Partant d’une lecture des auteurs néolibéraux, dans le sillage de Michel Foucault, il s’agit de penser l’élaboration de l’architecture dissidente dans son opposition à la cellule spatiale familialiste et du travail et son mode de reproduction saisi comme impasse. S’impose alors une proposition érotique contre le devenir-privé du monde.
J’aimerais répondre à cette phrase du comité invisible : « Il n’y pas de catastrophe environnementale, il y a cette catastrophe qu’est l’environnement » [1]. Ici, l’environnement est ce qui subordonne les corps en les individualisant, en les isolant, en les empêchant de sortir d’eux-mêmes. Cette subordination prend la forme de l’espace-temps du familialisme et du marché du travail : de l’agglomération infinie de cellules privées. Lutter contre la production de l’environnement, c’est questionner la pensée néolibérale qui en fait le sens unique de la vie, mais qui offre aussi des outils pour en sortir. Il s’agit d’affirmer une architecture érotique, où quitter la cellule individuelle en exposant son corps à l’inconnu.
LA VILLE ÉROTIQUE
À New York, la transformation de Times Square est un exemple du passage d’une architecture érotique à l’environnement. Dans le film Times Square d’Allan Moyle, deux adolescentes s’échappent d’un hôpital psychiatrique - un espace individualisant, clos, disciplinaire - et rejoignent le quartier, où elles découvrent leur homosexualité au milieu d’une foule de personnes racisées. En 1980, c’est un lieu dédié à la chair : la pornographie se décline en cinémas, cabines, peep-shows, librairies, sex-shops et spectacles ; elle s’annonce sur d’énormes marquises éclairées au néon. Le quartier est un centre de cruising et de dérive ; un monde de prostitution, de drogues illégales et de criminalité. La même année, Michel de Certeau écrit voir en Manhattan « un univers qui s’envoie en l’air » dont les rues « enlacent » et « possèdent » les corps qui le parcourent ; et une ville qui « défie l’avenir » en s’exposant à toutes les possibilités historiques. Voir l’ensemble de la ville inspire à Certeau une « érotique du savoir ». [2] Il ne mentionne pas Times Square, son carrefour principal ; il ne confine pas la possibilité de l’extase à quelques quartiers de plaisirs ou à des intérieurs bien définis : au contraire, c’est l’expérience charnelle des rues de tout Manhattan qui donne la possibilité de sortir de soi. La ville est ce qui permet alors au corps de se mêler à ce qui n’est pas lui et de se renouveler.
Je comprends l’extase spatiale et temporelle de Manhattan à l’aune de l’activité de la chair telle que Friedrich Nietzsche l’entend : « l’incorporation », à partir de laquelle il fonde sa philosophie. La chair s’expose à ce qui lui est étranger et le fait entrer en elle ; elle se souvient de ce qui n’est plus là mais qui l’affecte toujours ; et elle attend ce qui n’est pas encore là. Nietzsche en tire une éthique de l’exposition de soi et de la jouissance : la « vraie passion » est celle du « lointain », de ce qui est loin de la chair à la fois dans le temps et d’espace ; ce qui n’est pas elle et par laquelle, pourtant, elle devient elle-même. En suivant cette éthique, un espace-temps est désirable en tant qu’il permet à la chair « d’aller très loin au-delà de “soi” […], de ressentir de manière cosmique » tout ce qu’elle peut être d’autre. [3]
Puis, vient le « nettoyage » de Times Square à partir du milieu des années 1980, que le film annonce déjà. La police quadrille le quartier, et la mairie fait fermer et expulser tout ce qu’elle tient pour indésirable. On isole les corps et pratiques déviantes, empêche leurs circulations et relations, rend impossibles leurs dépenses physiques perçues comme inutiles ou dangereuses. Un nettoyage qui s’inscrit dans une tradition hygiéniste, disciplinaire et sécuritaire qu’analyse Michel Foucault – qui, en 1980, fréquente un sauna sous acide à quelques pas de Times Square. [4]. Le nettoyage aménage le carrefour pour une fréquentation touristique et family-friendly : il efface les traces, banalise la ville, la rend équivalente à d’autres lieux. Il lui retire ce qui distingue son temps et son espace. Le nettoyage de Times Square s’achève dans les années 1990, alors que le bloc soviétique n’existe plus et qu’un auteur néolibéral théorise « la fin de l’Histoire ». [5]
