La fin de la guerre ouvre un long processus de réflexions historiques, autour de la mémoire des disparus et des survivants, des évènements, des crimes et des idéologies y ayant conduit. Ce processus, que l’on nomme devoir de mémoire, se destine à rappeler à chacun l’inhumanité dont l’homme a été capable. Ce devoir est conditionné par l’écriture de l’histoire dont on dit généralement qu’elle est énoncée par les vainqueurs. Par les États victorieux d’abord, puis les élites au sein de chaque pays.
Cette écriture commence avec les procès de Nuremberg et ceux qui lui feront suite, puis avec la reconnaissance et l’indemnisation des victimes de la déportation et des spoliations. Il existe un lien direct entre la reconnaissance des victimes du nazisme, leurs témoignages et l’écriture de l’histoire telle que nous la connaissons. Reconnaissance et mémoire étant imbriqués l’une dans l’autre, tant dans la manière dont les historiens mènent leurs recherches que dans les cérémonies et hommages officiels. Il faudra attendre le début des années 60 pour comprendre et reconnaitre l’importance et la centralité de la Shoah dans l’Allemagne nazie, attendre 1982 pour reconnaitre le génocide tzigane, et que dire de l’extermination des personnes en situation de handicap. La persécution des homosexuels, longtemps écartée des cérémonies donc de l’histoire, sera reconnue en 1985. Reconnaissance tardive et discrète et qui le reste encore aujourd’hui.
« L’injustice c’est que pour le triangle rose il n’y a pas d’extérieur, pas de revanche à espérer, ni de compassion. »
« Ce livre est fait pour tous ces garçons, pour tous ceux auquel le plus grand mensonge historique encore vivant a fait ressentir, au moins une fois, face à l’indifférence et l’incrédulité, le désespoir devant une injustice qui ne sera jamais réparée. Et c’est peut-être cela, être homosexuel encore aujourd’hui : savoir qu’on est lié à un génocide pour lequel nulle réparation n’est prévue. »
Ces mots sont ceux de Guy Hocquenghem dans sa préface à l’ouvrage de Heger Heinz Les hommes au triangle rose – Journal d’un déporté homosexuel 1939-1945 » paru aux éditions Persona en 1980.
La guerre s’arrête véritablement pour les rescapés homosexuels lorsque l’histoire permet de mettre des mots sur le sort qu’ils ont subi. Aussi, pour les homosexuels rescapés du nazisme, la guerre ne s’est pas arrêtée en 1945. Le §175 de la législation allemande ayant entrainé les condamnations, incarcérations et déportations des homosexuels n’est abrogé qu’en 1994. Guy Hocquenghem parle d’injustice et c’est un fait maintenant connu que les rescapés homosexuels ont véritablement continué de subir leur sort après la guerre. Celle d’être une « mauvaise victime », celle de devoir dissimuler sa déportation sous le signe du triangle rose, celle de l’indifférence enfin envers des personnes dont on ne sait pas bien si elles sont une population, une maladie ou un vice. Si l’expression de « génocide homosexuel » dont parle Guy Hocquenghem est maximaliste, elle a le mérite d’arracher à l’oubli la condition des homosexuels sous le régime nazi à une époque qui était encore muette sur le sujet.
L’étude qui va suivre portera sur les conditions qui seront faites aux homosexuels pendant la seconde guerre mondiale en Europe. Et bien que celle-ci ne soit qu’une esquisse non exhaustive, nous espérons qu’elle contribuera à une meilleure connaissance des mécanismes régissant l’homophobie et la haine, mécanismes encore à l’œuvre aujourd’hui.
L’HOMOSEXUALITÉ EN EUROPE DANS L’ENTRE-DEUX-GUERRE
Aborder la question des homosexuels pendant la guerre nécessite de se tourner vers la période qui la précède, dans l’entre-deux-guerres et d’esquisser un rapide portrait de la société à travers les prismes de la répression et de la sociabilité homosexuelle.
