« Rabattre la joie, projet queer » (Killing Joy as A Queer Project) est le texte d’une conférence donnée par Sara Ahmed à Paris en mars 2024 à l’occasion de la parution simultanée de Manuel rabat-joie féministe (La Découverte), Vandalisme queer (Burn Août) et Vivre une vie féministe (Hors d’atteinte). Merci à Sara Ahmed et à la collective t4t pour ce texte, sa traduction et pour les joies rabat-joies qui s’y inventent.
Image : Sur un mur de briques, un message placardé : « Quand tu exposes un problème, tu deviens le problème » suivi d’un hashtag « où est Sara Ahmed ? ».
Merci infiniment d’être venu.es ici aujourd’hui pour le lancement des traductions en français de trois de mes livres : Vivre une vie féministe, Vandalisme queer [1] et Manuel rabat-joie féministe. Je souhaite également remercier toutes les personnes impliquées dans la sortie de ces livres, en particulier mes traducteurices et camarades en création de mondes : Emma Bigé et Mabeuko Oberty. Le Manuel rabat-joie féministe est mon livre le plus récent (il a été publié pour la première fois dans sa version originale en anglais l’année dernière), et donc aujourd’hui, je vais principalement me concentrer sur ce livre. Je vais parler de la manière dont ce manuel puise dans mes travaux antérieurs et montrer comment on peut relier l’acte rabat-joie à d’autres projets queers.
Ça fait un bon moment que j’écris au sujet des rabat-joies féministes. Et je suis une rabat-joie féministe depuis plus longtemps encore. Le Manuel rabat-joie féministe est le premier livre que je dédie aux rabat-joies féministes, le premier qui soit vraiment le leur. Pourquoi leur livre est-il un manuel ? Pour moi, un manuel est une main, une main soutenante, une main tendue, mais aussi une poignée, une prise, ce qui nous permet de saisir une chose et de ne pas la lâcher. Mon espoir est que ce manuel puisse donner un coup de main à toustes ; celleux qui se battent contre les inégalités et les injustices de toutes sortes. Dans ce manuel, mon attention se porte sur la manière dont « rabattre la joie » peut apporter des moments de clarté et d’illumination, tout en aiguisant notre perception et notre compréhension du sens et des intentions que nous donnons au travail que nous faisons. Dans le manuel, j’offre tout un ensemble de vérités rabat-joies, des sagesses durement apprises, accompagnées d’équations rabat-joies, d’engagements rabat-joies et de maximes rabat-joies. Dans le manuel, je livre aussi quelques stratégies de survie rabat-joie. Et oui, ma première stratégie pour survivre comme rabat-joie féministe c’est d’en devenir un.e.
Devenir rabat-joie féministe c’est entendre la manière dont tu t’inscris dans une histoire. Une histoire peut être une poignée. Cela peut aider de savoir que, là où nous nous trouvons, d’autres ont été avant nous. Un.e étudianx m’a écrit, « Je suis un.e Rabat-joie Féministe, et je ne savais pas que ces deux mots pouvaient décrire tout ce que j’ai toujours été dans ma vie. » Rabat-joie féministe peut être une autre manière de te décrire, une autre manière d’être toi-même. La description peut être créative. Même lorsque nous devenons des rabat-joies féministes, elles restent extérieur.es à nous. Ainsi, tantôt je me désigne moi-même comme une rabat-joie féministe, tantôt je la désigne comme ma compagne.
Le manuel est un recueil d’histoires qui racontent comment nous sommes devenu.es des rabat-joies féministes. Je partage les histoires de nombreux.ses rabat-joies féministes qui m’ont précédée, en particulier celles qu’ont partagées des féministes Noire.s et des féministes racisé.es. Je pense notamment à Our Sister Killjoy [Notre sœur rabat-joie] de Ama Ata Aidoo, publié pour la première fois en 1977 et que je considère comme le premier texte à donner une voix à la rabat-joie, ainsi que les deux recueils d’essais devenus des classiques que sont : This Bridge Called My Back [Ce pont que l’on nomme mon dos] et Charting the Journey [Tracer le chemin] respectivement publiés pour la première fois en 1981 et 1988. D’autres histoires proviennent des personnes ayant participé à une recherche que j’ai menée sur les mécanismes de la plainte : le fait de trouver des rabat-joies féministes dans les situations de plainte n’a rien d’étonnant, porter plainte c’est être rabat-joie au travail.
