« Déjà, dans les années 1920, des garçons venaient au canal, dans les tunnels, à la recherche d’un homme dans l’ombre. Rien ne change. Ils en ont trouvé un dans l’eau. Tous les ans, il y en a. Un garçon se perd et ne rentre jamais. » (Cucumber, Russel T Davies, épisode 6, 2015).
C’est dans l’essai théorique de Guy Hocquenghem, Le désir homosexuel [1], qu’apparaît la notion de « paranoïa anti-homosexuelle » pour la première fois. Le chapitre qui lui est consacré s’ouvre par ces mots : « La constitution de l’homosexualité comme catégorie séparée va de pair avec sa répression. On ne s’étonnera donc pas de découvrir que la répression anti-homosexuelle est elle-même une expression détournée du désir homosexuel. L’attitude de ce qu’il est convenu d’appeler ‘la société’ est de ce point de vue paranoïaque : elle souffre d’un délire d’interprétation qui la conduit à saisir partout des indices d’une conspiration homosexuelle contre son bon fonctionnement » (p. 31). Nous sommes dans les années 1970, le livre sort précisément en 1972 et a été réédité en 2000. Le mot « homophobie » semble avoir été inventé en 1971 par K. T. Smith dans un article américain intitulé « Homophobia : A Tentative Personnality Profile » [2]. Mais l’usage médiatique, académique et populaire de ce terme ne se forgera en France qu’à partir de la fin des années 1990, à un moment politique où s’est manifestée une inversion de la question homosexuelle : c’est l’homophobie et non plus l’homosexualité qui fait l’objet d’une criminalisation. Ce glissement de vocabulaire qui va de la « répression anti-homosexuelle » à l’« homophobie » éclaire le même glissement effectué par la politique homosexuelle qui va de son affirmation révolutionnaire à son intégration sociale. Ce sont bien les dimensions sexuelles et répressives qui sont remplacées par un mot unique désignant la peur irrationnelle de l’homo. Si on gagne en praticité et en popularisation d’un concept en condensant une idée en un seul mot, on ne peut ignorer que c’est aussi toute une pluralité d’interprétation des violences homophobes qui est ainsi effacée.
Naissance de la paranoïa
L’association entre paranoïa et homosexualité a d’abord été théorisée par les psychanalystes Sigmund Freud et Sándor Ferenczi avant que Guy Hocquenghem ne les fasse fonctionner ensemble comme un concept. Il s’agissait de dire que « la peur de sa propre homosexualité conduit l’homme social à la crainte paranoïaque de la voir partout autour de lui » (p. 33). C’est l’homosexualité comme contagion, comme comportement irrationnel, comme lobby, comme processus de dégénérescence physique et morale, comme pulsion non-contrôlable, comme dévalorisation de la masculinité, comme improductivité, etc. Comment naît la paranoïa anti-homosexuelle ? Elle naît de l’échec des bûchers, des emprisonnements et des censures qui ne sont jamais parvenues à faire disparaître le désir homosexuel présent dans la société. La paranoïa naît du sentiment que ce désir ne s’effacera jamais et interprète cette résistance comme une menace, une persécution – ce qui résiste c’est donc la composante homosexuelle qui a été refoulée et qui revient sans cesse à la surface : « On ne s’étonnera donc pas de découvrir que la répression anti-homosexuelle est elle-même une expression détournée du désir homosexuel. » La paranoïa naît également du fait que l’homosexualité peut passer inaperçue (elle a ses codes mais elle peut les ranger dans un placard) et peut conduire à un haut degré d’angoisse interprétative chez les hommes dits hétérosexuels.
