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Voyage dans la dissidence sexuelle

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Le publicitaire qui voulait faire maigrir les femmes avec des cigarettes

Deuxième épisode de la série Ces hommes qui voulaient faire fumer les femmes. Nous vous conseillons de lire le premier épisode paru le mois dernier pour comprendre ce qui va suivre.

Dans le premier épisode, nous avons brossé un portrait croisé des cigarettes et de la condition des femmes dans les années 20.

Dans cet épisode nous allons aborder la campagne de publicité pour Lucky Strike qui liait cigarette et recherche de la minceur, en culpabilisant les femmes.

 Qui était Albert Lasker, le légendaire publicitaire ?
 Qu’avait-il changé dans la pratique de la publicité ?
 Comment avait-il réussi à faire de la publicité pour un produit tabou : les serviettes hygiéniques jetables ?
 Qui étaient les flappers ?
 Comment les normes de beauté pour les femmes étaient-elles en train de changer ?
 En quoi consistait la campagne d’affiche qui vendait la cigarette comme un outil efficace pour mincir ?

Un repas d’affaires

Nous sommes en 1925. Sans doute était-ce un repas d’affaires. Probablement dans un restaurant chic. La discussion était animée entre les deux hommes. George Washington Hill, le patron obsessionnel, rentrait dans le vif du sujet. Il se plaisait à décrire la « mine d’or » que représentait le marché du tabac pour les femmes. Albert Lasker, le publicitaire hyperactif, parlait fort et avec assurance. Il faisait tourner son esprit à toute vitesse. Il fallait trouver un moyen de les cibler.

Ce n’était pas une nouveauté totale. L’industrie du tabac s’adressait à elles avec beaucoup de pudeur. Le sujet était sensible. Le faire trop directement, c’est s’attiser les foudres des puritains. Ils auraient encore une fois accusé les cigarettiers d’inciter à la corruption des femmes. Mais les deux hommes se disaient que le moment était venu. Il fallait le faire en toute franchise. Sans s’excuser. Et le tabagisme féminin était de plus en plus répandu. Il ne fallait surtout pas manquer cette occasion.

Au milieu de leur discussion, Flora, la femme de Hill, alluma une cigarette. Immédiatement, le maître d’hôtel lui demanda de l’éteindre. Cela dérangeait des clients. Ce n’est pas la fumée qui incommodait. Mais qu’une femme puisse fumer en public était tout à fait malvenu. C’était clair que cela n’allait pas être facile. Ils en avaient eu la preuve directe. On ne s’attaque pas facilement à des conventions sociales aussi puissantes.

George Washington Hill au bras de sa femme Flora

Lasker, le publicitaire à l’énergie débordante et au travail prolifique

Il avait une énergie débordante, dévorante. Il dormait peu. Son temps était passé à travailler ; il avait de très fréquentes sautes d’humeur. On dit qu’il était atteint d’hypomanie.

C’est certainement cette disposition d’esprit qui lui permit de devenir un des plus grands publicitaires de son époque. Il fit entrer l’art de la réclame dans la modernité. Et il fut prolifique. De la fin du XIXe, jusqu’à sa retraite en 1942, il travailla sur un nombre considérable de marques. Certaines sont toujours connues de nos jours, par exemple le savon Palmolive ou le dentifrice Pepsodent.

Photo de Albert Lasker, datant probablement des années 20

Il commença en 1898. La réclame sous sa forme moderne naissait à peine. Le métier consistait essentiellement dans la négociation d’encarts dans les journaux. Le principe même de campagnes publicitaires construites autour d’un slogan n’existait pas. Il fut donc l’un des inventeurs de cette forme, qui est maintenant la base du métier.

Il fut aussi l’un des premiers à réellement s’intéresser à la psychologie des consommateurs. Il s’interrogeait constamment sur ce qui motivait ou freinait les achats. Sa principale innovation fut la Reason Why. C’est le fait de mettre en avant la raison principale pour laquelle le consommateur devait acheter le produit. Il ne s’agissait plus simplement d’en vanter les mérites, ou de dire pourquoi c’était mieux que la concurrence. Cette technique mettait en avant un avantage indirect, ou la réponse à un problème qui se posait au consommateur. Ce qui était vendu n’était plus au centre. C’est ce qu’il fit avec Kotex.

