René Schérer est mort le 1er février à l’âge de cent ans. Nous l’avions connu comme découvreur du socialiste-utopiste Charles Fourier, apôtre de l’hospitalité absolue, défenseur d’une autonomie de l’enfance et dans son duo d’amants-écrivains avec Guy Hocquenghem ils nous ont laissé Co-ïre, album systématique de l’enfance et L’âme atomique. Pour une esthétique d’ère nucléaire.
Nous vous livrons aujourd’hui la préface qu’il avait rédigée pour la réédition du livre de Hocquenghem : Race d’Ep ! Un siècle d’images de l’homosexualité (Éditions la Tempête, 2018). Cet ouvrage publié une première fois en 1979, jumeau du film du même nom réalisé avec Lionel Soukaz, est une des premières recherches écrites sur l’histoire de l’homosexualité. A la même époque, quelques rares personnalités comme Pierre Hahn ou Daniel Guérin s’étaient également lancées dans de telles aventures. Cette préface, ce livre, ce Schérer sont les témoins du 20ème siècle, celui où l’homosexualité a pris naissance et s’est depuis métamorphosé.
Illustration : capture du film "Race d’Ep !" de Lionel Soukaz et Guy Hocquenghem où René Schérer interprète le photographe Wilhelm von Gloeden.
Race d’Ep ! Une interjection, un appel destiné à devenir une appellation, le nom d’une race, se substituant à celle que Marcel Proust, dans Sodome et Gomorrhe, qualifiait de « maudite ». Non biologique ni ethnique, ayant peut-être trouvé dans le jeu de mots, le calembour, une manière de s’identifier, de se nommer. Et l’on sait comment et combien importent les problèmes d’identification aux homosexuels d’aujourd’hui.
Identification proche de l’aveu avec ses relents de religiosité coupable ; et se mêlant à la jactance d’une sorte de fierté, la gloriole de s’affirmer tels : la gay pride.
En cela dans la notation d’un perpétuel va-et-vient résident, non seulement l’entrée en matière, mais le noyau même du contenu de ce livre, son sens profond ; sens toujours encore à présent implicite mais déclaré ici et analysé avec une particulière acuité. Étayé sur l’histoire, éclairé par elle.
Une histoire de l’homosexualité, donc, arrachée à la croyance simpliste d’une « nature » homosexuelle, voire d’un gène, et replacée dans son contexte chronologique, sociologique, culturel.
Oui, d’une certaine façon, une « histoire », (le « prière d’insérer » en quatrième de couverture utilise l’expression).
Toutefois, autrement et plus qu’une histoire qui implique toujours, avec une prétention à l’exhaustivité, au « sérieux » du récit, une forme de pesanteur académique, Guy Hocquenghem se plaît à la légèreté, aux bonds, aux raccourcis, aux collages et aux montages ; et, en ôtant au mot tout accent péjoratif, au papillonnement. Il vole et survole ; ce faisant entrouvre des fenêtres, des vues, fait percer des lumières.
Ce qu’il propose, en effet, est ce que je nommerais plutôt un « historique », c’est-à-dire une mise en perspective d’un siècle et demi à deux, un parcours vif, animé, illustré, à travers des hauts et des bas, des errances, des enthousiasmes de victoires éphémères et de tragiques défaites. Bref, les accents et tonalités d’une vie à laquelle il adhère et fait participer le lecteur.
Un historique, non une histoire, à la manière dont Roland Barthes pouvait, à propos de Charles Fourier, dans un domaine non tant éloigné de celui-ci car se rapportant aussi à la variation des mœurs, à leurs « phases », à la manière, donc, dont il pouvait opposer au système (absent) une « systématique » dans la logique du choix des temps forts et de leur exposition.
Et, en premier lieu, avant tout, cette pathétique inquiétude d’avoir à s’identifier, à se nommer.
J’aimerais ici, en commençant cette présentation, reprendre une manière de dire familière à un de nos amis, Alain Badiou, ami de Guy et de moi-même, en l’appliquant à ce « sujet » : « De quoi l’homosexualité est-elle le nom ? » Ou, pour parler comme les linguistes : dénote-t-elle précisément quelle chose de repérable, de fixe, ou ne fait-elle que connoter un domaine, une notion, des modes de comportement variables et mal définis ?
Un paradoxe que soulève ce livre et auquel il se tiendra.
Forme culturelle transitoire, l’homosexualité – c’est le premier paradoxe – nomme toutefois une réalité qui rappelle à la mémoire ses dénominations passées, plus ou moins tombées en désuétude, comme : invertis, sodomites, saturniens, uranistes ou encore, même, un « homoérotique » jusqu’à « l’invention » de 1864, en Allemagne, par le journaliste – Hocquenghem écrit médecin – Karl Maria Kertbeny – dit ici Benkert, du nom de son père. Mais peu importe.