Une sexualité séparée
On dit aujourd’hui que des phénomènes comme le racisme, la misogynie et l’homophobie sont structurels du fonctionnement de la société. Une autre manière de le dire dans les années 1970 pouvait se faire en croisant une critique socio-psychanalytique de la société occidentale avec une analyse des mutations du capitalisme. C’est ce que fait Guy Hocquenghem dans Le désir homosexuel en 1972 en faisant de la paranoïa anti-homosexuelle le lieu d’un refoulement sociétal de l’homosexualité en vue du maintien et de la reproduction de la domination capitaliste. La dimension effacée par le succès médiatique du terme « homophobie » est donc celle politique de la critique du capitalisme qui a procédé au geste inaugural homophobe sans lequel toute violence qui s’abat actuellement sur les personnes homosexuelles ne serait possible : « la constitution de l’homosexualité comme catégorie séparée ». Cette production de l’homosexualité comme catégorie séparée a introduit le manque dans le désir, ce manque c’est l’hétérosexualité (la normalité) – et sa scène de la différence sexuelle – qui jouera le rôle de miroir afin que l’homosexualité puisse se construire comme personnage social à part entière. Les homosexuels ont donc été sommés de s’avancer devant un miroir et de se définir à partir de celui-ci.
Les yeux de l’hétérosexualité
C’est avec les yeux de l’hétérosexualité que s’est constituée une vision normative de l’homosexualité, respectueuse des limites qui lui ont été accordées, délestée de toute menace contre l’ordre social dominant : « La police dans la tête est le vrai moyen de la police en uniforme. Aucune civilisation fondée exclusivement sur la domination par la force d’un mode sexuel sur tous les autres possibles ne pourrait subsister longtemps : l’effondrement des croyances religieuses nécessite de nouvelles barrières morales intérieures » (p. 61). Cette hétérosexualité en miroir porte le nom actuel de l’intériorisation de l’homophobie.
La série télévisée anglaise Cucumber décrit parfaitement les mécanismes d’intériorisation d’une morale dominante. Le personnage principal, gay, la cinquantaine, évoluant entouré de gays et de lesbiennes, draguant dans les bars et s’affichant au grand jour, n’a jamais pratiqué la sodomie avec ses amants, ni actif ni passif. Il se disait que les hommes étaient « dingues » d’être si obsédés par la sodomie, comme si elle seule pouvait valider l’homosexualité d’une personne, et que tous ces hommes s’acharnaient à le faire culpabiliser de penser ça. Jusqu’à se demander s’il n’avait pas lui-même cherché à rencontrer ces types accusateurs : « Je passe mon temps à vouloir baiser. Tout mon temps. Chaque jour… Et puis, je renonce. Je suis là, avec Rupert, et je suis excité, et exactement au même moment, je mets au point tout un tas de stratégies pour lui échapper, pour éviter de baiser. Je suis tellement heureux de ne pas baiser. Je suppose que… Tous ces hommes, c’est comme si j’avais créé les conditions pour me débarrasser d’eux. Même quand j’étais excité comme un cochon. Je ne sais pas… Les hommes me font peur. » [3] Bien qu’il pense au sexe en permanence, que ses fantasmes sont omniprésents, une instance répressive, une honte persécutrice, empêchent ce personnage de suivre la ligne crête de ses désirs. De lui-même, alors qu’aucune loi juridique ne lui interdit sa sexualité, un autre type de loi a pris le relais dans la réalisation paranoïaque de sa conduite homosexuelle : il a longtemps cru que c’étaient les autres hommes qui étaient « dingues ». Cette intériorisation de l’homophobie demande un effort considérable pour déconstruire l’arsenal argumentaire que l’on met soi-même en place pour se justifier de ne pas être de ceux-là. Certains associent des prises de produits de synthèse à leurs relations sexuelles, le chemsex [4], pour lever les inhibitions liées à leur homosexualité et/ou à leurs complexes corporels et psychiques ; et développent des formes d’addiction au point de ne plus être capable d’avoir des rapports (homo)sexuels sans ces drogues. On sait qu’il existe des façons plus violentes contre soi-même de régler son compte à la part homosexuelle de son désir : le suicide en est l’ultime démonstration.