De manière générale, les pays européens héritent du siècle passé des législations répressives concernant les pratiques homosexuelles entre hommes. En Allemagne, le §175 punit les actes sexuels entre hommes (ainsi qu’entre homme et animaux). Le Royaume-Uni avec son Criminal Law Amendment Act de 1885 étend la législation anti-sodomie passible de prison à toutes les pratiques sexuelles entre hommes. Le cas de l’Autriche est singulier puisque depuis 1852 le §129 lb interdit « la fornication contre nature entre les personnes de mêmes sexes » et condamne identiquement hommes et femmes. La France et l’Italie ont un profil d’un autre type. L’homosexualité y est décriminalisée. En France depuis la Révolution française, le crime de sodomie est dépénalisé. Cela ne comprenait pas uniquement ce qu’on appelle de nos jours homosexualité, mais l’ensemble des actes sexuels sans visée procréative. En Italie, les relations homosexuelles sont décriminalisées à partir de 1890.
La question du droit n’est pas suffisante pour comprendre les effets de répression contre les personnes homosexuelles. En effet, l’Allemagne dont la législation prévoyait des peines sévères contre les actes homosexuels vit se développer un ensemble de sous-cultures homosexuelles florissantes. Les pratiques de police et les lois concernant les mineurs et les atteintes à la pudeur permettaient la mise en place d’une répression plus diffuse, considérée comme une question d’hygiène ou de santé publique.
Ce n’est pourtant pas le cadre du droit ou les pratiques répressives de police qui vont définir la sociabilité homosexuelle. À la sortie de la guerre, le besoin de fête, de rire et de légèreté va venir définir les années folles. L’époque corsetée et rigide de la fin du XIXe siècle laisse place à des tendances libérales. Les théories médicales font évoluer l’opinion générale sur les pratiques homosexuelles. On passe de pratiques sexuelles condamnées comme péché, corruption sociale et offense contre nature à une personnalité homosexuelle caractérisée par l’innée ou la maladie. Sigmund Freud déclarera ainsi, à propos d’un scandale concernant l’homosexualité d’un personnage public : « L’homosexualité ne relève pas du tribunal et j’ai même la ferme conviction que les homosexuels ne doivent pas être traités comme des gens malades, car une telle orientation sexuelle n’est pas une maladie. Cela ne nous obligerait-il pas à caractériser comme malades de nombreux grands penseurs que nous admirons précisément en raison de leur santé mentale […] Les personnes homosexuelles ne sont pas des malades » [1].
L’Allemagne occupe une place à part dans l’essor de milieux homosexuels. Clubs, cabarets, bar étaient les lieux privilégiés de la sociabilité homosexuelle. Les spectacles de travestis avaient pignon sur rue, et la prostitution masculine abondait. Il ne s’agissait pas seulement de quelques lieux marginaux. Chaque classe sociale possédait ses adresses. Il en allait de même pour les femmes qui fréquentaient leurs propres lieux. La culture donnait le pas et l’on pouvait découvrir tant dans le cinéma que dans les chansons populaires, la peinture et la littérature des références explicite à l’homosexualité qui accompagnait le premier mouvement de militantisme homosexuel européen.
L’élément le plus visible de cette expansion est sans aucun doute la parution puis la prolifération de revues homosexuelles. Revues pour les hommes, mais aussi pour les femmes dont la plus illustre est sans doute Der Eigene. Ces revues étaient une sorte de prolongement des affrontements théoriques et politiques à propos de l’homosexualité. Car les associations étaient nombreuses avec chacune un journal témoignant de leurs prises de position et de leurs inspirations culturelles. Le créateur de la revue Der Eigene, Adolph Brand, fonda la « communauté des spéciaux » pour donner corps à ses théories. Sa vision de l’homosexualité était teintée de virilisme, de liberté et de naturisme. Fortement influencée par le modèle antique, cette communauté organisait des camps de marche avec un fonctionnement comparable à celui du scoutisme. Il n’hésita pas à attaquer Hirschfeld sur ses théories en assimilant ses théories humanistes et bienveillantes à un point de vue oriental hérité de sa judéité (comprendre ici que la défense des folles et des travestis passait pour une affirmation érotique exogène à l’Allemagne).