Dans le Times Square d’aujourd’hui, derrière les publicités que l’on retrouve partout ailleurs, il reste la démesure singulière de l’architecture qui hante le devenir-équivalent de Manhattan et incarne un autre cours historique. Lorsque le communisme s’effondre, le philosophe Jacques Derrida publie les Spectres de Marx. Il y commente les premières lignes du Manifeste du parti communiste : « Un spectre hante l’Europe - le spectre du communisme ». Marx écrit sur un spectre à venir ; Derrida écrit sur spectre passé dont la persistance est en jeu. Pour nommer ce présent spectral, Derrida construit le terme d’hantologie, en assemblant « hanter » avec « ontologie ». L’ontologie est une branche de la philosophie qui étudie la nature de l’être ; l’hantologie est une ontologie dans laquelle la présence de l’être est spectrale au lieu d’être identique à elle-même, ce que Nietzsche avait compris avec l’incorporation qui fait de l’identité du « Je » une simple fiction grammaticale, une fiction utile pour créer de la stabilité dans un monde qui change en permanence. [6] Le philosophe Mark Fisher reprend l’hantologie comme ce qui vient s’opposer à ce qu’il perçoit comme l’impasse culturelle du temps présent : l’incapacité à faire advenir du nouveau dans un monde que le néolibéralisme ferait produire partout comme identique à lui-même et sans alternative. Alors, voici une introduction à quelques mécanismes de production de l’impasse, de l’effacement du temps et de l’espace solidaire de l’individualisation des corps.
ISOLER ET DIVISER LES CORPS : LA CELLULE FAMILIALE
Si le nettoyage est un moment de l’histoire de New York, les valeurs qu’il porte sont à l’origine de l’envers de la ville extatique : l’urbanisation, que la suburbia incarne par excellence. Des routes tracent un quadrillage de parcelles, une grille ; à chaque parcelle, une maison ; à chaque maison, une famille nucléaire, ou un couple, voire une personne. En Amérique du Nord, la suburbia se confond avec la subdivision, qui désigne à la fois l’action de diviser la terre en parcelles à vendre et les quartiers de logements que l’on y construit. Ces derniers, situés hors des villes sans non plus être à la campagne, confinent la possibilité de l’extase à l’intimité d’une chambre, la désagrègent du reste de la vie, et l’isolent comme sexualité domestiquée.
Aux États-Unis, l’organisation de la cellule familiale suit la notion de privacy, traduisible à la fois en « vie privée » et « intimité ». C’est un principe de séparation des corps les uns des autres, entre et au sein des cellules, de repli intérieur qui condamne la rue à une succession de façades opaques et de voies de circulation. À partir des années 1930, l’État fédéral diffuse ce principe en publiant des guides d’architecture ; il n’accorde d’assurance aux prêts immobiliers que si les projets à financer se soumettent à l’architecture de la privacy. Ces guides complètent des lois locales d’urbanisme qui codifient la famille nucléaire et limitent les pratiques spatiales non reproductives. [7] À l’époque, l’État fédéral s’appuie sur les recommandations de lobbyistes qui promeuvent la cellule familiale comme moyen de refouler le communisme, en isolant les ouvriers les uns des autres ; en séparant les générations les unes des autres par la restriction des foyers à des familles nucléaires ; en éloignant les ouvriers des moyens de production ; et en les liant à une petite propriété privée, de sorte qu’ils aient désormais quelque chose à perdre à lutter pour d’autres manières de vivre. Depuis, la contrainte financière, les méthodes de construction de masse et la destination familialiste de cet habitat n’ont cessé de produire l’espace-temps de la privacy, de la famille individualisée ; la single-family house est toujours le produit dominant de l’industrie de la construction, aux États-Unis comme ailleurs. [8]
La cellule familiale, au sens social et spatial, sert donc d’instrument du pouvoir de classe ; elle est le produit d’un urbanisme de l’individualisation par la séparation, qui s’attaque à l’espace public en le réduisant à une voie de circulation. À cet égard, Guy Debord écrit : « l’effort de tous les pouvoirs établis […] pour accroître les moyens de maintenir l’ordre dans la rue culmine finalement dans la suppression de la rue » et « l’effondrement simultané » de la ville et de la campagne ; ici, la rue, c’est la ville, c’est-à-dire ce qui rend possible l’exposition des corps à la rencontre, la complicité, la conspiration, la possibilité de faire proliférer les histoires et leurs sens. [9] La suppression de la rue passe par la décomposition de la ville, de la vie, en une articulation de fonctions urbaines juxtaposées les unes aux autres : les quartiers d’affaires, les quartiers résidentiels, et l’autoroute pour les relier.