Les mâles entre eux
« Ce qui inquiète c’est donc d’abord le caractère « sans essence » du féminin et du masculin que décrit la psychanalyse mais c’est aussi, et surtout, la possibilité que le féminin l’emporte sur le masculin. » [5] Le procès de la différence sexuelle (masculin-féminin) fonctionne à plein régime dans l’économie (répression) de l’homosexualité. Elle exige du mâle d’être constamment sur ses gardes car tout ce qu’il a acquis (pouvoir, force, légitimité) est susceptible de lui être subtilisé ; en psychanalyse on appelle cela : la peur de la castration. C’est ainsi que l’homme expérimente la paranoïa d’être toujours sur le point d’être envahi, englouti, remplacé (est-ce que cet anus va avaler mon phallus ?) et qui le place dans une position de conquête permanente.
Le mâle hétérosexuel est un assassin collectif, il prend à sa charge l’ensemble du délire paranoïaque d’une société, d’un groupe, pour la diriger négativement – et destructivement – contre les homos. Qu’ils agissent seuls ou en groupe, tout un dispositif de représentations mentales entre en jeu à l’intérieur duquel les signes de l’infériorité, de la féminité, de la passivité, du trouble et de la pulsion se transforment en insultes et justifications de l’acte homophobe. La récente agression en Corse d’une quinzaine de personnes contre un couple gay démontre bien comment une rage de groupe s’abat dans ce système de représentation : il faut bien des spectateurs, des gens qui encouragent et applaudissent, des badauds qui ne réagissent pas, des complices. La violence anti-gay qui découle de la répression et de la culpabilisation du désir homosexuel devient la scène théâtrale où se jouent les conflits refoulés de l’ensemble d’une société.
Les mâles « protecteurs » et nous
Le mâle hétérosexuel ne nous regarde pas seulement avec haine, mais aussi à partir d’une autre forme de séparation : la tolérance (bienveillance, sourire, tendresse et larme à l’œil). D’avoir considéré l’homosexualité comme une catégorie séparée relève déjà d’un tour de force exceptionnel, mais de lui avoir en plus collé l’étiquette de « sexualité minoritaire » ou « marginale », l’opération de mise à distance n’en est que plus parfaite. C’est peut-être même cette conception de l’homosexualité qui est aujourd’hui la plus répandue et reconduite par les homos eux-mêmes puisqu’elle place les gays dans la position de ceux qui seront pris en charge par un régime plus grand qu’eux (plus responsables ?), une société hétérosexuelle, où il ne reste plus qu’à envisager des luttes qui exigeront, par mimétisme, les mêmes droits sur des sujets qui auront été préalablement dépolitisés, c’est-à-dire rendus sourds à une critique du capitalisme : le mariage, la famille, le foyer, le travail, la police, etc.
L’homophobie tolérante du mâle hétérosexuel, selon Hocquenghem, perpétue la tradition du « phallus qui tire à lui l’énergie libidinale comme l’argent tire à lui le travail » (p. 95) ; on pourrait même dire plus trivialement qu’il est un extractiviste sexuel qui a su capitaliser sur l’expression de notre désir sans y mettre un doigt (Mario Mieli les appelle les hétéro-folles). Ainsi le mâle hétérosexuel peut jouer le rôle d’« allié », conserver ses attributs qui font sa séduction universelle et l’assurance que sa petite économie libidinale n’est pas perturbée. Culpabilisation de l’homosexualité pour que le désir ne soit pas production mais manque. « On inscrira au creux du désir la marque d’une insuffisance qui permette de le contrôler » (p. 63).