La fin du XIXe siècle fut une période propice durant laquelle le sujet de l’homosexualité fut abordé par des juristes et des médecins réclamant un regard scientifique sur la question et un abandon de sa pénalisation. Magnus Hirschfeld, médecin et sexologue d’origine juive, fonda en 1897 le Comité Scientifique Humanitaire dont le but ouvertement affiché consistait en la défense des homosexuels en militant sous la forme d’un groupe de pression et d’information auprès des politiques pour l’abrogation du §175, en éduquant la société sur les théories de l’homosexualité par le biais de brochures, d’articles et de conférences et en interpellant les homosexuels eux-mêmes pour la défense de leurs droits. Une pétition pour la suppression du §175 fut signée par des noms prestigieux tels que : Thomas Mann, Rainer Maria Rilke, Stephan Zweig, Lou Andréas Salomé, Franz Oppenheimer, Richard Von Crafft-Ebing, Martin Buber, Albert Einstein, Emile Zola ou Léon Tolstoï. La notoriété de Magnus Hirschfeld était importante et se trouva renforcée par ses multiples voyages émaillés de conférences autour de sa théorie de l’homosexualité qu’il condensait dans la formule : « une âme de femme dans un corps d’homme ». Théorie qui prenait en compte différents niveaux d’hermaphrodisme ou d’intersexualisme pour comprendre le sexe de chaque individu. En 1919 il fonda l’institut de sexologie à Berlin qui se voulait un centre de recherche et de documentation sur l’homosexualité. Mais aussi une bibliothèque et un musée. Enfin et surtout un lieu d’accueil, d’écoute, et d’expérimentation médicale. Le comité et l’Institut jouirent d’une aura européenne favorisant l’organisation du mouvement ainsi que la liaison avec d’autres structures partageant les mêmes visées.
Au Royaume-Uni, sous l’influence du Comité Scientifique Humanitaire se développa un militantisme discret symbolisé par la figure d’Edward Carpenter. La création de la British Society for the Study of Sex Psychology en 1914 resta timide politiquement et confidentielle dans son action.
En France, la relative tolérance juridique et l’absence de tradition communautaire ou organisationnelle concentrèrent les discours homosexuels autour de quelques grandes figures intellectuelles comme Marcel Proust ou André Gide.
Les années 30 viennent sonner le glas de cette liberté homosexuelle. L’arrivée de Hitler au pouvoir amène la fermeture des espaces de sociabilités, des bordels, des clubs. Les journaux sont interdits pour obscénité. Les associations prennent peur et se dissolvent. Symbole de cette politique, la mise à sac et l’auto-da-fé de l’institut de sexologie de Magnus Hirschfeld le 6 mai 1933 par les jeunesses hitlériennes.
RÉPRESSION ANTI-HOMOSEXUELLE
Comme nous venons de le voir pour l’Allemagne, la répression de l’homosexualité s’exerce au moyen du §175 de son code pénal. Peu appliquée, l’Allemagne et particulièrement sa capitale Berlin offrira un espace de liberté sans précédent aux homosexuels européens.
Jusqu’à l’accession du NSDAP [2] au pouvoir en 1933, les nazis entretiennent une ambiguïté sur la question homosexuelle. Plus qu’une ambiguïté, il s’agit de tendances contradictoires au sein du parti. L’idée de virilité, de nature, de nudité comme hygiène de l’homme nouveau laissait une place indéniable aux relations particulières entre hommes. Hans Blüher le théorisera avec le Männerbund, c’est-à-dire la camaraderie masculine très forte, de caserne, sur le modèle de l’antiquité grecque. De même, l’iconographie nazie qui se développe au travers de l’art, du cinéma et de la littérature prend la forme d’une imagerie homoérotique masculine. Seuls les discours, image d’une construction politique et sociale en cours, rejettent l’homosexualité. Officiellement, la voix du parti s’exprime clairement en faveur de la lutte contre le fléau homosexuel :
« (le NSDAP) est au contraire d’avis que ces gens du §175, c’est-à-dire les actes sexuels contre nature entre hommes, doivent être combattus de toutes nos forces, parce qu’un tel vice va conduire le peuple allemand à la ruine. Naturellement ce sont les juifs, Magnus Hirschfeld et ceux de sa race, qui ici encore agissent en tant que guides et en tant qu’initiateurs, au moment où toute la morale juive ravage effectivement le peuple allemand. » On peut encore citer Himmler, fervent ennemi du fléau homosexuel : « les seigneurs de la guerre : « l’homme normalement constitué sera désavantagé et le monde vicieux des homosexuels prendra le dessus. Une telle situation, périlleuse pour l’État, doit être évitée et les homosexuels doivent être éliminés totalement » [3].