INDIVIDUALISER : URBANISER
D’où vient la suburbia ? Le mot anglais vient du latin suburbia, pluriel de suburbium, « sous les remparts de la ville » : un assemblage de sub, sous, urbs, ville, et -ium, un suffixe nominal. Au contraire de la ville publique, politique et délimitée de la civis, où s’exercent idéalement des relations démocratiques, l’urbs ne concerne que l’aspect matériel d’une agglomération de maisons, c’est-à-dire d’espaces privés, intimes. À l’époque romaine, l’urbs est constructible à partir de rien, il est indépendant de toute forme de communauté. Il sert alors d’instrument d’expansion et d’intégration de tous les territoires à conquérir ; il est reproductible à l’infini, sans aucune limite. La forme que prend l’urbs est celle du camp militaire romain, de la grille orthogonale.
Surveiller et punir, Foucault montre comment, à partir du 16e siècle en Europe, les techniques de pouvoir disciplinaire et sécuritaire réutilisent cette organisation « dans l’urbanisme, la construction des cités ouvrières, des hôpitaux, des asiles, des prisons, des maisons d’éducation ». [10] Le camp romain sert alors d’instrument pour disciplinariser l’armée : comme quadrillage, il permet de découper des « multitudes mobiles, confuses, inutiles de corps et de forces en une multiplicité d’éléments individuels – petites cellules séparées, autonomies organiques » ; il tend à « se diviser en autant de parcelles qu’il y a de corps ou d’éléments à répartir » pour subdiviser les troupes. Comme espace clôturé, il permet d’empêcher des regroupements et circulations indésirables. C’est à partir de cette analyse architecturale que Foucault conçoit la discipline comme quelque chose qui « fabrique » des individus, ces « objets et instruments de son exercice » : en ce sens, les individus ne préexistent pas à la discipline.
En suivant ce raisonnement, l’urbanisme fabrique les cellules familiales dans un sens social et spatial. Les agglomérations que les colons européens construisent ex-nihilo en Amérique, et qui sont contemporaines de la disciplinarisation de l’armée, prennent la forme du camp romain. Le quadrillage sert d’instrument de colonisation : à s’approprier la terre en la divisant en parcelles à vendre et à accorder aux colons ; à surveiller et réguler les circulations urbaines pour empêcher les résistances à la domination coloniale. En Amérique, l’urbanisation sert alors à l’expansion territoriale illimitée d’une administration à deux niveaux complémentaires : celle de la colonisation, et celle de la famille. En ce sens, dans The Possibility of an Absolute Architecture, l’architecte-théoricien Pier Vittorio Aureli comprend l’urbs à l’aune de l’économie dans son sens aristotélicien, c’est-à-dire à l’administration despotique - oikonomikè - d’une maison, d’un espace domestique, privé, intime - oikos. Aristote définit l’oikos comme un espace de subordination, de hiérarchies inchangeables : relations despotiques entre maître et esclave, paternelles entre parent et enfant, et conjugales entre mari et épouse. La tâche de l’architecte consisterait alors à s’opposer au despotisme de l’urbs en le limitant par la politique de la civis ; à opposer la ville à l’urbanisation. [11]
Aureli retrace l’origine de ce terme : en 1867, l’ingénieur Ildefons Cerdà, à l’origine du plan qui porte son nom à Barcelone, l’introduit à partir des suburbios. Il cherche alors à nommer la production d’un espace-temps de plus en plus mondialisé, c’est-à-dire de plus en plus unifié par des formes de communication et de circulation de personnes et de marchandises. Ces formes confondent les limites des espaces-temps qu’ils intègrent dans une totalité, qui ne peut plus prendre le nom de « ville ». Comme on l’a vu, suburbium indique ce qu’il y a sous les remparts qui délimitent les villes. Dans Sécurité, territoire, population, Foucault analyse la manière dont la croissance des échanges économiques nécessaires de la ville avec son entourage et de la démographie mènent, à partir du 16e siècle, au désenclavement des villes, à leur inscription dans un espace de circulation territorial. On élargit puis démolit les remparts, et la ville absorbe les suburbia. [12]
