Pierre Hahn est une de ces figures oubliées du mouvement homosexuel révolutionnaire des années 70. Présent depuis les origines du FHAR, il contribua à la rédaction du Rapport contre la normalité et à toute sorte de publications homosexuelles comme la revue d’Arcadie ou le journal Marge d’où est extrait le texte qui suit. Le projet de Marge consistait à donner de la voix, à faire entendre un « hurlement de révolte », de tous « les damnés de la terre » : prostitué.e.s, homosexuel.le.s, squatteur.se.s, prisonnier.e.s, délinquant.e.s, drogué.e.s, psychiatrisé.e.s, etc. « Un journal qui serait celui de tous les nomades, de tous les révoltés, de tous les marginaux qui n’ont jamais le droit que de se taire » et dont le principe affiché visait à détruire le capitalisme par les débordements du désir et l’expérimentation de la marge. Publié dans le dixième numéro de la revue en 1976, le texte n’a rien perdu de son actualité. En effet, celui-ci esquisse les conflits politiques qui sont encore les nôtres aujourd’hui : la différence entre libération et intégration, la manière dont l’économie récupère et construit nos désirs, la question d’une normativité homosexuelle dépendante d’un modèle civilisationnel hétéronormatif et enfin la manière dont les discours normatifs viennent diviser le mouvement homosexuel de l’intérieur. Pierre Hahn est un de ces ancêtres dont nous voulons entretenir la flamme, sa pensée contribue à éclairer notre présent.
Photo : Photo du groupe devant le studio d’enregistrement de l’émission de radio de Ménie Grégoire qui allait ensuite constituer le FHAR © Catherine Deudon / Bibliothèque Marguerite Durand / Roger-Viollet / 1971
Quand j’ai participé à la création du FHAR (Front Homosexuel d’Action Révolutionnaire), il m’était facile de dire ce que je pensais de mon homosexualité et même d’ébaucher un discours politico-sexuel. Aujourd’hui, le FHAR a disparu ; des groupes de libération homosexuelle lui ont succédé. Et, par ailleurs, on assiste à l’émergence d’Arcadie, club, publication, organisation (comme on voudra l’appeler, peu importe le mot), après vingt ans et plus de silence.
Bref, l’homosexualité n’appartient plus au discours interdit – ou plus exactement au langage réservé des psychiatres, des flics, des juges et autres milieux (libéralisme avancé ? Gauchisme libéré) de parler de nous entre la poire et le fromage. Autrement dit, tout se passe comme si notre « déviance » était récupérée, à telle enseigne qu’un certain camarade du FHAR peut dans les colonnes de Libération s’inquiéter sérieusement de la montée d’une homosexualité « blanche ».
En fait, ce qui commence à se manifester, ça n’est pas tant l’intégration de l’homosexuel, avec son désir, dans sa différence, dans sa diversité, dans la « civilisation » occidentale, capitaliste ou « socialiste », c’est plutôt la récupération d’une minorité sous condition qu’elle ressemble à la majorité. C’est une entreprise de pseudo-libération qui s’explique aussi bien par des facteurs économiques (l’exploitation de l’homosexuel par une société dite de consommation) que par une liquidation des valeurs bourgeoises traditionnelles. Toutefois, il est clair que dans la mesure où l’homosexuel se définit par la perte pure, la dépense gratuite, la fête (dans le sens antique qui implique une part de violence, de folie, de démesure), la rupture libidinale, il ne peut être admis. D’où ce mélange de persécution provinciale et de tolérance répressive. De Ià aussi ce double discours : l’un, « libéral », des sexologues ; l’autre, répressif, des psychologues experts auprès des tribunaux, ou encore des psychiatres et des psychanalystes.