Malgré cette position qui assimile l’homosexualité à une force exogène, à une maladie susceptible d’être soignée, un symbole de cette ambiguïté des nazis subsiste et s’incarne dans la personne d’Ernst Röhm. Chef des Sections d’Assauts et nazi de premier plan, celui-ci ne cache pas son homosexualité. Hilter semble peu intéressé par ce qui n’est pas encore une question avant son accès au pouvoir : « notre mouvement n’a rien à voir avec les vertus bourgeoises. Nous représentons l’aspiration de notre nation à la puissance. Ce n’est pas moi qui empêcherai mes partisans de prendre du plaisir. Si je veux qu’ils mènent à bien notre tâche, je dois leur laisser la liberté d’agir comme bon leur semble, et non pas comme le voudraient les vieilles bigotes. Dieu sait que mes homes ne sont pas des saints, et ils n’ont nul besoin de l’être. Ce sont des lansquenets et ils doivent le rester. Je n’ai que faire des sournois et des bigots. Je ne m’occupe pas de leurs vies privées… Le parti n’a que faire des palabres et des discours stupides sur le renouveau moral ». C’est lorsque l’homosexualité deviendra une question à part entière qu’Hitler choisira une réponse pragmatique en instrumentalisant la question pour justifier la nuit des longs couteaux [4] et l’assassinat de Röhm.
Après la première vague de répression entrainant la fin des lieux et des réseaux de sociabilités homosexuelles, la Gestapo met en place, dès 1934 un fichier national répertoriant les hommes connus pour avoir des pratiques homosexuelles. L’année suivante, le §175 est renforcé. Dorénavant, tout acte ou intention homosexuelle est punissable. Les condamnations à ce titre se multiplient. Des incarcérations préventives ont lieu. Ainsi, fin juin 1935, 413 hommes sont détenus au camp de concentration de Lichtenburg sans avoir comparu devant un magistrat. En 1936, la persécution s’intensifie avec la création de la Centrale pour la lutte contre l’homosexualité et l’avortement. À partir de 1940, les homosexuels ayant purgé leurs peines de prison sont transférés, le jour de leur sortie en camp de concentration.
Les rafles de police représentant 10 % des arrestations des homosexuels (rafles dans des bars…), c’est surtout par les dénonciations que les homosexuels furent fichés par la Gestapo. Les arrestations avec interrogatoire et torture permettant de révéler les cercles de sociabilités homosexuels. Une écrasante majorité des homosexuels arrêtés étaient caractérisés par leur jeunesse et par leur appartenance aux milieux populaires. Moins armés pour se défendre ou pour organiser la dissimulation de leur préférence sexuelle.
En Autriche, sitôt l’annexion du territoire par Hitler en 1938, se mit en place le même système de répression pour l’éradication de l’homosexualité. C’est d’abord la Gestapo puis la police une fois la guerre déclarée qui prirent en charge la répression homosexuelle qui s’amplifia très rapidement. Nombre d’homosexuels furent internés en camp de concentration sur ordre de la police ou de la Gestapo tandis que les cours de justice prononçaient des peines très lourdes allant jusqu’à la peine de mort. Le doit autrichien, et son §129Ib fut réinterprété en 1940 pour que l’expression « fornication contre nature » prisse un sens comparable à la justice allemande, permettant de condamner un regard ou une pensée. Ce durcissement de la loi s’appliqua également aux lesbiennes, condamnées en Autriche comme les homosexuels masculins et subissant le caractère systématique de la persécution de l’homosexualité par les nazis.