Pour Cerdà, les suburbios espagnols offrent un exemple parfait de l’urbanisation, et les meilleures conditions de vie. Il cherche alors à « ruraliser la ville et urbaniser la campagne », ou en d’autres termes, à soumettre toute la production de l’espace-temps à une logique d’urbanisation, de domesticité, d’économie. [13]
Bref : comme produit dominant de l’industrie de la construction, la cellule familiale, sous la forme de la single-family house et de la suburbia, constitue le modèle de l’urbanisation, du devenir-privé du monde. L’urbanisation efface les distinctions entre ville, campagne et suburbia en aménageant toutes les vies et leurs espaces-temps de manière équivalente et domestiquée. Aureli écrit que l’urbanisation, dans sa répétition, entraîne « une perte de la spécificité temporelle et du processus historique, du sens du destin dans le moment où nous vivons ». Une phrase qui résonne avec les observations de Fisher sur l’impasse, et avant lui, sur celles de Guy Debord sur l’urbanisme, en 1967, où la disparition de la ville est celle du « milieu de l’histoire », cette « concentration du pouvoir social qui rend possible l’entreprise historique, et [la] conscience du passé ».
LA POLITIQUE DE LA PRIVATISATION
D’un côté, l’urbanisation comme effacement autoritaire de l’espace-temps, sa polarisation par un sens unique : Debord, Mumford, Foucault, Aureli, Fisher. De l’autre, l’urbanisation comme mouvement d’émancipation inévitable à favoriser par tous les moyens : Cerdà, puis les auteurs néolibéraux, dont l’une des figures centrales : l’écrivain Walter Lippmann. En 1922, dans Public Opinion, il loue comme « expérience la plus révolutionnaire de l’histoire » le passage de « collectivités locales relativement indépendantes et autosuffisantes » à leur « interdépendance dans une économie mondiale » ; en d’autres termes, le passage de villes délimitées et démocratiques à un « environnement vaste et imprévisible ». De cette observation partagée avec celle de Cerdà, il en tire un sens de l’histoire, une téléologie : un monde qui, inévitablement, se mondialisera de plus en plus. De cette prophétie, Lippmann préconise une politique strictement économique, celle qui réalise les aménagements nécessaires pour favoriser cette mondialisation. [14]
En 1938, Lippmann donne son nom au colloque qui voit naître le néolibéralisme ; à partir de 1947, nombre de ses participants se retrouvent dans la société du Mont-Pèlerin. [15] Parmi eux, Milton Friedmann et Friedrich Hayek, inspirateurs directs des politiques que Ronald Reagan et Margaret Thatcher mènent ensemble dans les années 1980, aux États-Unis et au Royaume-Uni. La célèbre phrase de Thatcher, « There is no alternative ! », se comprend dans le contexte de la téléologie néolibérale. C’est pourtant une phrase normative et non descriptive puisque la politique de Thatcher consiste à faire passer l’hypothèse néolibérale à une fatalité. Ce passage de l’hypothèse à la fatalité est au coeur de l’oeuvre de Mark Fisher, dont Capitalist realism, Londres, Zero Books, 2009. L’année de l’élection de Thatcher, en 1979, et peu avant celle de Reagan en novembre 1980, Foucault donne précisément un cours sur la pensée néolibérale, Naissance de la biopolitique. Dans la continuité des écrits de Lippmann, Foucault dit : « Le problème du néolibéralisme, c’est […] de savoir comment on peut régler l’exercice global du pouvoir politique sur les principes d’une économie de marché. Il s’agit donc non pas de libérer une place vide, mais de rapporter, de référer, de projeter sur un art général de gouverner les principes formels d’une économie de marché ». [16] En servant de de fondement politique, l’économie détermine donc les formes de l’intervention publique, qui se confond avec l’administration despotique d’un espace privé, ou plutôt, ici, celle de la « grande société » - l’intégration mondiale de l’agglomération d’espaces privés. Les écrivains néolibéraux rejettent ouvertement les idées démocratiques tout en s’opposant aux politiques fascistes, nationalistes et racistes : il s’agit bel et bien de promouvoir un environnement fait de flux mondialisés contre le renforcement des clôtures nationales. Du moins, des circulations que les néolibéraux trouvent désirables : celles qui favorisent le devenir-privé de l’ensemble du monde.
