de se marier tôt dans leur vie et de rester dans cette relation pour conserver l’accès à la terre et au travail. Lorsque l’économie de métayage traversait une crise occasionnelle, les Noir.e.s cessaient souvent de se marier à un rythme aussi élevé. De nombreuses personnes ont débattu des raisons pour lesquelles les femmes noir Américaine se sont peu mariées depuis la grande migration des Noir.e.s américains vers les grandes villes et le Nord qui a suivi les guerres mondiales. Nombreux sont ceux qui ont raisonnablement pointé du doigt la pauvreté, les faibles perspectives d’emploi pour les hommes noirs et l’incarcération massive comme explication. Une possibilité peu reconnue est que les Noir.e.s, en partie, fuyaient l’hétérosexualité coercitive de Jim Crow et appréciaient la relative liberté sexuelle de la vie urbaine, choisissant de ne pas se marier.
Pendant l’esclavage, les Noir.e.s ont été violemment empêché.e.s de fonder des familles pour accroître la richesse des familles blanches propriétaires d’esclaves. Pendant la Reconstruction, les Noir.e.s libres ont été à l’avant-garde de la remise en question et de la transformation des normes familiales. Avec Jim Crow, les Noir.e.s ont été contraint.e.s au mariage hétérosexuel normatif et coercitif. Tout cela est essentiel pour réfléchir à la politique raciale de la famille aujourd’hui et crucial pour théoriser l’abolition de la famille.
Bien que de très nombreuses choses aient été très différentes, il existe un parallèle inattendu avec la politique familiale dans d’autres contextes à l’époque. Le colonialisme au Canada et aux États-Unis a beaucoup fait pour tenter de détruire les relations de parenté entre les populations autochtones, notamment en séparant les enfants de leurs parents. Cela allait de pair avec un effort conscient de la part des représentants d’État qui promouvaient la famille blanche comme socle de l’édification de nouvelles nations aux frontières. L’une des formes de génocide anti-indigène consistait à envoyer de force les enfants dans des internats gérés par l’Église ou l’État, où ils étaient violemment empêchés de parler les langues indigènes et de pratiquer leur religion, où ils avaient peu de contacts avec leur famille et où ils mouraient en grand nombre. Ces écoles formaient également les enfants aux pratiques de la famille blanche, souvent dans le but de les employer comme domestiques. Ensuite, des politiques dites d’Attribution (Allotment) ont redistribué des terres tribales détenues collectivement à des familles autochtones monoparentales dirigées par des hommes, afin d’essayer de briser le pouvoir des Premières Nations en imposant les normes de la famille blanche. Une fois de plus, on retrouve cette dynamique de suprématie blanche qui tente à la fois de détruire les relations de parenté et d’imposer des relations normatives.
Dans les villes européennes et américaines en voie d’industrialisation, les relations familiales de la classe ouvrière étaient en crise constante en raison de la gravité de la pauvreté urbaine, une préoccupation que l’on retrouve par exemple dans les écrits d’Engels. Les ouvriers blancs des villes industrielles étaient trop pauvres pour entretenir des familles stables. À la fin du XIXe siècle, cette nouvelle politique de respectabilité de la classe ouvrière a émergé autour de la figure de la femme au foyer, en tant que rempart contre le travail du sexe, l’homosexualité et tout ce qui était exclu de la vie familiale. Là encore, le capitalisme racial s’attaque aux relations de soins de la classe ouvrière, puis, plus tard, impose et diffuse plus largement les codes blancs et bourgeois.
Certains auteurs, qu’ils soient de gauche ou de droite, ont tendance à penser que le capital est déjà en train de détruire la famille et qu’il faut la défendre comme la dernière oasis de solidarité. Qu’auriez-vous à leur dire ?
J’ai beaucoup de sympathie pour tous ceux qui comptent sur leur famille pour survivre aux cruautés et à la violence du capitalisme, à la violence de l’État et à la vie de la classe ouvrière. Le néolibéralisme et les dernières décennies de crise capitaliste et d’agression par le capital ont rendu très difficile la constitution d’un foyer stable pour la classe ouvrière. D’importantes critiques de l’abolition de la famille ont souligné, par exemple, à quel point les Noir.e.s américain.e.s dépendent des relations familiales (souvent non traditionnelles) pour survivre à la suprématie blanche. Il est certain aussi, que les migrant.e.s dépendent souvent des relations de la famille élargie pour trouver un emploi et un logement, partager l’argent et survivre à la violence de l’État sous la forme de politiques migratoires.
