TROU NOIR

Voyage dans la dissidence sexuelle

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Sans char, sans musique et sans Geoffroy de Lagasnerie

L’Inter-LGBT avait annoncé que cette année la Marche des fiertés ne comporterait pas de chars pour des raisons « d’éco-responsabilités » et « d’horizontalité partagée ». Habituellement, la présence de ces chars impliquent une logistique lourde et nécessite énormément d’argent pour satisfaire les besoins de sécurité (matériel et humain) exigée par la municipalité, c’est ce qui avait justifié le recours à des sponsors avides de se faire une belle image pour en assurer la charge et le coût.
Parmi les réactions outrées de cette disparition, Geoffroy de Lagasnerie s’est fendu d’un texte intitulé « Quand l’Inter-LGBT détruit la fierté » sur son blog Mediapart, qu’il a ensuite relayé sur tous ses réseaux sociaux. La teneur libérale de ses propos a suscité à son tour de vives réactions, ce texte que nous proposons est un caillou supplémentaire à son encontre.

Photo : Dans le cortège radical de la Marche des fiertés de Bordeaux, « Il y a des alliances qui tuent », 10 juin 2023.


Quand on confisque un hochet à un enfant, on risque la crise dans le foyer. Et bien, c’est un peu ce qu’il se passe dans les commentaires qui ont suivi la Marche des fiertés parisienne 2023 où les chars et la musique ont disparu ! Un mot d’ordre plus ambigu que d’habitude a été choisi : « Depuis 10 ans mariage pour tous. Depuis toujours violences pour tou⋅te⋅s. » Et pour la première fois, la tête de cortège était tenue par les personnes demandeuses d’asile et réfugiées LGBTQI de l’association ARDHIS qui manifestait notamment contre la future loi Darmanin.
On sent bien que depuis quelques années, l’aiguille du baromètre politique de l’Inter-LGBT tend de plus en plus vers la gauche. Ce qui avait amené à une première crise, en 2021, lorsque l’organisation décide que la Marche démarrera en banlieue de Paris, à Pantin. L’association FLAG (flics LGBT) avait fait le choix de ne pas y participer car la pride passera « par des quartiers où les policiers ne sont pas toujours les bienvenus. » [1] L’association craignait un risque d’agression de ses membres et ne voulait pas surcharger de travail leurs collègues en mission ce jour-là. Cette année-là c’était déjà intéressant de voir comment un subtil changement de règle mettait en lumière des conflits larvés au sein de la communauté LGBTQI.

Pour l’édition 2023, il y eut donc plusieurs subtils changements de règles, dont une (l’absence de musique) a eu pour effet de modifier en profondeur l’ambiance de la Marche. Un petit vent de panique avait déjà commencé à souffler sur les réseaux sociaux lors de l’annonce de cette décision, et en effet l’exutoire de la fête, de la drague, les galoches à des inconnu⋅es sous les sons de la techno s’était fait la malle. Je dois bien dire que j’ai aussi regretté cette absence, ou plutôt elle m’a manqué. Mais. Mais. Mais... C’est tout de même aberrant que cela suscite plus de réactions négatives que le fait de s’être tapé pendant des années des chars Mastercard, de la propagande sécuritaire, et des slogans « progressistes » qui n’avaient aucun sens des priorités.

Parmi les réactions, celle de Geoffroy de Lagasnerie est assez... éloquente : « Comme beaucoup attristé et choqué par l’organisation de la marche des fiertés de ce 24 juin à Paris. (...) L’absence de chars produit une invisibilisation totale de tous les groupes, de toutes les communautés qui affichaient leur existence à cette occasion. Elle a conduit à la disparition de l’affirmation de toutes les communautés dans leurs diversités, leurs désirs, leurs expressions. C’était comme si l’on voulait homogénéiser et cacher toutes les formes de vies LGBT qui dérangent - et qu’on accomplissait le destin réactionnaire de les effacer du paysage. »
Cette politique mainstream de la visibilité est précisément ce qui posait problème. Le fait de vouloir administrer la fierté par le haut, c’est-à-dire en sélectionnant des représentant⋅es de la communauté qui distribuaient depuis les chars de l’amour et de la pub vers les médias et vers la populace qui gesticule en bas sur le bitume, correspond à une vision libérale de l’émancipation du désir, du sexe et du genre. Et elle a eu plus souvent pour effet de recouvrir la masse présente, de l’envelopper par une seule et même note musicale dont la mélodie ressemblait étrangement à une série Netflix. Mais ça c’est une vieille lune qui oppose régulièrement les tendances institutionnelles et les tendances radicales sur la façon dont on exerce cette fierté et sur le contenu des revendications.