Donc : à partir de l’urbanisation, les auteurs néolibéraux pensent le sens de l’histoire ; ensuite, cette pensée influence des politiques d’inspiration néolibérale qui utilisent l’urbanisation comme un instrument. Dans la continuité des politiques de logement hostiles au communisme, Reagan fait promouvoir l’accès à la propriété privée et à la nouvelle construction de maisons unifamiliales, qui passent par la baisse des taux d’intérêt à l’endettement ; Thatcher fait privatiser le parc de logements publics et faciliter l’activité des promoteurs immobiliers.
L’HORIZON DE « L’INDIVIDU SOUVERAIN »
En 1997, paraît ce que je perçois comme le livre le plus néolibéral jamais écrit, une sorte de mise à jour contemporaine des écrits de Lippmann : The Sovereign Individual, du journaliste William Rees-Mogg et de l’investisseur James Dale Davidson. Les auteurs écrivent dans un contexte où les échanges commerciaux et informationnels se font désormais via Internet, « le domaine du cyberespace » qui transcende l’espace-temps. À partir de là, Rees-Mogg et Davidson affirment que la grande société de l’économie globale passe à « l’âge de l’information », un moment historique où elle s’émancipe enfin de la « tyrannie de la localité » et du « contrôle politique ». Pour eux, ce dernier est nécessaire uniquement en tant qu’il assure la sécurité de l’espace physique par lequel les échanges passent, pour les protéger de tous les conflits imaginables qui portent sur l’accès aux ressources. Les auteurs construisent une théorie de l’histoire où chaque régime de pouvoir émerge comme la meilleure solution, dans un contexte donné, pour dissuader l’exercice de la violence par d’autres acteurs que lui. Ils font du « retour sur la violence », c’est-à-dire l’arbitrage entre le coût et le bénéfice à exercer la violence dans une situation donnée, la logique qui explique l’ensemble du développement historique. Par conséquent, la « grande société » s’émancipera de plus en plus de l’espace-temps ; les auteurs écrivent au futur et présentent leur livre comme « apocalyptique », comme la révélation de ce qui va arriver. [17]
En écrivant une nouvelle téléologie où chaque acte est avant tout économique, c’est-à-dire un calcul coût-bénéfice, Rees-Mogg et Davidson s’inscrivent directement dans la filiation des auteurs néolibéraux qu’ils citent tout au long livre. Selon les auteurs, ce calcul mène au remplacement des remparts par des routes, des villes par l’urbanisation, et, dans « l’âge de l’information », au remplacement du territoire de l’état-nation par son morcellement en zones franches. Ces dernières sont de grandes cellules créées ex-nihilo pour l’économie mondialisée, en compétition les unes aux autres dans l’attraction de « clients » qui remplacent les « citoyens » ; les auteurs en font l’éloge. [18] Dans les zones, les états-nations renouent avec le régime d’exception juridique qui caractérise la ville jusqu’au 16e siècle, cette fois pour écarter les lois nationales qui rendraient ces zones moins compétitives dans le marché global. Dans Extrastatecraft, l’architecte Keller Easterling montre les différentes techniques - urbaines, infrastructurelles, juridiques, économiques - qui produisent ces zones. Comme architecte, elle écrit non pas pour les présenter comme une fatalité, mais au contraire pour questionner l’effacement de l’espace-temps dont elles sont porteuses. [19] Les zones se ressemblent toutes, on y interdit partout la même chose, et leur logique s’étend sur les villes, comme à Times Square aujourd’hui. Elles diffusent une urbanisation qui absorbe « ce qui s’appelait autrefois la ville », comme l’écrit l’architecte Rem Koolhaas. [20] La zone intègre toutes les formules passées de l’urbanisation, comme la maison unifamiliale, et se multiplie aussi à l’infini. Est-ce qu’elle forme l’idéal du néolibéralisme ?