Pistes
« Tel est le destin nécessaire de tous les mouvements de revendication qui rendent la victime réfractaire au couteau, mais non à l’autel ; de toutes les tentatives (si humainement légitimes !), qui partent d’une exigence de libération, c’est-à-dire d’une justice abstraite, et non de la liberté. » (Carlo Levi, Peur de la liberté, 2021)
L’homophobie sous toutes ses formes (intériorisée, tolérante, meurtrière) fonctionne comme une énergie renouvelable qui carbure aux délires paranoïaques d’une société capitaliste voulant perfectionner la relation de dépendance qu’elle entretient avec ses sujets, que ce soit pour les punir ou les protéger. Cette paranoïa n’a pas de frontière dans l’espace (l’usage des viols correctifs en temps de guerres, des lois anti-homosexuelles dans les pays colonisés et la réticence à accorder un droit d’asile humanitaire aux personnes réfugiées LGBT) ni dans le temps (les discours homophobes qui ont stigmatisé les homos pendant l’épidémie du sida dans les années 1980-1990 ont laissé une empreinte considérable dans les désirs homosexuels actuels). Ce sont ici des pistes concrètes qu’il faut encore poursuivre pour dérouler entièrement une généalogie de la paranoïa anti-homosexuelle.
Si l’ouvrage de Guy Hocquenghem, Le désir homosexuel, est si peu (voir pas du tout) cité dans les livres de vulgarisation de l’homophobie récents [6], c’est qu’il oblige à réfléchir plus sérieusement une transversalité (d’autres diront un continuum) de l’homophobie qui rend caduque la possibilité de la combattre en inversant symétriquement le sens de la répression. La criminalisation de l’homophobie, mais aussi sa prévention en milieu scolaire ou de travail, renouvellent les formes d’objectification (ou réification) du désir homosexuel [7]. Pour Hocquenghem « le désir homosexuel a deux versants, celui de désir et celui de l’homosexualité. Il y a homosexualisation croissante seulement au sens où il y a meilleur enfermement du désir dans le jeu des images. Et c’est bien vrai que notre monde de relations sociales est construit largement sur la sublimation de l’homosexualité. Le monde social exploite le désir homosexuel comme aucun autre en en convertissant la force libidinale en système de représentation. Aussi s’attaquer aux représentations, rechercher l’énergie libidinale débarrassée de son vêtement moral ne peut-il se faire à partir de l’homosexualité qu’en mettant au jour l’affrontement de l’idéologie sociale et de la force d’un désir qui joint, sans laisser de place ni de faille où s’introduirait l’interprétation : de cela, la société ne peut se remettre » (p. 94).
Une piste à envisager est celle d’un abandon total du système de représentation qui enserre aujourd’hui la politique de la sexualité. La peur agit comme un instrument incroyable pour ne pas sortir de ce périmètre perfectionné depuis si longtemps par le capital où les victimes prendraient la place des bourreaux ; or c’est aussi précisément cette expérience de la peur qui pourrait nous suggérer de prendre un autre chemin et de courir le risque de construire un gai communisme défait de tout désir homophobe.
Mickaël Tempête
octobre 2021
[1] Guy Hocquenghem, Le désir homosexuel, Fayard, 2000
[2] En France des militants comme Pierre Hahn, Daniel Guérin et Claude Courouve ont produit les premières recherches sur la répression anti-homosexuelle dans lesquelles la notion d’homophobie n’y est pas mobilisée.
[3] Cucumber, Russell T Davies, Épisode 4, 2015.
[4] Le site chemsex.be propose une excellente documentation concernant les pratiques de chemsex, à partir d’une politique de réduction des risques.
[5] Voir Bisexalité et antiféminisme, Trou Noir n°3, mars 2020.
[6] Voir Daniel Borillo, Caroline Mecary, L’homophobie, 2019.
Et Dictionnaire de l’homophobie, sous la direction de Louis-Georges Tin, 2003.
[7] Sur la critique de l’objectification des identités opprimées : « Les personnes trans sont mobilisées pour « démontrer » certaines hypothèses : les personnes trans montrent la construction de la négrophobie, les femmes trans montrent la construction de la misogynie, les personnes trans montrent la mobilité sociale… Les personnes trans sont utiles, in fine, pour démontrer certaines grandes théories préexistantes du champ des sciences sociales, sans aucune prétention de les modifier ou de se mettre en rupture, juste pour démontrer sa validité, sa pérennité, contrairement au reste de savoirs qui deviennent éphémères, jusqu’à s’effacer. » Ricardo Robles, Transmatérialisme is the new queer ?, Trou Noir n°17, septembre 2021).
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