Image : couvertures des livres livres mentionnés au paragraphe précédent.
Certaines de ces histoires commencent autour de tables. Disons que tu es assis.e autour d’une table, en train de participer à une conversation polie. Quelqu’un dit quelque chose d’offensant. Tu essayes peut-être de ne pas réagir. Cela n’empêche pas la personne qui tient les propos offensants de se rendre compte que tu désapprouves ce qui vient d’être dit. Elle en rajoute. Elle répète. Tu sens que tu commences à être agacé.e par une personne qui s’efforce de t’agacer. Au bout d’un moment, il est possible que tu craques. Un craquage est un moment qui a une histoire. Et puis, tu laisses sortir ce que tu retenais. Tu dis que ce que la personne vient de dire te pose problème. Il se peut même que tu donnes un nom à ce problème : validisme, homophobie, sexisme, racisme, transphobie. Mais c’est alors que tu deviens le problème. On te dira peut-être que tu es sur la défensive ou que tu rends les choses difficiles. Que tu as gâché le dîner ou cassé l’ambiance. C’est comme si le problème n’existait pas avant que tu en fasses un problème.
Vérité rabat-joie :
Exposer un problème, c’est poser problème
Tu peux rabattre la joie en ne riant pas à une blague offensante ou en refusant de dissimuler une injustice sous un sourire. Tu peux tuer la joie à cause de ce que tu ne célèbres pas, ou de ce que tu refuses de célébrer ; des fêtes nationales en l’honneur de conquêtes coloniales ou de la naissance d’un.e monarque. Tu peux rabattre la joie en demandant que l’on utilise les bons pronoms pour s’adresser à toi ou en corrigeant les gens lorsqu’iels utilisent les mauvais pronoms. Tu peux tuer la joie en réclamant que ce jury ou cette assemblée plénière ne soit pas intégralement composé.es d’hommes blancs, une fois de plus. Tu peux rabattre la joie en demandant qu’on te change de chambre parce que la chambre qu’on a réservé pour toi n’est pas accessible, une fois de plus.
Vérité rabat-joie :
Nous devons continuer de le dire parce qu’il y en a qui continuent de le faire.
Mais même si nous ne parlons que parce que d’autres continuent de faire ce qu’iels font, c’est nous qui sommes entendu.es comme celleux qui se répètent, comme un disque rayé, bloqué.es au même endroit. Et, une fois qu’on te connaît comme quelqu’un qui dit ces choses, tu n’as même plus besoin de les dire. Il te suffit d’ouvrir la bouche dans une réunion et les yeux commencent à se lever au ciel. J’en fais une équation rabat-joie :
Équation rabat-joie :
Des yeux qui se lèvent au ciel = une pédagogie féministe
La négativité du jugement nous colle à la peau. Alors, nous aussi, nous nous y collons. Le terme rabat-joie féministe a commencé sa vie politique en tant que stéréotype négatif pour décrire les féministes, ces féministes malheureux.ses qui font du malheur leur mission. Le malheur n’est pas notre mission. Mais tout de même : nous revendiquons ce nom. Le féminisme cause le malheur ? Alors peut-être devons-nous être les causes du malheur…
Queer aussi, est un mot que nous nous réapproprions, un mot avec une histoire. Queer : une tache, une injure, une insulte. Lorsque nous reprenons ce mot pour le travail que nous faisons, nous refusons de prendre cette histoire à la légère. C’est cette histoire qui donne à notre politique sa force incisive. Alors, nous nous y engageons, et je considère cet engagement rabat-joie comme un engagement central.