En Tchécoslovaquie, le sort des homosexuels dépendait de deux législations différentes. Les régions occidentales dépendaient de la législation autrichienne tandis que les régions orientales dépendaient de celle de la Hongrie, plus souples et ne condamnant que l’homosexualité masculine. Les accords de Munich vinrent complexifier encore la situation puisque le droit allemand allait s’appliquer sur l’ensemble du territoire pour les ressortissants allemands tandis que dans la petite région de Teschen devenue polonaise, les actes homosexuels étaient décriminalisés. Les archives du tribunal pénal de Prague montrent une croissance régulière des persécutions jusqu’à son paroxysme en 1943. Les femmes homosexuelles suivant le même destin en vertu de la législation autrichienne. Sous le joug nazi, les peines d’incarcération passèrent de moins de six mois à plus de douze. Concernant les déportations, il n’y a pas de trace d’une organisation visant à épurer le territoire des homosexuels présents. Par contre, il est à noter que l’homosexualité apparait dans les procès et les dossiers comme un motif aggravant, intéressant le législateur et faisant l’objet de commentaires. Jean Seidl indiquant tout de même qu’il existait une répression extrajudiciaire envers les homosexuels tchèques dès lors qu’ils étaient considérés comme irrécupérables. Avec la guerre, les pratiques de prostitution et de chantages s’aggravèrent. Des bandes de prostitués organisés formaient de véritables gangs. La police et les tribunaux, tant allemand que ceux du protectorat, se concentraient davantage sur la lutte contre le chantage que sur la répression des actes homosexuels en tant que telle.
En Alsace et en Moselle, territoires français annexés en 1940 par l’Allemagne, la situation est également complexe. Le maintien de la législation française en matière de mœurs n’empêche pas la répression de s’abattre grâce à une série de décrets permettant à la police de procéder à des arrestations en dehors de tout cadre légal. Un fichage se met en place et conduit dans un premier temps à l’expulsion des homosexuels en territoire français. Après 1942 et l’introduction du droit allemand, les expulsions tendent à s’arrêter au profit des méthodes répressives appliquées en Allemagne. Des détentions extrajudiciaires ont lieu dans le camp de rééducation de Schirmeck [5], ouvert en Alsace en 1940. Des internements sans preuve permettaient de se substituer à une condamnation judiciaire. À partir de 1942 les peines prononcées en faveur du §175 sont lourdes et correspondent généralement à des années de travaux forcés.
En France, la condition des homosexuels n’a rien de comparable à la situation allemande. Pourtant, le régime de Vichy, accusant la troisième république d’avoir dévirilisé et dépeuplé la France, cherche à durcir sa législation. L’homosexuel est un ennemi de la famille aux yeux du régime. La police et les magistrats cherchent à faire pression pour protéger la jeunesse de ce vice. Le 6 aout 1942, une ordonnance du maréchal Pétain modifie l’article 334 du Code pénal relevant à 21 ans la majorité sexuelle pour actes homosexuels et prévoyant une amende et une peine d’emprisonnement. Les mineurs étant eux-mêmes passibles de poursuite.
DE L’ARRESTATION À LA DÉPORTATION
Le sort des homosexuels pendant la seconde guerre mondiale en Europe, leur persécution, incarcération et déportation, n’est pas seulement le fruit de la politique eugéniste nazi. Bien que celle-ci se soit donné les moyens industriels de parvenir à ses fins, les politiques répressives européennes à l’égard de l’homosexualité sont le fruit de pratiques de police en vigueur depuis la fin du XIXe siècle. Et malgré un militantisme et une certaine liberté, le droit est resté inflexible lorsqu’il s’agissait de traiter du sort de cette figure inquiétante qu’est l’homosexuel. Les pratiques de police consistaient en la surveillance des lieux de dragues homosexuelles, urinoirs et vespasiennes, parc, gares, routes, quais, mais aussi les espaces de sociabilités comme les cafés, les bars, les clubs, les cabarets, les dancings… Il existait bon nombre d’indicateurs et les autorités encourageaient fortement la délation. Certaines polices pratiquaient le fichage (en 1940, l’office central du Reich pour la lutte contre l’homosexualité et l’avortement comptait 41 000 noms d’homosexuels condamnés ou suspectés). On comprend dès lors que la répression telle qu’elle commença en 1933 avec l’accession au pouvoir de Hitler ne fut d’abord qu’une intensification et un durcissement des pratiques de police assorties de mesure d’interdiction liés à des questions de décence, d’ordre public ou d’hygiène. Il est important de souligner ce lien entre la répression organisée par le Troisième Reich et les structures déjà en place ayant permis de le faire comme le droit avec le §175 ou les pratiques de police.
