On aurait tort de croire comprendre ce document immédiatement. Car si les mots, les institutions ou les pratiques sont les mêmes, la situation elle, nous est largement inconnue.
Colosse aux deux visages le Brésil est de ces pays que l’on ne peut pas décrire dans l’unité, le texte y reviendra à plusieurs reprises. Sa première face est celle contre laquelle ce texte a été écrit. Pendant plus de quinze ans, le pouvoir a été aux mains des progressistes (de la gauche au centre droit). Ils ont mené une politique de reconnaissance et d’intégration des minorités sexuelles. Celle-ci fut construite avec des institutions comme l’université qui abandonne sa fonction critique pour assurer et construire la place de chacun dans le grand bal social ou comme la justice qui reconnaît de plus en plus de droits. Le texte s’attaque à une logique qui va de la production à la reproduction.
Très inspiré par le féminisme des années 70, il construit un réquisitoire contre la procréation et les désirs d’enfants afin d’amener une interrogation radicale sur l’humanité, l’avenir et la fin du monde. Ce texte est enfin un appel à la dissidence sexuelle.
L’autre visage du Brésil, est celui que nous connaissons tristement depuis l’arrivée au pouvoir de Jair Bolsonaro, celui des ratonnades anti-lgbtqi quand il ne s’agit pas de meurtres. C’est le Brésil évangéliste et anti-avortement, le Brésil de la censure. Le texte fut écrit en 2018, avant l’accès de Bolsonaro à la présidence de la République toutefois, il essaime des éléments faisant entrevoir cette nouvelle réalité du Brésil.
Le mauvais augure est une magie des présages. Sa force réside dans l’intuition particulière, dans l’acuité de ce qui échoue et ne se passe pas comme prévu. Sentir le mauvais augure d’une chose, d’un flux ou d’un corps, qu’il soit fleuve, pierre ou fougère des marais, c’est d’abord entrevoir sa matière vibrante. Celle à laquelle je me révèle, à laquelle je suis présent. L’augure se donne en amont des évènements. C’est une sensation pénétrante. Et lorsqu’il s’agit de politique, elle peut nous éviter bien des naufrages.
Le « quebranto » [1] se loge dans les parties du corps infecté par le ressentiment et les problèmes d’ego. L’être ensorcelé ne désire plus qu’une chose : que tout se fasse Ordre.
Mettre-en-évidence (E-videnciar) [2] est l’affaire d’une sérieuse analyse animée par l’impatience d’en découdre. C’est-à-dire de mettre à mal l’espace social pacifié qui de soft power en récupérations construit une politique de vampire.
À PROPOS DE L’ABANDON DES MOTS ENSORCELÉS
Au début des années 90, le mot queer apparaît au Brésil comme un nouveau champ d’étude universitaire. Le terme est introduit par des professeurs liés aux cultural studies (Tomaz Tadeu de Silva, Guacira Lopes Louro). Leur intérêt se porte sur la pensée critique nord-américaine en train de se reformuler à distance des vieilles conceptions marxistes du monde. La théorie queer devait annoncer l’arrivée de temps nouveaux. Elle promettait de sortir l’académie brésilienne de l’inertie et de la rabâcherie conservatrice qui la caractérisait.
Il semble toutefois qu’une erreur de traduction culturelle ait modifié la trajectoire du projet queer brésilien. Ce qui amène à distinguer queer theory et teoria queer comme deux choses tout à fait distinctes. La première, déployée dans l’univers de sens anglophone, a pu stimuler une certaine radicalité existentielle contenue dans le concept lui-même et son contexte d’apparition.
La seconde, dans sa tentative de transplantation en langue portugaise, se rapporte essentiellement à l’existence des corps déviants et anormaux comme à des objets d’analyse. Il s’agit donc d’une théorie sans la pratique. Il va de soi qu’un mot que l’on emploie ici, au Brésil, n’a pas forcément le même sens que lorsqu’on l’utilise ailleurs, comme là-bas aux États-Unis.
La traduction d’un contenu révèle souvent la prétention à l’universalité dissimulée dans l’acte de traduire.