Engagement rabat-joie :
Je suis prête à causer le malheur
Je crois que j’ai commencé à accepter de causer le malheur grâce à ce que j’ai appris en le causant. Laissez-moi vous conduire maintenant à une autre table, dans un bond en arrière qui nous mène à l’année universitaire 1994. C’est ma première année en tant qu’enseignante à l’université, dans un département de Women’s Studies [études sur/par les femmes]. Je suis dans une salle très propre, au dernier étage du bâtiment le plus élégant de tout le campus. Nous sommes assis.es autour d’une large table rectangulaire. La réunion concerne la validation de nouveaux programmes pédagogiques. Je suis là car l’un de mes nouveaux cours sur Genre, race et colonialisme, fait partie des programmes discutés. La plupart des cours sont acceptés sans beaucoup de débat. Lorsqu’on arrive au tour de mon cours, un professeur d’un autre département commence à m’interroger. Sa colère monte à mesure qu’il parle. Et il ne cesse de parler. Je suis là, assise à la même table que lui, une jeune femme, une personne racisée, la seule personne non blanche de la pièce. Le mot qui, dans la description du cours, avait déclenché sa réaction était un mot relativement plat : « impliqué ». Le fait que j’utilise ce mot était le signe, disait-il, que je pensais que le colonialisme était une mauvaise chose. Il entreprit alors de me donner une leçon sur la manière dont le colonialisme avait été une bonne chose : le colonialisme comme modernité, cette histoire heureuse des chemins de fer, de la langue et de la loi, une histoire familière, une histoire déjà entendue. Je vois cette histoire comme une rencontre rabat-joie non pas parce que j’ai répondu à ce qu’il disait au moment où il l’a dit – je ne l’ai pas fait – mais parce que j’ai entendu dans sa réaction que ce que j’étais en train de faire était déjà une manière de répondre, en refusant de raconter cette histoire, cette histoire heureuse, du progrès de l’empire colonial.
Ne pas raconter cette histoire, cette histoire heureuse, c’est se voir affecter à la place de cell.ui qui vole non seulement le bonheur, mais aussi l’histoire. Alors, lorsque des étudianz d’une université londonienne ont demandé que davantage de philosophies extra-occidentales soient enseignées dans le cursus, ols furent vite considéré.es comme cherchant à annuler « les philosophes blancs » (remarquez bien que les étudianz n’utilisaient nulle part le mot « blanc.he », et qu’ols ne réclamaient le retrait d’aucun philosophe).
Demander davantage est ici considéré comme voler ce qui ou celleux qui étaient déjà là. Les étudianz ont été traité.es comme des vandales, « les destructeur.ices volontaires du vénérable et du beau. » Avoir pour projet de décoloniser le cursus est souvent perçu comme un acte de vandalisme, une destruction volontaire de nos universaux ; une décapitation de statues, une irrévérence pour les trônes des rois philosophes. Ce que nous pouvons nommer « vandalisme queer » peut être traduit par l’engagement rabat-joie suivant :
Engagement rabat-joie :
Si la critique fait des dégâts, je suis prêt.e à faire des dégâts
Je repense à la manière dont le professeur avait entendu un non dans mon usage du mot impliqué. Peut-être que ce que notre travail implique, c’est ce « non ». Tout ce qu’il faut pour qu’on t’entende dire non, c’est de ne pas dire oui, de ne pas accepter les choses telles qu’elles sont. Celleux d’entre nous qui vivons et travaillons en Europe dont les familles viennent de pays colonisés par les nations européennes, pouvons nous retrouver face à une demande, ou plutôt face à une injonction : celle de ne pas passer trop de temps à parler de la violence de l’histoire impériale, de ne pas trop nous arrêter sur l’histoire qui nous a conduit.es à être là. Ne pas s’attarder, passer outre, cela demande de polir l’histoire, nous polir nous-mêmes, polir la table. Au Royaume-Uni, le polissage est un passe-temps national. Polir peut signifier rendre une chose lisse et brillante en frottant sa surface ou en la recouvrant, prendre soin de l’apparence de quelqu’un, ou encore raffiner, améliorer une chose. La diversité elle-même peut être polie : nous sourions pour leurs brochures, nos visages sont leur lustre. Et que se passe-t-il si nous ne sourions pas ? Une universitaire racisée décrit ainsi : « J’étais dans le groupe égalité et diversité à l’université. Et dès que j’ai commencé à mentionner des choses qui avaient à voir avec la race, la description du profil de qui pouvait être dans le comité changea et on me renvoya. » Le mot race est un mot rabat-joie, il te suffit de le prononcer pour être vue comme une personne négative ou destructrice.