En d’autres termes, si on libère l’homosexualité, comme beaucoup le croient, c’est à condition que les intéressés ne se mélangent pas aux autres, qu’ils restent des en-dehors tout en obéissant par ailleurs aux lois des « normaux ». Il ne s’agit là au fond que d’une entreprise vaine de prise en mains de ce qui échappait aux Pouvoirs. On peut la résumer en disant : hier, la culpabilité qui enveloppait les homosexuels et que le ghetto renforçait encore dispensait l’Ordre sexuel et social de s’intéresser à nous. On était exclu. Et tout était dit. La plupart d’entre nous, même ceux qui vivent une existence pleine d’imprévus, de dragues, ne parvenaient pas à oublier cette malédiction. Rares étaient ceux qui jouissaient de cette souveraine liberté que l’on peut découvrir dans la condition de l’en-dehors. Mais ceux-là vivaient. Aujourd’hui, le temps est révolu, pour beaucoup d’entre nous, de la honte, du sentiment d’être coupable, on s’aperçoit que notre désir, même s’il investit un non-homosexuel, le rend séduisant à ses propres yeux, qu’il couche ou non avec nous.
Le jour où pour la première fois des homosexuels sont descendus dans la rue (je parle du 1er mai 1971), il s’est produit un phénomène inattendu : c’est que pour beaucoup d’entre nous le ghetto éclatait, il n’y avait plus de honte, de malaise, de culpabilité à s’affirmer tel que l’on était. Il y a beaucoup d’homosexuels « classiques » qui nous en ont voulu. C’est peu dire qu’ils ne nous ont pas compris. Ils ont vu en nous des traîtres : nous divulguions un secret qu’on ne devait partager avec personne.
Ce secret, c’était précisément « notre part maudite », nos folles, nos travestis, et, pourquoi pas aussi, nos obsédés ? Et puis, notre langage qui reprenait à l’adversaire les termes les plus insultants pour en tirer gloire (« pédés », « enculés » et « fiers de l’être », etc.) les scandalisait ; les homosexuels « classiques » s’étaient efforcés de trouver d’autres mots pour se désigner, nous désigner, comme s’il eût suffi de changer les termes pour changer notre statut (il est à remarquer, au passage, que les homosexuels ont souvent été les premiers à collaborer avec l’adversaire sur le terrain du langage, puisque c’est d’ailleurs un médecin hongrois, des nôtres, qui, à la fin du siècle dernier, créa le terme d’homosexuel pour nous déculpabiliser !).
Or, pour revenir au secret, en affichant dans la rue ce que d’autres n’exhibaient que dans les boîtes ou dans les clubs, nous mettions du même coup un terme à ce qui lie l’homosexualité à la perversion, ce qui nous excluait des autres, dans notre diversité, notre différence ; envers et contre tous ceux que nous scandalisions, nous affirmions que, quel que fût notre comportement, il n’y avait aucune raison à ne pas le manifester en public.
S’affirmer, c’était aussi rejeter tout un ensemble de discours, de pratiques, c’était agresser, volontairement, l’adversaire, c’était le mettre en face de ses propres contradictions. Il ne pouvait plus prétendre qu’il y avait un rôle masculin et un rôle féminin, que le statut de l’homme diffère du statut de la femme. Il était obligé de s’interroger sur l’Eternel féminin. Si le travesti suscite parfois un désir fou, chez l’hétérosexuel, ne serait-ce pas que la féminité est engendrée par l’homme ? Alors, il faudrait parler d’une création masculine, à laquelle la femme réelle n’a point de part ? D’autre part, fait plus exceptionnel qu’il n’y paraît, le travesti homosexuel ou la folle peut aussi bien se comporter avec une agressivité qui ne le cède en rien aux hommes « normaux ». Un exemple : à l’époque du Secours Rouge, des folles du FHAR, à l’occasion d’une manif, se ruèrent sur un car de police, brisèrent les vitres, frappèrent les flics et libérèrent des membres du Secours Rouge, au grand étonnement de ces derniers. On voit donc par-là que le FHAR ne se réduisait pas à un « folklore », comme certains l’ont prétendu ; il était porteur aussi d’une violence libératrice. Pour l’adversaire, c’était une occasion de plus de s’étonner. On n’imagine pas des travestis homosexuels ou des folles se heurter ainsi de front avec les flics. Brusquement, la réalité se renversait, s’irréalisait, c’était la fin des rôles sexuels, des territoires, des codes, des classifications héritées du XIXe siècle. Le système devait interrompre ce processus, sinon l’Ordre sexuel et social courait à sa perte.