Au Brésil, le queer a pu se tailler une place dans l’establishment académique. Les premiers à introduire la théorie queer en nos terres tropicales furent des chercheurs et des chercheuses universitaires issus de classes privilégiées. Ce genre de critique commence à revêtir une certaine importance comme lors d’une rencontre intitulée : « Défaire le genre » [3] durant laquelle Judith Butler fut questionnée par la travailleuse du sexe et travestie Indianara Siqueira. Elle l’interrogeait sur sa position privilégiée et somme toute passive concernant la transgression du genre d’un point de vue pratique. L’écart entre la vie et la théorie nécessite d’être questionné. Particulièrement lorsque des institutions comme l’université produisent des manières de penser, d’être et de se lier.
Au début des années 90, les choses étaient encore différentes. Malgré son caractère de classe bien marqué, la théorie queer semblait moins présomptueuse, moins branchée et n’était pas vue d’un bon œil. Peut-être gardait-elle quelque chose de trop radical, d’impur.
Puis voilà qu’à la fin des années 2000, la vision académique du queer s’est abîmée dans son rôle de prêt-à-penser des esthétiques existentielles. Du Foucault et du Deleuze à gogo, incapable de soutenir le poids et le risque d’une vie marginale. Connaissance froide face à son objet de recherche. La vision queer brésilienne, alimentée par la psychanalyse a effectué un travail d’incorporation sociale des singularités et de tout ce sur quoi elle a posé ses yeux de Méduse.
Elle a compris qu’il existait un sujet de la dissidence sexuelle, localisable, et qu’il fallait que celui-ci soit inclus dans la société. L’identité et les politiques de reconnaissance furent les véhicules d’une telle opération. La vision queer académique a de facto pris une consistance politique, avec son style et ses petites luttes de capital symbolique. Le queer est devenu la caution progressiste de la gauche.
L’identité et les politiques de reconnaissance sont devenues plus séductrices ces dernières années, aussi bien ici que dans les pays privilégiés, dû au fait que l’université s’est imposée comme seul espace possible où la transgression puisse exister. C’est également le seul espace où l’on puisse lutter pour une vie moins subalternisée. Ce qui n’était pas queer l’est donc devenu. Tout ce que l’on nous a fait bouffer dans les programmes de maîtrise et de doctorat, c’est ce que l’on a fini par nous faire chier dans les beaux vases du progressisme. Perdant au passage la puissance monstrueuse de ce qui un jour nous avait paru menacer l’hétéronormativité.
Aujourd’hui, ces forces se trouvent endormies par le gaz de la visibilité et de la célébrité, enfermant l’expérience de la dissidence sexuelle dans une fonction capitaliste d’ordre culturel. Il n’y a qu’à regarder, pour s’en convaincre les séries télé Netflix ou les nouveaux groupes de musique pop. Le queer se réduisant à une bibliothèque esthétique dans laquelle piocher des éléments.
Le mauvais sort jeté par l’institution sur le queer renvoie à l’idée de salut défendu par la gauche (qui a promis la rédemption des singularités, la possibilité de les sortir de la boue) à travers la conquête du diplôme. Or, les compensations offertes par l’entreprise-université pour nos corps vulnérables nous a ôté toute combativité. Dans ce processus d’envoûtement (de « quebranto »), nous perdons les espaces de complicité, d’organisation radicale, du pouvoir de répondre à la mort. Laquelle, dans ce contexte, n’est pas que symbolique, mais aussi très matérielle. Un mouvement moléculaire fatal qui étouffe le désordre des trames affectives et collectives des corps monstrueux.
Plus on se confesse sur le sexe, plus grand est le contrôle exercé sur les pratiques sexuelles. Nouvelles identités, nouveaux territoires de consommation. Toute société qui nous convie à confesser quelle sexualité est la nôtre, impose un contrôle sur les corps. En effet, les révélations du sexe sont hautement lucratives pour le capital.
La pensée décoloniale qui se penche sur le sort de la théorie queer sous les tropiques, oubli qu’une décolonisation post-queer ne se fait pas seulement en troquant un mot anglais par un autre moins nord-américanisé (où queer deviendrait kuir). Elle doit se construire en détruisant le progressisme.
Les bons profs queers brésiliens et quelques activistes fameux ont assumé le rôle de « capitaos do mato » [4] en capturant l’animalité des expériences divergentes pour la transformer en un fantasme inoffensif, atténué de sa folie et séparé de sa puissance perverse.