Il se peut que la table de la diversité soit polie et brille par l’absence de certaines personnes ou par le silence qui recouvre certaines choses. Et les tables deviennent visibles lorsque nous en sommes écarté.es. C’est la raison pour laquelle la table devient l’objet philosophique de la rabat-joie. Bien sûr, la table était déjà un objet commun de la philosophie. En fait, les tables apparaissent partout en philosophie. Par exemple, le philosophe analytique Bertrand Russell ouvre son livre classique Problèmes de philosophie sur la description d’une table, en se demandant comment nous savons qu’elle est réelle. Il y retourne encore et encore jusqu’à ce que la « table familière » soit « devenue un problème plein de possibilités surprenantes. » Mais au dernier chapitre du livre, la table a disparu. Lorsque nous devenons des rabat-joies féministes autour de la table, nous ne sommes pas seulement en train de parler de la table, ou de réfléchir à la nature de la réalité à travers elle. Si les philosophes s’écartent des objets dans le but de les observer, nous, les rabat-joies et vandales queers, observons les choses parce que nous en avons été écarté.es.
Nous créons nos propres concepts à partir de l’expérience que nous avons de ne pas nous sentir chez nous dans le monde. Dans Vivre une vie féministe, j’appelle cela des « concepts moites ». Il se peut que nous soyons écarté.es, rendu.es étrangères par la conversation qui se tient. Ou il se peut que tu sois invité.e à t’asseoir à la table parce que le sujet de conversation c’est toi : Hmmm, est-ce qu’il s’agit d’une vraie table ? Comment puis-je le savoir ? Es-tu réel.le ? Comment le sais-tu ? Tu es questionné.e à cause de ce à quoi tu ressembles. Et tu ne cesses de faire l’objet de questions ; d’être rendu.e douteux.se, d’être remis.e en question.
Vérité rabat-joie :
Pour certaines personnes, être, c’est être en question
J’ai parlé avec un.e étudianx trans racisé.e qui avait porté plainte pour harcèlement sexuel et harcèlement transphobe de la part d’un encadrant qui ne cessait de lui poser des questions très intrusives au sujet de son genre et de ses organes génitaux. Ces questions étaient formulées dans le langage mielleux d’un souci pour le bien-être de l’étudianx. Comme si l’étudianx devait nécessairement être en danger si ol menait sa recherche dans son pays d’origine. Lorsqu’ol porte plainte, que se passe-t-il ? Ol décrit : « les gens essayaient juste d’évaluer à quel point il [l’encadrant] avait raison de croire que je courrais un risque pour mon intégrité physique à cause de mon identité de genre... Comme s’il avait raison de s’inquiéter. » Les mêmes questions qui t’ont conduit.e à te plaindre te sont posées parce que tu te plains. Ces questions justifient l’inquiétude de l’autre ou même la constituent en droit : le droit à l’inquiétude. Il y a tant de harcèlement aujourd’hui qui se présente sous la forme d’un droit à l’inquiétude. Le droit à l’inquiétude est la manière dont la violence se déploie, une violence dont la prémisse est une suspicion : certaines personnes ne sont pas qui elles disent être, certaines personnes n’ont aucun droit d’être là où elles sont.
Tu peux voir pourquoi il est important de refuser de te joindre à certaines tables, de te refuser à entrer dans certains débats où tu es cela même qui est remis en question, le sujet de la conversation. Je repense à la manière dont les tables disparaissent lorsqu’elles sont mobilisées comme exemples en philosophie. Quand on te demande de débattre de ta propre existence autour d’une table, on te demande d’être le témoin de ta propre disparition. J’ai écrit au sujet d’un autre philosophe, Edmund Husserl, dans mon livre Queer Phenomenology : Orientations, objets et autres, le dernier livre que j’ai écrit avant que la rabat-joie féministe n’apparaisse et ne devienne une de mes préoccupations centrales. Je le désigne parfois comme « mon petit livre sur les tables ». Je peux maintenant mieux comprendre comment ma sensibilité de rabat-joie féministe a conduit à cette obsession pour les tables. En écrivant sur les tables, je dressais le couvert pour les rabat-joies féministes, créant l’espace nécessaire à leur apparition.
Nous faisons attention aux tables lorsque nous ne pouvons plus nous contenter de nous y asseoir. L’attention peut constituer un travail politique.
Équation rabat-joie :
L’attention = le marteau de la rabat-joie féministe
Remarquer le monde, c’est s’y confronter. Nous remarquons beaucoup de choses sur les institutions quand ce n’est pas pour nous qu’elles sont faites.