Ce qui compte, ce qui importe, c’est que cette affaire de mot est aussi une affaire de chose. Que le mot « invention » dans son ambiguïté, sa plurivocité ou son indécision, signifie qu’on ne peut parler, pour les siècles antérieurs, littéralement, d’une « homosexualité », bien qu’ait existé, aient existé, l’amour entre hommes et le désir attirant entre eux deux corps masculins associés dans une incontestable homologie. Seulement, homosexualité, cela ne véhicule-t-il pas – ne connote-t-il pas, ai-je écrit déjà, une tout autre chose ; moins chose, d’ailleurs, que comportement, manière d’être. Statut social dont, au premier chef, c’est là son aspect positif, progressiste, si l’on peut dire, une avancée, la possibilité, en premier lieu, d’échapper au vice et à la pénalisation, à la morale et à la loi.
Avec l’homosexualité énoncée, on sort du juridique, du religieux, pour entrer dans le médical.
Pas encore dans le normal, cela n’adviendra que tout récemment, échappant au code universel de la médecine, et encore plus en théorie que dans les faits. Longtemps, on le sait, tout le champ ainsi prospecté et circonscrit restera dominé par les catégories du normal et du pathologique, du naturel et du contre-nature.
Et c’est là que se greffent l’ambiguïté et le paradoxe.
Inventé par un homosexuel, à l’intention des homosexuels, pour « libérer », dira-t-on par la suite, toute leur catégorie ou leur « race », le terme d’homosexualité aura, presque immédiatement son effet antagoniste, pervers : celui de les identifier, de mieux les désigner au châtiment des lois, à la vindicte de l’opinion.
Ce retournement pervers, le livre en fait son thème, avec toutes les nuances, les modulations qu’il mérite où, précisément, il est fait appel, tour à tour et simultanément, à « histoire » et « mémoire », « vécu » et « archive » comme on aime à dire aujourd’hui.
Je traverse au pas de course, car je ne saurais prétendre ici résumer le texte qu’on va lire, mais préparer à le faire, mais pointer seulement, dans ce jeu tragique, les allées et venues entre pénalisation et médicalisation, et les fluctuations d’une opinion publique en proie aux « affaires » propres à déconsidérer les homosexuels ainsi que les manipulations qui les accompagnent.
Il faudra y retenir essentiellement le rôle clef du docteur Magnus Hirschfeld, figure exemplaire de toute une période : celle des années 1900, jusqu’avant et immédiatement après la guerre de 1914-1918 ; retenir l’importance d’une « véritable explosion » (p. 56) d’une nouvelle « culture » d’orientation homosexuelle, à Berlin, surtout, et dans le mouvement prolétarien des « oiseaux migrateurs » – les célèbres Wandervögel – auquel a participé, en France, notre ami Daniel Guérin (ce point de jonction entre mémoire et histoire). Noter la persistance d’une « ouverture sur l’utopie », écrit Guy, débordant l’opposition simple du marxisme avec le capitalisme et dont la social-démocratie a su, alors, s’emparer.
Utopie car, en Allemagne, de même d’ailleurs qu’en Angleterre, la « question homosexuelle » restera bloquée pour longtemps. Verrouillée, dès la formation du premier Reich allemand en 1871, par l’article 175 instituant le délit d’homosexualité qui ne sera abrogé, on le sait, mais il vaut mieux le rappeler en toute occasion, qu’en 1994, cent vingt ans plus tard.
Race d’Ep !, le livre, le film, sont des œuvres de combat.
Un combat mené avec les armes de l’histoire, comme avec celles de la poésie et des arts.
S’y ajoute encore cette idée que le désir à lui seul ne suffit pas s’il n’y a, de plus, ce que l’on ne peut faire autrement que de nommer « sa vérité ».
Question d’une méthode que Guy utilise sans pesanteur, avec adresse, par allusion, plutôt, selon ses relations, soit littéraires, soit verbales, avec Guattari, Deleuze ou Foucault. Je résumerais, quitte à schématiser à l’extrême, en disant qu’après son étude manifeste précédente sur Le Désir homosexuel, qui visait à dégager l’homosexualité du médical, en l’occurrence la psychanalyse de Freud mais, tout aussi bien, d’un naturalisme hétérosexuel visant Wilhelm Reich, le passage à l’historique entrepris par Race d’Ep !, en tant qu’il organise ses paradoxes autour de la désignation, pose, outre celui du désir, le problème nouveau d’une sorte d’épistémologie « sauvage », insolite.
Y-a-t-il une « vérité » de l’homosexualité et, en ce cas, où la chercher, comment la définir ? Toutes ses condamnations historiques sociales ou individuelles, policières, judiciaires comme psychiatriques le supposent, l’affirment : c’est un mal, un vice, un crime ou une maladie ; donc à l’encontre de l’ordre social humain ou de l’équilibre du sain. Un mauvais usage du sexe. Car le sexe est bien, en ce cas, critère de vérité, paradigme. C’est le « dispositif » construit à partir de et autour de lui qui juge. Et l’on reconnaît ici le Michel Foucault de La Volonté de savoir.
Quand l’homosexualité devient « tolérée », son droit reconnu, c’est encore, en elle, le sexe qui triomphe. Il est toléré comme opinion, reconnaissance par la majorité des droits à l’expression de la minorité.