ÉNIGMES POUR LA SUITE DU MONDE
Pourtant, ces politiques d’urbanisation semblent contredire complètement deux fondements de la pensée néolibérale. Premièrement, l’acte comme un calcul coût-bénéfice : la cellule familiale en tant que single-family house est le type de construction le plus gaspilleur qui soit, le moins économique, cette fois entendu au sens de ce qui diminue la dépense, de ce qui favorise l’épargne, l’accumulation. C’est la construction qui consomme le plus de surface, d’énergie, de temps ; y accéder veut dire s’endetter de manière systématique. Or, les politiques d’inspiration néolibérale aménagent et contraignent à la fois à l’endettement et à ce type de construction. Une politique vraiment néolibérale aurait-elle écarté une politique de classe gaspilleuse (contrôler les ouvriers) ? À moins de penser, comme beaucoup, que le néolibéralisme est tout simplement une politique de classe qui ne dit pas son nom, qui ne fait pas ce qu’elle dit faire ? Ou alors, que l’on se trouve dans un marché qui fait de l’endettement et du gaspillage systématique le meilleur calcul ?
Deuxièmement, et c’est un point qui n’a pas été assez discuté, c’est que cet endettement qui finance l’urbanisation se fait avec de la « dette monétisée », une cible traditionnelle des auteurs néolibéraux. [21] Par dette monétisée, j’entends le mode d’émission monétaire qui a commencé à s’imposer en 1913 pour devenir hégémonique en 1971 : que chaque nouveau prêt se fasse avec de la nouvelle émission monétaire, et que cette émission soit totalement contrôlée par les banques centrales. C’est un système qui confond l’argent et ses promesses de remboursement, monnaie et crédit. The Sovereign Individual et sa filiation – Murray Rothbard, Friedrich Hayek, l’école autrichienne d’économie dont ils font partie – ne cessent de critiquer cet étalon monétaire comme ce qui permettrait le contrôle centralisé du moyen de toutes les transactions marchandes, une emprise politique de l’État là où il devrait simplement favoriser le meilleur fonctionnement du marché. Dans une économie de dette, ce qui semble être une contradiction dans les termes, il ferait donc plus sens que l’agent économique - l’individu - choisisse de s’endetter, de dépenser au-delà de ses moyens.
En soulevant ces énigmes, on dirait que la même pensée néolibérale qui produit le monde cellulaire sans dehors ni alternative permet aussi de tracer des pistes hors de lui. Elle est indissociable de l’urbanisation mais peut contredire les formes qu’elle prend. Elle est fondamentalement individualiste mais peut ignorer les attributs disciplinaires, ce que Foucault appelle « le gommage anthropologique » : un criminel n’est plus un psychopathe racisé à punir, mais un agent dont le crime est le choix le plus économique qui s’est offert à lui dans un contexte donné. [22] Bref : pour renverser et limiter l’urbanisation-individualisation, on peut réfléchir à la fois avec et contre les néolibéraux. Avec eux, reprendre la critique de la dette monétisée pour cartographier la manière dont elle finance concrètement l’urbanisation. Contre eux, contre les cellules spatiales du familialisme et du travail, compléter des stratégies pour défaire ce qui contraint à les produire et en renforce l’opacité, l’intériorité et l’identité. Pour : hanter l’urbanisation d’une architecture érotique.