Image : Une boîte aux lettres avec une affichette indiquant « Des oiseaux font leur nid, merci de ne pas utiliser la boîte. »
J’ai employé cette image pour décrire ce que j’appelle l’usage queer : quand les choses sont utilisées d’une manière imprévue ou par des personnes imprévues. Des oiseaux peuvent transformer une boîte aux lettres en nid. En un sens, il peut s’agir d’une image joyeuse et plutôt optimiste ; donc sans doute pas une image typiquement rabat-joie. D’ordinaire, pour faire un usage queer, pour habiter des espaces qui n’ont pas été faits pour nous, nous devons faire plus que simplement arriver dans ces espaces.
Parfois, on ne peut même pas entrer dans le bâtiment. J’en parle avec une universitaire handicapée, qui me raconte tout le travail qu’elle a dû faire ne serait-ce que pour entrer dans le bâtiment : « Je suis soucieuse de pas trop attirer l’attention sur moi. Mais voilà ce qui se passe quand on embauche une personne en fauteuil roulant. Il y a des problèmes majeurs d’accessibilité à l’université. » Elle me parle de « l’épuisement, l’éreintement, l’impression de “pourquoi est-ce que cela devrait toujours être à moi de dénoncer ces choses-là ?” » C’est à toi de dénoncer ces choses-là parce que les autres ne le font pas ; et parce que tu parles, les autres pensent que cela justifie leur propre silence. Iels t’entendent prendre la parole, et cela devient donc ton problème, les « problèmes majeurs d’accessibilité » deviennent tes problèmes. On l’avait embauchée pour apporter davantage de diversité à l’institution – elle était lesbienne et biraciale en plus d’être handicapée. En face de quoi se retrouve-t-elle ? « Je me retrouvais au milieu de nombreuses conversations sexualisées. Comme si j’étais aux latrines. Ils étaient vraiment outranciers, grossiers. Il y avait aussi des conversations racialisées. Ils parlaient toujours d’un certain “gamin Noir”… [...] Je pensais qu’une personne issue de la diversité ferait la différence, et c’est pour cette raison que j’avais pris le poste. »
Elle se rend compte qu’engager une personne « de la diversité » n’a rien changé, que son arrivée n’a rien changé, même si on ne s’est pas privé d’utiliser son arrivée comme un signe que les choses changeaient. Je repense à cette boîte aux lettres transformée en nid. Il y aurait pu y avoir un autre signe sur cette boîte : « oiseaux, soyez les bienvenu.es ! » La diversité, c’est ce signe. Ce signe n’aurait aucune force si la boîte aux lettres était toujours en usage, puisque les oiseaux seraient constamment délogé.es par les lettres, le nid détruit avant même d’être créé.
Image : Une boîte aux lettres avec une affichette indiquant « Oiseaux, bienvenu..es ! »
Tous ces commentaires, toutes ces conversations sexualisées, toutes ces conversations racialisées, fonctionnent comme autant de lettres dans la boîte, s’empilant jusqu’à ce qu’il n’y ait plus de place, plus de place pour respirer, plus de place pour faire son nid, plus de place pour exister.
C’est ainsi que nous apprenons : ce n’est pas parce qu’on te dit que tu es læ bienvenu.e qu’on s’attend pour autant à ce que tu viennes. Ou bien peut-être es-tu læ bienvenu.e à condition que tu ne changes pas trop de choses. Mais à moins que les institutions ne changent, certain.es d’entre nous n’y trouverons jamais nos places. Un message de bienvenue peut ainsi être un mur. Et c’est pour cela qu’il y a tant de murs dans mes histoires. Une praticienne de la diversité m’a un jour dit : « c’est un boulot à se taper la tête contre le mur. » Une fiche de poste qui devient la description d’un mur. Lorsque le mur ne bouge pas, c’est toi qui finis par avoir mal. Arrive-t-il quelque chose au mur ? Il semble que tu n’aies fait qu’en égratigner la surface.