Quand Albert Lasker popularisa les serviettes hygiéniques jetables Kotex

Dans les années 20, Lasker réalisa un de ses plus beaux succès. Il mena une campagne pour la marque de serviettes hygiéniques jetables Kotex.

Un véritable tabou entourait les protections hygiéniques. Le sujet gênait tout le monde. Et en premier lieu les consommatrices. En faire la réclame était donc très délicat. On venait d’inventer la serviette hygiénique jetable. Le concept était donc tout à fait nouveau. Les femmes utilisaient alors des tissus pour leur protection et n’avaient aucune raison de changer cette façon de faire. Il y avait donc un produit que personne ne connaissait, dont personne ne voulait, et qui embarrassait bien trop tout le monde.

On imagine donc pourquoi ça ne se vendait pas. Le produit avait été appelé Kotex, pour éviter d’avoir à dire serviette hygiénique en public. Malgré ça, les ventes ne décollaient pas. L’entreprise était dans un état critique.

Il fallait donc quelqu’un de la trempe de Lasker. Il partit en observation pour déterminer les causes de cet échec. Il se rendit compte que beaucoup de choses freinaient l’achat. À l’époque le produit était vendu dans les pharmacies. Le libre-service n’existait pas. Il fallait donc avoir une interaction avec le vendeur, pour demander le produit. Et les clientes se retrouvaient dans l’embarras, possiblement soumises au jugement du pharmacien et des autres clients. Au final l’achat n’avait pas lieu.

La gêne devait disparaître. La Reason Why des serviettes hygiéniques, c’est-à-dire la raison pour laquelle il fallait acheter le produit, allait être la discrétion. Pour cela il prit trois mesures : rendre l’emballage anonyme, pour éviter que l’on sache exactement ce qui était acheté ; installer des distributeurs en libre-service pour éviter les interactions, et les éventuelles gênes à demander le produit ; fixer le prix à 5 cents l’unité, ce qui correspond à une pièce de monnaie courante, à simplement glisser dans une boîte à côté du distributeur, pour fluidifier le plus possible l’usage de l’argent, et éviter de devoir faire la monnaie.

Sa campagne fut un grand succès. Les ventes augmentèrent très vite. L’entreprise évita la faillite, et cela lança le marché de la serviette hygiénique jetable.

Publicité de la campagne de 1921 "Bon marché, confortable, hygiénique et sûr KOTEX"
Publicité de la campagne de 1921 "Assure l’équilibre dans les robes les plus raffinées"

Et Lasker se lança dans l’aventure…

C’est donc comme légende de la publicité que Lasker fut engagé pour le compte de Lucky Strike. Il était aussi celui qui avait vendu un produit tabou aux femmes, grâce à son don pour analyser les enjeux culturels qui entourent les marchandises. Lasker était donc l’homme qu’il fallait pour faire exploser un autre interdit social : celui du tabagisme des femmes.

Hill et Lasker comprenaient bien ce qu’il était en train de se passer à l’époque. Beaucoup de choses changeaient pour les femmes. La société était en pleine mutation. Ils savaient qu’ils devaient s’emparer de la figure moderne par excellence : la flapper. Et avec elle sa minceur.

Les flappers, ou le changement des normes de beauté des femmes

La flapper était un idéal féminin représentatif de la modernité de ces années-là. Son look androgyne, et sa silhouette filiforme venaient tout droit de la mode parisienne et de Coco Chanel. C’était une femme qui fumait, dansait sur le jazz à la mode, et affichait une sexualité libérée, prompte à l’expérimentation sexuelle hors mariage. C’est cette figure qui a fixé notre image de la femme émancipée des années 20. Elle est le symbole de la remise en cause de la morale puritaine et du conflit avec les bonnes mœurs.