Éléments biographiques : Nagy Makhlouf, originaire de Paris et né au milieu des années 1990, fait un doctorat en architecture à l’École polytechnique fédérale de Lausanne avec les laboratoires ALICE et RIOT.
[1] Comité invisible, L’insurrection qui vient, Sixième cercle, « L’environnement est un défi industriel », Paris, La fabrique, 2007, pp. 58-61.
[2] Michel de Certeau, L’invention du quotidien, Marches dans la ville, Paris, Gallimard, 1980, pp. 139-142.
[3] En allemand, Einverleibung. Voir Barbara Stiegler, Nietzsche et la critique de la chair : Dionysos, Ariane, le Christ, Deuxième partie : s’exposer au lointain, Paris, Presses Universitaires de France, 2011.
[4] Le Man’s Country Baths selon Edmund White dans My Lives, Harper Collins, New York, 2007
[5] Francis Fukuyama, The End of History and the Last Man, Free Press, New York, 1992.
[6] Le h du verbe hanter est muet : il s’absente à l’oral et ne se rend présent qu’à l’écrit pour hanter l’ontologie. Pour la critique nietzschéenne du Je : Barbara Stiegler, Nietzsche et la vie, Les écrans de la métaphysique moderne, Paris, Gallimard, 2021.
[7] Dianne Harris, Little White Houses : How the Postwar Home Constructed Race in America, Minneapolis, University of Minnesota Press, 2013, 112.
[8] Jonathan Massey, « Risk and Regulation in the Financial Architecture of American Houses », Governing by Design : Architecture, Economy, and Politics in the Twentieth Century, University of Pittsburgh Press, Pittsburgh, 2012.
[9] Guy Debord, La société du spectacle, L’aménagement du territoire, Buchet-Chastel, Paris, 1967.
[10] Michel Foucault, Surveiller et Punir, La surveillance hiérarchique, Paris, Gallimard, 1975.
[11] Pier Vittorio Aureli, The Possibility of an Absolute Architecture, Towards the Archipelago, MIT Press, Cambridge, 2011.
[12] Michel Foucault, Sécurité, territoire, population, Leçon du 11 janvier 1978, Cours au Collège de France, Paris, Seuil/Gallimard, 2004.
[13] Ildefons Cerdà, La théorie générale de l’urbanisation, cité par Aureli, op. cit.
[14] Walter Lippmann, The Good Society ; je me base sur les citations de Barbara Stiegler dans Il faut s’adapter, La “formidable réadaptation de l’espèce humaine”, Paris, Gallimard, 2019.
[15] Le colloque a lieu à Paris ; Mont-Pèlerin est un village suisse.
[16] Michel Foucault, Naissance de la biopolitique, Leçon du 14 février 1979, Cours au Collège de France, Paris, Seuil/Gallimard, 2004, 137.
[17] William Rees-Mogg, James Dale Davidson, The Sovereign Individual, Chicago, Touchstone, 1999. Dans ces régimes de pouvoir, les auteurs caractérisent des triplets “gouvernement - gouverné - spatialité”, dont les termes s’effacent mutuellement dans le stade terminal de l’histoire néolibérale : celui de l’individu souverain. Féodalité - vassalité - seigneurie ; monarchie - sujétion - royaume ; état-nation - citoyenneté - territoire ; marché - clientélisme - zone franche. La tyrannie de la localité, tyranny of place, est empruntée à Milton Friedmann. Les passages sur le statut apocalyptique du livre se trouvent dans l’introduction.
[18] Ibid. Voir le chapitre 7 Transcending Locality.
[19] Keller Easterling, Extrastatecraft : The Power of Infrastructure Space, New York, Verso, 2014.
[20] Rem Koolhaas, Études sur (ce qui s’appelait autrefois) la ville, Lausanne, Payot, 2017.
[21] À ma connaissance, les ouvrages les plus clairs sur la critique néolibérale de la “dette monétisée” sont ceux de l’économiste Saifedean Ammous à qui j’emprunte la formule, dont The Fiat Standard et Principles of Economics, autopubliés en 2021 et 2023.
[22] Michel Foucault, Naissance de la biopolitique, op. cit. Leçon du 21 mars 1979, pp. 264-265.
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