Accroître davantage la force d’effondrement requiert une réflexion sur la vie crue, dont les formes flirtent dans l’ombre avec la sourdine du monde. En y faisant peser le poids de nos existences criminelles.
Ce sera fabuleux.
LE PIED SUR L’ACCÉLÉRATEUR : VERS LA FIN DU FUTUR REPRODUCTIVISTE
« Est puissant celui ou celle qui sait danser
avec les ombres, et qui sait tisser des relations
intimes entre sa propre force vitale et autres prisons
de forces toujours situées quelque part,
part delà la surface du visible. »
Achille Mbembe
Le corps n’est pas seulement investi par la sexualité, il est construit, matérialisé à partir d’un sexe produit par le discours. Nos corps sont le produit entendu de la sexualité et du discours. Les créations de corps sexués insérés dans un ordre libidinal sociohistorique sont définies au travers de ses pratiques discursives et normatives. La notion de sexe biologique n’a de valeur et d’importance qu’à l’aune du projet Humanité.
Le sexe en tant que chose naturelle, l’instinct maternel et l’hétérosexualité sont trois essentialismes qui opèrent comme régulateurs d’existences. Régulation façonnée et répétée sans relâche afin de perpétuer l’institution de l’Humain et par l’exclusion de tout ce qui n’y cadre pas.
Il existe une richesse infinie de manières d’apprendre à vivre les sexualités, les genres et les corps. Et tout autant, de manières de se rendre incontrôlables, ingouvernables à l’entreprise spectacle de Normalisation-du-Sexe-pour-le-Futur. La sensibilité politique de l’underground contrasexuel, par exemple, démontre un geste anti-héroïque extraordinaire sur la question, qui fout en l’air le continuum libidinal de la modernité : le glam et la joie d’une (V)IE [5] sans enfants. Cette sensibilité pointe un des problèmes généraux de la modernité : la fertilité [6]. Plus les flux capitalistes s’intensifient, plus la fertilité en pâtit. L’expansion illimitée des métropoles, l’individuation et l’estime de soi délirante ne sont que quelques-unes des façons de mourir démographiquement.
Il ne faut pas croire que la-Ligue-du-Sexe-Normal-pour-le-Futur ne soit pas au fait de ce qui menace partout de craquer. Plus s’accélère le désenchantement général, plus elle s’empresse d’imposer sa vision du monde en persécutant toutes formes de vie étrangère au contrat de natalité (c’est-à-dire contrat hétérosexuel en tant que module opératoire du capitalisme).
Comment faire pour donner le coup d’envoi à une politique concrète de sabotage de la machinerie reproductive de l’humanité ? Nous sommes en 2018 et le Brésil voit en ce moment même s’intensifier l’emprise d’un pouvoir théocratique parallèle, à tendance évangélique, qui opère depuis l’intérieur même du gouvernement. Rien de nouveau sous le soleil des tropiques où même les présidentes de gauche sont contraintes d’assister à l’inauguration du plus grand temple évangélique d’Amérique latine [7]. Rien de nouveau donc pour nous qui sommes, depuis des siècles, des cibles de choix aux côtés des corps biopolitiquement produits comme femmes et comme trans. Menace irréductible du futur, nous sommes immédiatement la négation empirique de l’avenir, aussi bien par nos façons de vivre la sexualité que par nos luttes incessantes pour la libération des pratiques abortives.
Le monde dystopique de Margareth Atwood ne serait-il en fait qu’une simple exagération de ce que nous voyons se déployer sous nos yeux ? Dans la servante écarlate [8], la narratrice met beaucoup de temps avant de comprendre la mesure de l’évolution réactionnaire des rapports sociaux. C’est dans un contexte de crise générale de la fertilité mondiale que l’extrême droite s’empare rapidement du pouvoir et impose des mesures visant au contrôle absolu des corps des femmes. Or il y a longtemps que la réalité dépasse la fiction. La situation est pire encore lorsque l’on regarde vers la Tchétchénie, où dans certaines régions du Moyen-Orient, comme l’Égypte, où des homosexuels sont pendus à la lumière du jour en place publique. Pas besoin d’aller chercher l’horreur ailleurs. Même au Brésil le travesticide ne semble plus susciter la moindre étincelle de résistance, pas même parmi ladite « communauté LGBTQ ». Dictature ou démocratie, dans tous les cas, nous continuons de mourir et notre sang vient tout juste remplir les calculs des statistiques d’un monde absurde.