Ce qui t’arrête, ce mur, cette porte, cette histoire qui se fige et se durcit, pourrait bien ne pas même apparaître aux yeux des autres. Une femme Noire me raconte ce qui se produit quand elle déclare à la cheffe de son département qu’elle veut devenir professeure : « Au moment où j’ai annoncé que je travaillerais à atteindre le poste de professeure, elle m’a ri au nez. » Un rire peut être le son d’une porte qui claque. Nous devenons des rabat-joies féministes Noir.es et racisé.es en voulant davantage pour nous-mêmes, quand ce que nous pensons pouvoir faire ou pouvoir devenir excède leurs estimations. Heidi Mirza, une professeure racisée, décrit une conversation qu’elle a eue lors de sa conférence inaugurale : « Un professeur, un homme blanc, s’est penché vers moi à l’occasion de la fête qui s’ensuivit et m’a murmuré à l’oreille avec amertume : “On dirait bien que, de nos jours, on donne des postes à n’importe qui pour n’importe quoi.” » Quand une femme racisée obtient un titre, les titres perdent de leur statut et de leur valeur.
Image : une porte surmontée d’un message « passage interdit ».
La valeur de certaines choses en vient à dépendre des restrictions qui empêchent certaines personnes d’y accéder. C’est pourquoi queeriser l’usage, c’est combattre ces restrictions. Nous nous obstinons, nous posons des questions, nous ouvrons, nous desserrons, nous élargissons ; nous élargissons l’éventail des textes que nous enseignons, nous élargissons les termes que nous utilisons pour dire qui nous sommes et comment nous vivons, nous élargissons les chemins qui mènent à nos métiers, nous élargissons l’éventail des personnes qui peuvent devenir professeur.es, nous élargissons les portes pour que d’autres puissent entrer, même lorsque ces actions peuvent être lues comme dommageables, et elles le sont souvent. Endosser ce projet, c’est retourner les questions sur elles-mêmes, questionner les mondes qui rendent les existences de certain.es d’entre nous questionnables.
Mais plus tu questionnes les institutions et leurs héritages, plus il devient difficile de progresser en leur sein. Je pense à une étudiante qui s’est plainte du comportement d’un des professeurs avec le plus d’ancienneté dans son université. On la prévient : « attention, c’est un homme important. » Un homme important : tout un héritage. Ou peut-être est-ce lui, l’héritier. En tous cas, elle refuse d’obéir à l’avertissement. Parlant de son projet de faire un doctorat, elle me dit : « cette porte s’est fermée ». Cellui qui dit non a toutes les chances de se retrouver sans nulle part où aller. En d’autres termes, un non devient une porte.
Quand un non devient une porte, cela ne veut pas dire que notre histoire s’arrête. Nous devons trouver d’autres manières de faire circuler nos non. Nous avons peut-être besoin d’utiliser des tactiques de guérilla et nous avons une histoire féministe et queer sur laquelle nous appuyer ; écrire les noms des agresseur.es dans des livres ; des graffiti sur des murs. Le vandalisme devient une tactique quand nous devons nous assurer de couper le message du corps dont il provient, quand nous devons veiller à ce que le message ne compromette pas sa source. Oui, les égratignures : nous voilà revenu.es aux égratignures. Nous nous mettons en lien les un.es avec les autres au travers de ce que les autres ne voient peut-être que comme des dégâts faits aux choses, de simples griffures, rien que des gribouillis sans importance.
Image : un mur de brique sur lequel sont gravées des lettres.
Parfois, pour que l’information sorte, c’est nous qui devons sortir. En 2016, j’ai démissionné de mon poste de professeure pour protester contre l’inaction de l’institution face à des cas de harcèlement sexuel et pour en dénoncer le caractère institutionnel. Après trois longues années, nous n’étions pas même parvenu.es à obtenir de l’institution qu’elle reconnaisse publiquement que des enquêtes sur des cas de harcèlement sexuel avaient eu lieu. Tout se passait comme si rien n’était arrivé, ce qui était, d’après moi, exactement l’effet recherché. Le silence peut être un mur. Cela ne sert à rien de démissionner en silence si c’est contre le silence que tu protestes. Et donc, j’ai rendu publiques les raisons de ma démission sur mon blog rabat-joie, j’ai fait fuiter l’information, pas beaucoup, juste assez. Cette action a été considérée par l’institution comme un acte de vandalisme, comme un dommage fait à sa réputation. J’ai alors commencé à recevoir des messages de différentes personnes qui me racontaient ce qui s’était passé quand i.elle.s avaient porté plainte. J’ai reçu des messages de personnes qui avaient quitté leurs postes et leurs professions après avoir porté plainte. Quand une histoire sort du placard, d’autres histoires ont une chance de sortir – et j’ai inclus beaucoup de ces histoires dans le manuel rabat-joie.