Le second argument mobilisé touche à la question de la fête. Pour Geoffroy de Lagasnerie : « Croire qu’une marche est plus politique parce qu’elle est plus ennuyeuse est une perception totalement conservatrice. » Ou encore pour le journaliste (ex-directeur de la rédaction de Têtu) Romain Burrel : « Pas de chars ? Très bien. Mais pas de musique ? Vraiment ? LA MUSIQUE EST CONSTITUTIVE DE NOS VIES ET DE NOS LUTTES ! Je le dis d’autant plus sûrement que oui, je viens d’écrire un livre sur ce sujet. Danser, c’est militer. Couper cette musique, c’est faire silence. » Bon… Parlons de l’ennui. Quand je suis arrivé à la pride, ça défilait assez silencieusement en effet, les corps clairsemés, c’était perturbant mais ce n’était pas non plus l’abattement ni le silence morbide. J’aurais plutôt une autre interprétation de ce calme et elle réside précisément dans ce désarroi où on ne sait plus très bien comment s’y prendre pour réinventer une action politique, militante, puissante capable de dépasser l’assourdissante musique libérale à laquelle on était habitué⋅es ; tout en évitant le recodage en manif syndicale où chaque tendance aurait son cortège de représentation stable. Et ce n’est pas bien grave, c’est même une chance qu’un vide soit apparu, car ce vide n’a pas été produit par cette pride mais était déjà présent en latence depuis de nombreuses années. Les disparitions des chars et de la musique n’ont fait que le rendre visible. Et oui, c’est pas glorieux mais sûrement plus honnête.

Et puis il y a ce gros problème de croire que tout le spectacle auquel on nous a habitué allait être la responsabilité d’une seule association organisatrice. Ce besoin d’être pris en charge pour faire la fête et la politique en même temps est ridicule quand on a des visées révolutionnaires. Peut-être qu’il faut se sortir les doigts du cul et se lancer dans la réalisation d’un geste collectif efficace, et ce geste peut tout à fait faire advenir l’affirmation sexuelle comme un enjeu politique.
J’entends et je défends l’argument que la fête peut être politique. Il y a notamment cette petite phrase de Michel Foucault qui trotte régulièrement dans la tête : «  N’imaginez pas qu’il faille être triste pour être militant, même si la chose qu’on combat est abominable. C’est le lien du désir à la réalité (et non sa fuite dans les formes de la représentation) qui possède une force révolutionnaire. » C’est là encore une vieille lune depuis les années 1970 où le FHAR était venu illuminer et enjailler les manifestations militantes de la gauche française et courir après les CRS en criant « Papa ! Papa ! ». Cette année, dans des villes comme Bordeaux et Rennes, des cortèges radicaux se sont organisés au sein des Marches officielles pour aller titiller les hétéros en chemises blanches en terrasse et les catholiques intégristes qui ont eu la malchance d’être sur le parcours, tout en trimballant de grosses enceintes sur un mini-char artisanal.

Autre sujet de dissensus, le slogan officiel : Depuis 10 ans mariage pour tous. Depuis toujours violences pour tou⋅te⋅s. Là, c’est le président de l’association des parents et futurs parents gays et lesbiens (APGL) qui fulmine dans une interview pour Têtu : « Cela témoigne une posture de radicalisation qui s’inscrit dans une segmentation des personnes et cherche à faire toujours plus dans la surenchère. Nos combats, ceux des familles homoparentales, n’intéressent plus l’Inter-LGBT. Si on n’est pas des personnes trans radicales ou non-binaires racisé·es, on ne fait pas partie du combat. Comme s’il n’y avait pas, aussi, d’autres sujets à défendre... » [2]

Il est pourtant intéressant ce slogan, il invite à relativiser le rôle des avancées progressistes obtenues dans le cadre plus large de la lutte contre les rapports de domination, ce n’est pas un mot d’ordre c’est un constat qui divise. Et encore une fois, tant mieux s’il divise et fait réfléchir, ça permet aux politiciens droitards familialistes de montrer leur visage.

Tout ça pour dire que l’absence des chars et de la musique n’est pas ce qui est arrivé de plus grave à une Marche des fiertés, c’était peut-être juste une gueule de bois de plusieurs années sous perfusion libérale. Que la gauche bourgeoise de Geoffroy de Lagasnerie fasse des caprices n’est pas étonnant (ça fait des photos moins sympas pour instagram), et qu’il en appelle à la fin de son texte à « organiser un stonewall contre l’Inter LGBT pour réaffirmer la visibilité et la fierté LGBT » ne fait que confirmer la vacuité de son analyse politique.
Les formes subversives, les liesses collectives, les pensées révolutionnaires sont encore devant nous, pourvu qu’on entretienne sans relâche le lien du désir à la réalité.

Mickaël Tempête.

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