La baisse tendancielle des discours combatifs dans les luttes pour la légalisation et la diffusion des pratiques abortives, ces dernières années, concorde parfaitement avec le progressisme de gauche au pouvoir. Les mouvements féministes et LGBTQ se complaisent dans la négociation avec le pouvoir (pinkwashing) dans le but de réintégrer les singularités marginales, mais aussi dans le but d’intégrer ce pouvoir, d’en faire partie. C’est un jeu à double tranchant, car tandis qu’il procure à certain.es des améliorations concrètes, il produit en même temps un mirage, une impression que ces nouvelles valeurs se sont imposées dans la société. Or cette idée, que les lois transcendent la société, cette croyance en l’État de droit ne tient jamais compte de la multiplicité du réel, ni de ses propres conditions de possibilités. Combattre l’incorporation de la singularité, c’est laisser émerger les corps retirés de la circulation par le poids de la représentation. Nous ne serons jamais tous invités à boire du champagne aux sommets, nous sommes beaucoup trop nombreux pour ces espaces éternellement trop petits.
Au moment d’écrire ce texte, un énième projet de loi nous tombe dessus, prétendant en finir avec toute possibilité légale d’interrompre une grossesse, y compris en cas de viol. Il est é-vident que dans les années à venir, c’est ce genre de mesures qui resserrera l’emprise du pouvoir sur les corps. Particulièrement autour des corporéités hétérogènes qui défient les plans de la modernité par le ventre ou par l’anus.
Le projet de Défense-du-Futur par l’obligation de la procréation est un élément fondateur de la modernité colonialiste. Or, la reconduction éternelle du même est un mur sur lequel viennent se briser les discours d’égalité politique, d’inclusion et de représentation et qui dévitalise la politique des coups rendus.
Nous savons bien que les attaques ne cesseront pas. La persécution ne peut être amoindrie par des arguments qui évacuent la présence ici même de tous ces morts qui nous précèdent et qui furent tués au nom du Futur. Plusieurs diront qu’il en vaut mieux ainsi, empêchant de ce fait, depuis leur position de bonheur privilégié, toute conspiration politique.
ÉTHIQUE DE LA GRÈVE HUMAINE
Dans son livre No Future, Lee Edelman propose le terme de queerness comme le lieu ou réside le refus de l’ordre social. Une négativité qui résiste à l’hétérosexualité comme régime politique. Le concept de queerness est un rejet actif de tout espoir. Un lieu où le pouvoir n’est plus incarné dans les corps, un lieu où sans proposition, irréductiblement atypique, singulier et autonome.
Comment tisser les lignes d’un devenir monstre [9] ? Une politique des écarts et des outrages rendant caduques les notions de bien et de bonne conscience des êtres de droit.
Même face aux plus destructrices des catastrophes telles que Tchernobyl, Fukushima ou Mariana, l’humanité ne cesse de se reproduire. Mise devant l’explosion démographique galopante, comble de la modernité qui voue la terre aux monocultures de toutes sortes, à l’extractivisme débridé et à la production quotidienne de milliards de tonnes de détritus, l’humanité ne cesse pour autant de produire à tout vent. L’anthropocène qui inscrit la présence désastreuse de l’humain sur terre ne semble déranger personne. Parallèlement à ce besoin de production excessive, le pouvoir opère sur le désir d’accomplissement de chaque être par la production d’enfants. Ce n’est pas par hasard si les politiques anti-avortement se font plus dures chaque jour, aux quatre coins de la planète, alors que les ambitions génétiques de conservation de conscience se propagent à un rythme aussi inquiétant.
L’enfant qui naît incarne la réalisation de l’ordre hétéronormal et la perspective de futur de la race humaine. Il est ce qui prévaut sur n’importe quel désir. Insatiable soif de futur, soif de se reproduire. L’enfant apparaît comme cet emblème à valeur incontestable du futurisme, celui qui impose un ordre du monde auquel il devient impossible d’opposer des subjectivités contrasexuelles, ou une quelconque proposition politique visant à stopper la course du navire reproductif vers le naufrage final.