Équation rabat-joie :
Une brèche = un point de fuite féministe
Quand tu pars, il y a beaucoup de choses que tu laisses derrière toi. Après être partie, les étudianz ont commencé à afficher des passages de mes livres – des passages rabat-joies – sur les murs. Bien sûr, ils ont été arrachés. Mais cela ne changera rien au fait qu’ils ont bel et bien été affichés. Il suffit d’une petite ouverture, et il y a alors tant de choses qui peuvent sortir, de l’information, des données enfermées dans ces placards institutionnels qu’on appelle parfois des « archives ». Faire fuiter, ouvrir une brèche, c’est desserrer les écrous de la machine institutionnelle. Nous pouvons transformer cela en maxime.
Maxime rabat-joie :
Lâche-toi !
Nous nous délions les langues, nous nous exprimons, nous lâchons des mots que nous gardions pour nous. Nous desserrons les normes et les formes. Ainsi, nous desserrons peut-être la forme de la famille : en nous donnant le nom de familles queers, nous réutilisons ce mot à nos propres fins. L’usage queer comme ré-usage.
Si nous pouvons trouver des usages queers pour les murs, en écrivant dessus, en les recouvrant de nos mots, nous pouvons aussi trouver des usages queers pour les portes. Je repense aux oiseaux qui transforment une boîte aux lettres en nid. Iel.les utilisent une ouverture prévue pour les lettres comme une porte, une porte queer, une manière pour elleux d’entrer et de sortir de la boîte. Judith Butler, dans Défaire le genre, parle d’un moment où iel se trouve dans le sous-sol de la maison familiale. « Ayant fermé la porte à clef », dans les coulisses d’une pièce sans air « saturée de fumée », iel trouve des livres qui ont appartenu à ses parents, des livres de philosophie qui enflamment son propre désir. Des espaces qu’on pourrait prendre pour des placards, des boîtes, sans air, irrespirables, peuvent devenir des lieux où des choses différentes et étranges, des choses queers, se produisent, des lieux où nous rencontrons quelqu’un ou quelque chose qui nous offre de nouveaux endroits où aller. Judith Butler suggère que « pour celleu.x qui cherchent encore à devenir possibles, la possibilité est une nécessité. » [2]
La possibilité ne vient pas de nulle part. La possibilité vient de l’intimité avec ce qui s’épaissit à force de temps : les murs, les portes, les manières dont les pièces sont occupées, et qui peuvent rendre certains espaces irrespirables. Nous créons des espaces là où nous pouvons nous trouver les un.es les autres, des ouvertures, aussi petites soient-elles, où nous pouvons nous rassembler sans être chassé.es par les lettres déposées dans la boîte.
Vérité rabat-joie :
Créer une chose, c’est la rendre possible.
Même si la possibilité est un combat, cette vérité est celle qui me rapproche le plus de ce que j’appelle la joie rabat-joie : ce que nous ressentons quand nous sommes impliqué.es ensemble dans la fabrication de nouveaux mondes. Plus nous laissons de choses derrière nous, plus il est facile de nous trouver. Et par « nous », je veux dire : les un.es les autres.
Dans un entretien avec Adrienne Rich, Audre Lorde décrit comment l’acquittement d’un policier blanc qui avait assassiné un enfant Noir l’avait mise dans une rage à l’en rendre malade au point de devoir arrêter la voiture pour jeter ses affects sur le papier. Ce qui en ressortit, c’est un poème extraordinaire intitulé « Pouvoir ». Audre Lorde nous apprend qu’il nous faut parfois interrompre ce que nous sommes en train de faire pour sentir pleinement l’impact de la violence. Dans ce poème, Lorde utilise une image pour dire ce que la poésie n’est pas : la poésie, dit-elle, c’est ne pas laisser notre pouvoir « reposer boiteux et inutile comme une prise débranchée » [3]. Lorde utilise les mots comme un courant électrique, ça craque, ça claque, ça grésille. Lorde insistait : pour reconstruire un monde, il nous faut trouver comment être utiles les un.es aux autres, comment utiliser notre puissance, comment rendre nos liens vivants.