La prostitution masculine tenait une place à part dans cette surveillance puisqu’elle établissait un lien direct entre une pratique criminelle punissable par la loi et un penchant sexuel et social. C’est donc naturellement à son encontre qu’allait commencer la répression, inaugurant les pratiques de détention préventive, de maltraitance et d’abus. Dès 1933, on commença à envoyer les « criminels sexuels » dans le camp de concentration de Lichtenburg parfois sans même avoir été jugé. De 1937 à 1940, on compte entre 7000 et 8000 condamnations, les chiffres baissant ensuite avec la guerre entre 3000 et 4000. La répression du régime nazi consistait en des peines de prisons ou de travaux forcés de plusieurs années.
Le régime, et particulièrement Himmler, menait une lutte implacable contre l’homosexualité, mais cherchait également à la comprendre, par des thèses médicales diverses, dans le but de rééduquer ces hommes qui s’étaient laissés séduire par une poignée d’invertis innés donc irrécupérable. C’est cette approche qui ouvrit la voie aux expérimentations médicales comme la castration qui dès 1937 étaient pratiquées dans 73 centres médicaux rattachés à des prisons ou des camps de concentration.
Le camp de Dachau fut ouvert durant l’été 1933. On y interna immédiatement des homosexuels dont le célèbre Egon Wüst, travesti far du cabaret Eldorado. Sachsenhausen emprisonna des homosexuels dès 1936. Ils seront là-bas environs 700 entre 1939 à 1943, mais seulement une centaine après cette date. On évalue généralement à moins de 1 % de l’effectif global la part d’homosexuels dans les camps. Florence Tamagne, reprenant le travail Andreas Sternweiler distingue trois périodes dans l’histoire des homosexuels à Sachsenhausen.
« La première (automne 1936-automne 1939) correspond à la construction et aux premiers trans-ports de déportés, transférés notamment du camp de Lichtenburg. Elle voit aussi l’augmentation croissante du nombre d’homosexuels (ce qui n’empêchait pas des libérations partielles), dispersés à l’intérieur du camp et soumis, comme tous les détenus, à une entreprise de dégradation et de dépersonnalisation, ainsi qu’au sadisme des gardiens. La deuxième phase (novembre 1939-aout 1942) se distingue par la réduction du nombre des libérations, et le durcissement des conditions de détention avec l’entrée en guerre. Cette période est la plus difficile, caractérisée par une volonté d’élimination systématique alors que les homosexuels étaient placés dans une partie séparée du camp : 600 d’entre eux auraient été assassinés entre avril 1940 et avril 1943, avec un pic entre juillet et aout 1942. La troisième phase (été 1943 à janvier 1945) vit une nouvelle augmentation du nombre des homosexuels et une normalisation relative de leur situation dans le camp, alors que la priorité allait à l’utilisation des détenus pour l’effort de guerre. » [6]
Les homosexuels étaient fréquemment employés aux travaux les plus pénibles comme les carrières. Au camp de Buchenwald, la plupart des homosexuels furent castrés. De manière générale, ils étaient utilisés pour toute sorte d’expérimentation médicale, sur la typhoïde ou sur la malaria. Dans la plupart des camps, les homosexuels étaient séparés des autres détenus et dans leurs activités et dans leur baraquement pour éviter toute forme de contagion. Le statut des homosexuels ne permettait pas de recevoir une aide extérieure, les amis ne pouvant leur écrire ou leur venir en aide et la famille se détournant par honte. Leur faible nombre ne permettait pas de vraies pratiques de solidarité à l’intérieur des camps.
Le sort des lesbiennes était encore plus difficile. Souvent incarcérées pour d’autres prétextes que l’homosexualité (puisque non punissable dans la législation allemande), on les retrouvait avec les asociales, les criminelles, les politiques bien que le triangle rose existât également. Il semble qu’elles aient souvent été victimes d’humiliation et de viols et parfois forcé à se prostituer dans les bordels de camp. Himmler voyait dans ces bordels l’occasion d’une thérapie de conversion pour les homosexuels et souhaitait qu’ils s’y rendent chaque semaine comme moyen de les guérir de leur penchant.