Au milieu de cette hégémonie, il devient primordial d’élaborer sans plus attendre une politique de la Grève Humaine. C’est dans la reproduction humaine du « sujet » hétérosexuel que réside le chemin menant tout droit au monde straight de la production.
Les sexualités et les formes-de-vie stigmatisées pour leurs écarts au mandat hétéro-reproductif menacent de dissoudre le contrat social. L’insistance provocatrice, l’entêtement à semer le trouble et à offenser l’ordre social, bien que conduisant souvent aux travaux forcés dans le bagne de la culture hétéro-reproductrice, peut aussi être considérée comme un pari.
Carla Lonzi, féministe italienne des années 70, a traversé l’autonomie italienne en y construisant des concepts clés comme celui de GRÈVE HUMAINE. « Nous ne serons ni vos mères, ni vos épouses, ni vos filles : détruisons la famille ! » : tel était le cri retentissant dans les rues d’une Italie littéralement ensevelie sous les pavés de l’insurrection. Tout en revendiquant des droits, on y affirmait bruyamment l’étrangeté radicale vis-à-vis du vieil ordre social. L’effervescence féministe italienne des années 70 a entraîné aussi bien des femmes cis que des trans, des homos et lesbiennes et aura donné corps aux manifestations de ce qui, dans le contexte, a pris le nom de grève humaine. Il y a là, dans cette passerelle entre deux époques, un moment où le féminisme aura su pousser jusqu’au sommet la vérité affirmant que « la liberté, ça commence par le ventre ».
La grève humaine renvoie à la question du Comment faire ? Question d’ordre éthique dans une époque où les limites entre le travail et la vie n’ont jamais été aussi troubles. L’ouvrage Foucault para encapuchadas pose la question suivante : « Qu’en serait-il de ce monde si toute affirmation ne tenait à la mise en rapport de chaque chose par la seule force admise - car la plus contrôlable – d’entre toutes les formes de socialité, c’est-à-dire : le travail ? ».
Bloquer la machinerie de la production humaine suppose la destruction de l’hétéro-empire, lequel gère et digère, réintègre et défèque tout ce qui vit, tout ce qui existe et tout ce qui porte en soi une quelconque puissance. Tout y passe, car tout est productif, tout est produit et à la fin tout est commercialisable. Dans Foucault para encapuchadas, « Comment faire ? » est une question technique, qui requiert un certain art capable d’élaborer de nouveaux processus de subjectivation, de faire surgir de nouvelles formes-de-vie, de nouveaux devenirs. La grève humaine survient en réponse à la déchéance du vieux sujet révolutionnaire qu’était l’ouvrier viril. Il ne s’agit plus désormais d’attaquer les relations de production sans attaquer, du même coup, les relations affectives qui les soutiennent. Comme le rappelle Silvia Federici : « Ce qu’ils appellent amour, je dis que c’est du travail mal rémunéré [10] ».
La grève humaine « suppose un bousculement des familiarités hétérosexualisantes, c’est-à-dire : l’art de fréquenter en soi-même l’hôte le plus inquiétant (notre Mr Hyde à tous, notre Mystica [11]). La grève humaine suppose de faire tourner à vide les dispositifs afin de rendre à la présence les corps mutilés par l’empire hétéro, les rendre à l’amitié politique. Comment faire ? Comment rendre caduques les dénominations « masculines » et « féminines » qui se conforment aux catégories d’assignation biopolitique « homme/femme » ? Les codes de la masculinité sont susceptibles de s’ouvrir pour que nous puissions opérer en eux une sorte de gender-hacking perfo-prothésica-lexical par l’utilisation de jeux de langage échappant aux marques de genre, ou qui au moins savent les altérer ; propager jusqu’à l’absurde les anomalies psychosexuelles. La mise en scène de pratiques subversives des codes de masculinité et féminité à travers l’exploration et l’expérimentation des subversions sexo-génériques visent à déstabiliser les catégories hétérosexuelles du binôme. Renoncer au maintien des relations sexuelles naturalisantes hétéronormales rend possible la re-sémantisation et la déconstruction de la centralité du pénis et la critique des catégories d’ « organes sexuels » (n’importe quelle partie du corps ou n’importe quel objet pouvant devenir sex toy) : dégénitaliser la sexualité (qu’y a-t-il de plus sexy que de faire la sieste enlacées), séparer l’usage des plaisirs des formes de reproduction humaine (à laquelle nous avons renoncé il y a un bail), explorer et expérimenter d’autres usages des plaisirs (par exemple les pratiques de jeux de pouvoir consensuels). L’abolition de la pratique de la sexualité de couple, par les pratiques de plaisir en groupe avec des complices sexo-affectifs re-sémantise le corps comme barricade d’insubordination politique, de désobéissance sexuelle, de déterritorialisation de la sexualité hétéronormative, de ses régimes disciplinaires naturalisés et de ses formes de subjectivation en vue de la création subséquente d’espaces d’affinités anti-genre et anti-humains : il s’agit rien de moins que de détruire jusqu’aux ciments l’hétérosexualité en tant que régime politique. Tel est notre destin. [12] »
PRODUCTION DES EXISTENCES SAINES
« Dans le libre-marché, le marché est libre. Mais vous, vous ne l’êtes pas ».