Quand Lorde arrête sa voiture pour écrire un poème sur le pouvoir, elle vient de laisser entrer tellement de choses, la violence de la police, la violence du suprémacisme blanc. Elle les a laissées entrer pour mieux les faire sortir. Il y a des choses que nous devons laisser entrer en nous, la violence, pour que nos non puissent sortir, pour qu’ils puissent circuler, pour que d’autres puissent s’en saisir. Je parle aujourd’hui, et devant nous, il y a tant de violence. Alors qu’Israël mène un génocide contre le peuple palestinien, la violence ne fait que s’accumuler sur la violence, de longues histoires de déplacements forcés, d’occupations coloniales, et nos gouvernements ne sont pas seulement complices du génocide, ils criminalisent celleux qui manifestent leur opposition.
Alors, nous manifestons.
Vérité rabat-joie :
Le silence fait sur la violence est une violence.
Nous ne pouvons pas ne pas tenir compte de la violence qui est en train de se produire. Elle rend la prise de parole difficile. Et ce qui rend la parole difficile est ce dont nous avons besoin pour parler.
La poésie vient ici à l’esprit, des mots qui circulent, comme ceux de Refaat Alareer, un poète et écrivain palestinien assassiné par Israël. Son poème, « S’il est écrit que je dois mourir » commence par ces mots : « S’il est écrit que je dois mourir, il vous appartiendra alors de vivre pour raconter mon histoire. » [4] Un poème peut être le don d’une image. Alareer nous donne une image, celle d’un morceau de toile et de ficelles qui se transforment en cerf-volant, « là-haut, bien haut », pour qu’un.e enfant quelque part à Gaza puisse le voir et « puisse un instant penser qu’il s’agit là d’un ange revenu lui apporter de l’amour ». Un morceau de toile, des ficelles, des mots attachés ensemble, deviennent une histoire, et il nous appartient de vivre pour pouvoir continuer de la raconter ; une main, une poignée. Une image d’espoir. Et nous nous battons pour cet espoir. Pour cette liberté.
Image : Manifestanz pro-palestinien.nes défilant avec des pancartes sous la forme de cerfs-volants où figurent des passages du poème de Refaat Alareer. [Londres, 9 décembre 2023]
Nous nous battons pour la libération de la Palestine, et nous nous battons collectivement : la moindre ligne, la moindre échappée, le moindre fil, nous conduisant les un.es vers les autres. Garder ces liens vivants, c’est porter leurs mots : ceux d’Alareer, ceux de Lorde jusque dans les rues ; un slogan qui claque, un non, un stop, un arrêt dans le flux des circulations humaines. C’est la dernière « vérité » à laquelle j’arrive dans le manuel.
Vérité rabat-joie :
Plus nous rencontrons de résistance, plus nous avons besoin d’être nombreu.
Plus nous avons besoin d’être nombreuxses ;. Pour les rabat-joies, ce n’est pas « plus on est de fous, plus on rit ». C’est : plus nous sommes nombreuxses, plus nous avons de poids. Ce non est plus fort quand nous le disons ensemble. Nous disons non même quand nous savons que cela ne passera pas facilement. Nous disons non ensemble, les un.es pour les autres, pour faire de la place, pour que nous puissions être ici ensemble.
Merci.
Sara Ahmed
traduit de l’anglais par Mabeuko Oberty et Emma Bigé
pour la collective t4t – translators for transfeminism
[1] Certains chapitres de Vandalisme queer sont tirés de What’s the Use ? On the Uses of Use. [À quoi ça sert ? Sur les usages de l’usage.] (2019) et de Complaint ! [Se plaindre !] (2021). J’ai écrit What’s the Use ? à la suite de The Promise of Happiness [La promesse du bonheur] (2010), qui fut le premier livre à faire apparaître la figure de la rabat-joie féministe. La méthode développée dans ces livres consiste à suivre des mots/concepts dans, à partir et au bord de l’histoire des idées.
[2] Judith Butler, Défaire le genre, traduit de l’anglais (États-Unis) par Maxime Cervulle, Paris, Éditions Amsterdam, 2013 (2004),p. 248‑249.
[3] Audre Lorde, « Pouvoir », La Licorne noire, traduit de l’anglais (États-Unis) par Gerty Dambury, Paris, L’Arche, 2021 (1978).
[4] Refaat Alareer, « S’il est écrit que je dois mourir... », traduit de l’anglais par Nada Yafi, Orient XXI, 18 décembre 2023.
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