Selon les sources de l’administration allemande et le travail des historiens, on évalue à 100 000 le nombre d’homosexuels fichés, et parmi eux, plus de 50 000 qui furent condamnés. Entre 8000 et 15 000 furent déportés dans des camps de concentration où une majorité trouva la mort.
CONCLUSION
Le travail des historiens sur la répression des homosexuels pendant la Seconde Guerre mondiale est encore en construction. La reconnaissance tardive et partielle de la persécution des homosexuels par les autorités de chaque pays est le signe que l’histoire n’est pas écrite et n’est pas définitive. Il semble manifeste que l’homosexualité contemporaine est hantée par son histoire du siècle passé. L’identité homosexuelle, en construction depuis la fin du XIXe siècle, se construira en majeure partie durant l’entre-deux-guerres. D’un côté, l’intérêt que représente les attractions homosexuelles pour les milieux médicaux et de l’autre la visibilité et les lieux de sociabilités homosexuels permirent, même dans les contextes de répression, de faire exister et consister la figure de l’homosexuel, pour le meilleur et pour le pire, d’un désir tourné vers son propre sexe. À guérir ou à détruire.
Ces oubliés de l’histoire pour qui il n’y a pas eu de réparation doivent nous interroger sur le projet anthropologique contenu dans toute politique : quelle humanité construisons-nous et sous quels augures ?
DIVA & Tati-Gabrielle
Courte bibliographie pour aller plus loin :
- Homosexuel.le.s en Europe pendant la Seconde Guerre mondiale, Régis Schlagdenhauffen, Julie Le Gac et Fabrice Virgili, nouveau monde éditions, 2017.
- Histoire de l’homosexualité en Europe, Berlin, Londres, Paris 1919-1939, Florence Tamagne, éditions du Seuil, 2000.
- La déportation des homosexuels durant la seconde guerre mondiale, Florence Tamagne, revue d’éthique et de théologie morale, 2006.
- Le triangle rose, la déportation des homosexuels (1933-1945), Jean Boisson, éditions Robert Laffont, 1988.
- Les hommes au triangle rose, journal d’un déporté homosexuel 1939-1945, Heinz Heger, éditions Persona, 1981.
- Moi Pierre Seel, déporté homosexuel, Pierre Seel en collaboration avec Jean Le Bitoux, éditions Calmann-Levy, 1994.
- Paragraphe 175, film documentaire de Rob Epstein et Jeffrey Friedman, sorti en 2000. Ayant peu circulé, il sera à nouveau sur les écrans de cinéma à partir de janvier 2022.
[1] cité par Kenneth Lewes, The Psychoanalytic Theory of Male Homosexuality, NY Meridian
[2] Parti National-Socialiste des Travailleurs allemands ou parti nazi. Fondé en 1920 au début de la république de Weimar, le NSDAP parvient au pouvoir le 30 janvier 1933 lorsque son chef, Adolf Hitler, est nommé chancelier du Reich. Il est la seule force politique autorisée dans le Troisième Reich de juillet 1933 à la défaite de 1945.
[3] Cité par Hans Peter Bleuel La morale des seigneurs, les mœurs et la vie sexuelle sous le IIIe Reich, éditions Belfond 1974, page 221.
[4] La nuit des longs couteaux est le nom que l’on donne aux assassinats perpétrés par les nazis au sein de leurs propres mouvements entre le vendredi 29 juin et le lundi 02 juillet 1934. Dans le souci d’unifier et de restructurer son parti, Hilter se débarrasse de Röhm et des chefs des Sections d’Assaut, éléments les plus instables du parti prônant une révolution sociale, aux antipodes du rapprochement d’Hitler avec les forces conservatrices Allemande.
[5] Voir l’autobiographie de Pierre Seel, cité ci-après dans la biographie.
[6] La déportation des homosexuels durant la seconde guerre mondiale, Florence Tamagne, Editions du cerf, Revue d’éthique et de théologie morale, 2006.
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