Max Stirner
Aujourd’hui, l’ordre social sélectionne les corps en fonction de leur utilité. Il y a ceux voués à l’exploitation diffuse et ceux que l’on enchaîne à la promesse d’un futur. Le capitalisme a pour principe de produire, y compris les relations. Celles-ci sont donc toujours le fruit d’une inégalité, d’une exploitation. Le progrès, en tant que projet de la modernité coloniale agit en faisant le tri, en opérant des distinctions, en calibrant, en écrémant… Ce sont tout juste quelques enfants qui peuvent dès lors porter le futur comme leur propriété. Le futur leur appartient. C’est contre cette axiomatique répressive qu’une lutte peut à tout moment faire irruption : une lutte désirante pour la destruction de cette notion de futur propre aux existences saines.
En exploitant de la main-d’œuvre migrante et racisée et en détruisant le non-humain, le capitalisme détermine avec soin qui pourra tirer le fruit d’une vie séparée de ses conséquences mortifères. En plus de persécuter les dissidences sexuelles non-reproductives, la promesse du futur vise à retirer de la circulation toute une couche de corps excédentaires, asservis par le travail ou par des mécanismes de contrôle et d’enfermement. Toute prison vise à neutraliser les existences mises au ban du Futur.
Nombre d’entre nous sont derrière les barreaux. La lutte pour la visibilité les cache, les cachera toujours. Car la reconnaissance implique un corps et un discours intelligible et discipliné. Dès que nous pouvons produire d’une manière ou d’une autre, nous pouvons nous vendre, ne serait-ce qu’à prix d’esclave, pour trouver une place dans cette structure de production. Les prisonniers et prisonnières sont les maillons faibles de la lutte pour les droits, qui répugne aux plus gentils des politiciens LGBTQ, à la gauche culturelle, comme à la jeunesse militante des universités. Car la visibilité est strictement « mercadologique », exigeant sous ses projecteurs que tous correspondent à un certain type de fonctionnalités. En prônant une politique d’inclusion et une stratégie basée exclusivement sur la visibilité, nous ne pouvons que nier tous les corps irréductibles au capitalisme.
Depuis une quinzaine d’années, parler d’abolitionnisme pénal est devenu quelque chose de rare. Or, la construction de complexes carcéraux se multiplie, tout comme les moyens d’exterminer les communautés en rupture avec l’idée d’un futur planifié. Le néo-libéralisme aura réussi à capter toute forme d’opposition radicale qui prétendait encore lui résister. L’anti-racisme autant que le féminisme se sont vu réduire à des styles mainstream où sont répétés sans cesse les mêmes gestes de rébellion comme s’ils étaient inédits. Ce formatage du désir politique au travers du capitalisme annihile non seulement l’évidence d’un futur abolitif, mais impose aussi au présent une dégradation des possibilités d’imaginer des rébellions concrètes dans chaque sphère de la vie.
IMPURS-MUTANTS-MONSTRES
Il faut haïr le monde.
Notre haine désire la suspension du monde.
Faisons en sorte que le monde entier se détériore. Ainsi, seulement, nous pourrons penser de façon significative. Mais qu’il soit dit que la suspension du monde n’est pas une chasse des conditions de sa reproduction, ni une méditative rhapsodie des sensations. C’est la pensée qui se construit après la catastrophe du monde. Il ne s’agit pas d’un scénario de film censé nous apprendre les voies essentielles de la survie. C’est la machine de guerre d’une politique de la fin.