Et, certes, ce passage, cette conversion du jugement, n’est pas de peu d’importance.
Toute une partie du livre, peut-être la partie essentielle, frappera, je crois, en premier lieu, le lecteur et vise, d’ailleurs, à un effet d’opinion : la partie consacrée à la persécution politique, à la volonté d’éradication de l’homosexualité par l’holocauste nazi. Holocauste minimisé, souvent ignoré, car il fut, au sens propre, « indicible » ; car, en plus de la persécution ethnique et « raciale » qui a frappé les Juifs, s’ajouta celle, due à la morale, à la psychopathologie de la honte, de l’ignominie de l’avoir subie.
Oui, certes, cela est essentiel ; et l’on retiendra, on gardera comme un acquis définitif de la mémoire et de l’histoire, que les mouvements démocratiques, en l’occurrence, en Allemagne, la social- démocratie, ont été ceux qui ont soutenu l’homosexualité, ses droits à l’émancipation et à l’expression.
Peut-être, toutefois, si l’on s’en tient à cela, risque-t-on de passer à côté d’un autre aspect essentiel, plus essentiel si l’on peut dire, de l’inspiration première de Guy Hocquenghem : la réalisation de Race d’Ep ! dont il ne faut pas oublier que c’est aussi le titre du film réalisé en commun avec Lionel Soukaz, une œuvre de récits et d’images, une œuvre d’art.
L’écriture du livre étant contemporaine de la réalisation du film, sa parution exactement contemporaine du tournage (1979), il peut être tenu pour un « script » ; de même que Pasolini, par exemple, a donné de Théorème, de Porcherie, de Médée… simultanément la mise en scène et le récit. Nous n’avons donc pas affaire simplement avec ce livre à un ensemble de documents pour l’histoire du présent, comme je l’ai écrit en sous-titre de cette présentation : « Éléments pour une archéologie du genre », mais à une œuvre d’art à part entière.
Et il est pour moi hors de doute que Guy aurait récusé le mot de « genre », peu propre à rendre compte de l’ensemble, de son écriture, de son ton, de son style, aux consonances, à la résonance esthétique de façon prépondérante.
Oui, c’est un livre d’art, l’abondance des illustrations, leur valeur artistique, comme celles d’Elisar von Kupffer, de Wilhelm von Gloeden, d’Otto Meyer Amden, l’expriment assez. Et retentissent sur la signification, pour lui, d’une « homosexualité » dont il s’est constamment défié. Car cette variante des « Amours » (j’utilise ici une terminologie adoptée par Charles Fourier dans Le Nouveau Monde amoureux qui substitue à l’unicité de l’amour la multiplicité des « Amours ») est toujours exprimée, soutenue, plus que par des concepts, par des images ; celles-ci relevant aussi bien, au demeurant, des tendres et glabres kouroi d’Otto Meyer que de la barbe patriarcale de Walt Whitman ; de la séduction d’un naturisme classique que des artifices baroques des travestissements qu’affectionnait Stefan George.
Coda – trait ultime
Que penser en dernière analyse, de cette « solution finale » (p. 167) qu’Hocquenghem voit s’amorcer au cours et surtout à la fin des années 1960 comme terme de la question de l’homosexualité, quand sa « reconnaissance » devient une normalisation, quand l’historique Rapport contre la normalité qui présida à la fondation contestataire du Front homosexuel révolutionnaire (FHAR) ne circonscrit plus d’objet perceptible, ni extérieurement, ni intérieurement. Quand il n’y a plus ni « folle » ni « gazoline », quand chacun, en son intimité, se veut et s’éprouve « normal ».
Un autre écrit de Guy, peu d’années avant sa mort, prononcé lors d’un colloque à Ljubljana, en ancienne Yougoslavie, soutenait une idée similaire. Cette fois sous forme de revendication : ne plus chercher une identification, que l’homosexualité soit normale et quelconque. Que l’homosexuel se fasse imperceptible ; de toute manière, il ne sera jamais indiscernable.
« Il n’y a pas d’indiscernable », vieille affirmation de Leibniz, chaque chose, chaque existence portant en elle-même la raison de sa différence ; mais il peut, il doit y avoir recherche d’imperceptibilité, affirmation et recherche deleuzienne (« devenir imperceptible » est-il écrit dans Mille Plateaux).
De venir imperceptible, c’est abandonner tous ces marqueurs désignant l’homosexuel aux autres et à soi pour atteindre son intimité réelle, son « chiffre » irremplaçable qui constitue l’ineffable de son être, sa singularité.
Ce qui définit, ce par quoi l’on peut se définir, non s’identifier mais se réaliser, être au sens propre, ce sont des traits singuliers, appartenant à tous, autant qu’à soi-même. Relevant, hors de l’unité du sujet, d’une multiplicité bien plus riche qui me traverse et me lie intérieurement au monde, à l’universel.
Alors, débordant ce moi – qui « ne m’a jamais beaucoup intéressé », écrira ailleurs Guy Hocquenghem –, Je prendrai naissance.
René Schérer
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