Cependant, je pense que les socialistes se trompent lorsqu’ils se cantonnent à la rhétorique et la logique de la famille. De très nombreuses personnes cherchent et tentent d’entretenir des relations solidaires au-delà de leur famille, ou doivent survivre en dehors des familles. Nous devons défendre et étendre les moyens de survie et de soins au-delà de la famille. Le soutien de l’État social-démocrate peut aider les familles de la classe ouvrière, mais il peut aussi aider les gens à quitter les mauvaises familles et à mener des vies non traditionnelles, cause que la gauche devrait embrasser et soutenir.
Dans ce livre, j’attire également l’attention sur le dépassement de la famille qui commence à se produire chaque fois qu’un grand nombre de personnes de la classe ouvrière entrent en rébellion prolongée contre l’État et le capital, des formes de soins collectifs que j’ai appelées « reproduction sociale insurrectionnelle ». Les socialistes qui se concentrent uniquement sur la famille ne voient pas ce qui émerge réellement lors de grèves prolongées, d’occupations, de blocages, d’émeutes ou de luttes révolutionnaires – les cuisines collectives de protestation, l’aide mutuelle, la garde collective des enfants et le bouleversement des rôles traditionnels des hommes et des femmes. Chaque rébellion de la classe ouvrière s’oppose à la forme familiale et, à ce moment-là, la défense de la famille devient contre-révolutionnaire par rapport au processus réel qui se déroule spontanément.
Vous vous inscrivez dans une perspective révolutionnaire qui vise également à abolir les classes et l’État. Une partie de votre livre est consacrée à la spéculation sur l’avenir communiste et la société libérée. Pourquoi pensez-vous qu’il est important de réinvestir une idée positive de l’avenir ?
Les socialistes qui ont envisagé une société post-capitaliste ont joué un rôle majeur dans les mouvements de la classe ouvrière et les mouvements radicaux du début du 19e siècle. Le travail de Charles Fourier est un bon exemple de cette tradition. Marx et Engels ont eu raison de critiquer ceux qu’ils appelaient les socialistes utopiques et leur incompréhension fondamentale des mécanismes de base du changement social. Ce n’est pas un plan, aussi inspirant soit-il, qui fera une révolution. La lutte émerge des contradictions internes du capitalisme racial, passant des préoccupations immédiates à une politique plus large. L’avenir ne sera construit que par celles et ceux qui le vivront, et non par les plans que nous élaborons aujourd’hui. Malheureusement cette critique marxiste a été utilisée pour décourager toute forme de spéculation révolutionnaire. En écrivant mon roman de science-fiction et Abolir la famille, je me suis rendu compte que la spéculation utopique servait également un autre objectif important – nous aider à théoriser dans le présent, à articuler ce que nous désirons, à étoffer les implications de la politique radicale pour laquelle nous nous battons aujourd’hui.
J’analyse les différents récits historiques de la politique abolitionniste de la famille en fonction de leur lien avec les deux autres sites majeurs de reproduction sociale du capitalisme racial : l’État et le marché. Mon analyse de la suprématie blanche et de l’histoire de la séparation des familles comme forme de violence d’État raciste me rend assez sceptique vis-à-vis des récits qui parlent de dépassement de la famille tout en consolidant la reproduction sociale au sein des institutions étatiques. En outre, l’expansion des services marchands qui a partiellement remplacé le travail autrefois effectué au sein des ménages a été un gain pour certaines personnes qui désiraient vivre en dehors de la famille, mais a contribué de façon inouïe à l’intensification de notre dépendance au marché, à la précarité économique et à l’isolement. Étant donné que j’essaie de mettre en avant la violence des États et des marchés, en particulier à l’encontre des membres de la classe ouvrière qui sont également marginalisés en raison de leur race, de leur sexualité ou de leur genre, j’ai dû essayer de théoriser une forme d’abolition de la famille qui soit également un dépassement de l’État et du travail salarié. Le registre spéculatif m’aide à essayer de voir à quoi cela pourrait ressembler, en observant comment la reproduction sociale fonctionne déjà pendant les périodes de rébellion intense.
Entretien réalisé en anglais en octobre/novembre 2023.
Traduit par Marcus Heide.
Abolir la famille. Capitalisme et communisation du soin
M.E. O’Brien
Éditions la Tempête
28 février 2020
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