Les paris multispécistes ou multinaturalistes auront-ils la force de détruire les liens de sang qui font l’Humain, laissant le corps se perdre dans l’immense molécule que nous appelons Terre ?
Détruire l’image qu’ils ont faite de cet amoncellement de chair : « Je suis un homme », « Je suis une femme », « Je suis hétéro », « Je suis homo », sont des états subjectifs rendus possibles par la fiction sociale et les dispositifs de contrôle. Il ne s’agit pas de prendre le pouvoir constitué, mais de fendre dans les corps les ordres du passé.
Je crois qu’il n’y a que la fin du monde tel que nous le connaissons qui puisse propager une mutation générale. Il faut savoir qu’en interagissant avec ce qui nous est étrange, nous ne reconduisons pas l’affirmation de notre « humanité » mais participons de son annulation.
ALI
[1] terme brésilien sans traduction connue, le quebranto est un état morbide, d’envoûtement, attribué au mauvais œil (o Mau olhado) par la croyance populaire. Syndrome d’abattement, d’affaiblissement, de prostration et de faiblesse, tant physique que spirituelle.
[2] du portugais « E-vidençar » dont le radical est issu de « vidência » littéralement la voyance (au sens médiumnique).
[3] rencontre intitulée « Desfazendo o gênero » tenue à Bahia, Brésil 2005.
[4] les « capitaines de la forêt » étaient des sujets métis qu’on envoyait traquer les esclaves enfuis et qui tuaient les Indiens au passage
[5] dans le texte portugais original, le terme vie (vida) est décomposé en « V-barré » suivi d’un trait d’union et du « ida » séparés. « Ida » en portugais étant l’aller, ou l’allure.
[6] une des rares études menées au Brésil sur le sujet fut réalisée récemment par la biologiste Anne Ropelle dans son mémoire de maîtrise de la faculté des sciences médicales de l’université d’état de Campinas. Elle raconte que le « Centre de soin intégral pour la santé des femmes » de l’université réalise des tests de spermogrammes depuis 1989. Des 33944 échantillons recueillis entre 1989 et 2016, elle en a analysé 18902. Elle a ensuite divisé les tests en cinq périodes de temps et a procédé à l’analyse des principaux paramètres qui mesurent la qualité de la semence : la concentration (quantité de spermatozoïdes par échantillon), la mobilité (capacité de mouvements) et la morphologie (la forme des spermatozoïdes). « On note une dégénérescence significative pour chacun des paramètres » affirme la chercheuse. La concentration séminale est tombée de 86,4 millions de spermatozoïdes/ml entre 1989 et 1995 à 48,32 millions de spermatozoïdes/ml entre 2011 et 2016. Le ratio de bonne mobilité est descendu de 47,6 % à 35,9 %, tandis que l’indice de morphologie « normale » est passé de 37,1 % à 3,7 %.
source : https://www.pragmatismopolitico.com.br/2018/05/semen-ameaca-reproducao-humana.html
[7] la cérémonie d’inauguration du temple a eu lieu le 31 juillet 2014, en présence de la présidente Dilma Rousseff et de Michel Temer, du gouverneur de l’État de São Paulo Geraldo Alckmin et du maire de São Paulo Fernando Haddad.
[8] The Handmaid’s Tales de Margareth Atwood 1984. L’auteur y construit une dystopie située au nord des États-Unis dans un futur d’une proximité (volontairement) inquiétante. Suite à un coup d’État théocratique, apparemment motivé par une crise d’infertilité mondiale, la société étasunienne se réorganise selon des principes puritains du XVIIe siècle, devenant la République de Gilead. Le récit accompagne le personnage d’Offred, une des « servantes » qui sont des femmes contraintes de se faire engrosser par des hauts fonctionnaires dont les épouses sont stériles.
[9] la première version de ce texte fut présentée à la MONTRA (Mostra Nordestina de Sexualidades, Travestilidades e Resistência no Audiovisual) le 1er avril 2017, à la Casa Franca, Porto Alegre, Brésil.
[10] el patriarcado del salario. Lo que llaman amor nosotras lo llamamos trabajo no pagado.
[11] personnage des X-men
[12] Foucault para encapuchadas Manada de lobxs Buenos Aires 2014
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