Il faut dire que ces moments de liberté, cette sexualité en rupture, ne peuvent durer longtemps dans un monde aussi carcéral que celui-ci. Le FHAR ne s’est pas donné les moyens de supporter les premiers chocs. Il est clair que notre violence s’est retournée contre nous-mêmes. Des chapelles se sont constituées. Et bientôt, le ghetto s’était reformé aux Beaux-Arts, lieu de nos A.G., le jeudi soir. Certains d’entre nous décidèrent alors de n’y plus revenir. Et ce fut la fin d’une expérience riche en promesses.
Avec la disparition du FHAR, on assista à ce qui me paraissait presque inévitable : officiellement, on parlerait des homosexuels et de l’homosexualité, on se prétendrait libéral, à condition que les intéressés s’intègrent dans un système qui n’est pas fait pour eux et où ils resteront, bien entendu, une minorité « anormale ». On a donc vu revenir les psychiatres, les psychologues, les sexologues. Certains ont modifié un peu leur discours, mais le contenu de ce qu’ils disent n’a guère changé. Il faut vraiment être sourd pour repérer la plus légère évolution dans la conception que tel psychiatre, psychanalyste, et autre « psy » se fait de l’homosexualité. Et ne parlons pas des prêtres ! Car les homosexuels ont aussi leurs curés ou leurs pasteurs !
Bref, tout un dispositif de quadrillage de l’homosexualité est mis au point : d’un côté, on cherchera à apprivoiser l’homophile adulte, à l’intégrer dans le monde des « civilisés », avec le concours de toutes les instances répressives ; de l’autre, on établira une barrière insurmontable entre les adultes et les mineurs. On connaît la tarte à la crème psychanalytique : le garçon de douze ou treize ans n’est pas homosexuel, même s’il provoque l’intérêt du majeur. Son homosexualité s’introduit dans le développement de sa personnalité, à titre de transition, l’objet qu’il doit désirer n’étant pas le bon. Il faut surtout qu’il dépasse ce stade pour porter ses désirs sur une femme. Ainsi deviendra-t-il adulte, normal, ayant atteint la génitalité. On postule donc ainsi que l’homosexualité n’est pas une des nombreuses possibilités de l’homme ou de la femme, mais une déviation ou un arrêt dans le développement psycho-sexuel. Si l’on ne cherche plus guère, aujourd’hui, à guérir les adultes (bien sûr, il y a encore des psychiatres pour y croire et se servir entre autres de la thérapie par l’aversion), on continuera à employer toutes les armes de la médecine moderne pour normaliser le jeune homosexuel. Bien entendu, le « séducteur », lui, sera sévèrement réprimé. En France, où les prétendus progrès de la « civilisation » s’effectuent avec toujours dix ou quinze ans de retard, on l’enverra en prison ; ailleurs, on le châtrera, on lui fera subir, à la limite, une opération psycho-chirurgicale, à moins qu’on utilise l’électrochoc, ou les neuroleptiques. De toute façon, le pédéraste est sûr que, dans 98% des cas, il n’échappera pas à la justice.
Donc, on le voit, la prétendue intégration des homosexuels dans la société actuelle est un leurre. C’est aussi un piège dans lequel tombent tous ceux qui croient à un compromis possible avec le Système. Mais il est vrai que par ailleurs il est tentant de penser que le Code pénal puisse être modifié en notre faveur et qu’on parviendra à réformer les mœurs de nos contemporains et transformer l’idée qu’ils se font de nous. Dans cette société, on ne peut espérer qu’une seule chose : cette tolérance répressive qui est l’envers de la compréhension.
Pierre Hahn.
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A nos frères perdus, revenez, revenez donc de ce baiser de la mort qui vous a eu par notre faiblesse la plus belle : notre toujours disponibilité, armés de notre patience et de notre bon cœur, à faire comprendre aux hommes à tous qu’ils sont pédés.