Dans cette figure se jouait une évolution des normes physiques pour les femmes. L’idéal victorien de la silhouette féminine était celui du sablier : un buste large, une taille très cintrée, un bassin très proéminent, et un léger embonpoint. Au contraire, l’idéal flapper était longiligne, avec des petits seins, une taille mince et des hanches étroites. C’était ce qui faisait le côté androgyne de cet idéal. Il se rapprochait de celui des hommes.

Photo de l’actrice Polaire prise vers 1900. Elle détient le record du monde de la taille la plus fine (33cm de tour). Elle est la représentation extrême de la silhouette en sablier recherchée à cette époque.
Photo de l’actrice Louise Brooks prise vers 1925. Immense star hollywoodienne et grande icône flapper, elle représente l’idéal de beauté féminine des années 20

Pourtant la figure des flappers, loin d’inaugurer une libération du corps des femmes, était plutôt le commencement de l’injonction à la minceur. La silhouette moderne imposait une nouvelle discipline. Les femmes victoriennes avaient à porter d’étouffants corsets pour garantir une taille fine, et une poitrine bien haute. Mais les femmes modernes devaient être minces. Il était donc devenu crucial de faire attention à sa nutrition.

Fumer pour mincir

Hill et Lasker étaient bien conscients de ce désir de minceur. Ils voyaient qu’il y avait derrière un désir de modernité, rompant avec le poussiéreux imaginaire victorien. Il fallait donc l’exploiter.

Avec ce constat, le Reason Why de la campagne était tout trouvé : fumer des cigarettes permet de maigrir. Ainsi, à travers cet argument de vente là, ce n’était pas les cigarettes qui étaient mises en avant, mais bien l’obtention d’une taille fine sans effort. Derrière cet idéal de minceur, il y avait la promesse d’être moderne, de rester dans le coup.

C’est ainsi qu’en 1928 ils lancèrent la campagne Reach for a Lucky Instead of a Sweet (Prends une Lucky au lieu d’un bonbon),

Reach for a Lucky

Il y eu plusieurs modèles d’affiches crées. Un mettait en scène une femme mince et heureuse sur laquelle planait l’ombre du surpoids. Elles affirmaient clairement que les cigarettes étaient des outils utiles pour permettre d’atteindre les standards de minceur imposés aux femmes. Le graphisme était suffisamment fort et parlant pour frapper l’imagination.

Affiche de 1930. "Est-ce vous dans cinq ans ? Quand vous êtes tentée de trop manger : Prenez une Lucky à la place"
Affiche de 1930. "L’ombre qui nous poursuit tous - John Greenleaf Whittier"

Un autre type d’affiches s’appuyait sur le développement du culte de la personnalité et du people alors naissant. C’est à partir de cette époque que se développa l’utilisation de stars de cinéma ou de la chanson, ou de personnalités publiques pour faire la réclame de produits. Elles mirent en vedettes de nombreuses femmes fortes, des actrices, des chanteuses ou des divas d’opéra dans les affiches pour Lucky Strike, et notablement l’aviatrice Amelia Earhart. Il fallait que les femmes se sentent modernes en fumant Lucky Strike, il fallait qu’elles s’identifient à des figures fortes. Lasker avait donc réussi à capter quelque chose de l’époque, et, sans se le formuler ainsi, à travailler les désirs.

Affiche de 1928 représentant l’aviatrice Amelia Earhart. "Lucky Strike étaient les cigarettes à bord du ’Friendship’ lorqu’elle a traversé l’Atlantique"
Affiche de 1929 représentant la cantatrice Marguerite d’Alvarez. "Les cigarettes Lucky Strike donnent une satisfaction que l’on n’obtient avec aucune autre marque"
Affiche de 1929. "Pour garder une silhouette élancée, personne ne peut dire le contraire : prend une Lucky plutôt qu’un bonbon"

Une campagne scandaleuse, à l’immense succès

Au final, la campagne eut un succès à la hauteur du scandale qu’elle provoqua. En effet, pour la première fois, une publicité pour cigarettes ciblait directement les femmes. Elle le faisait de manière agressive, en s’appuyant sur les critiques qui lui seraient faites.

La tentative était osée, car à l’époque on pensait en publicité que toute critique était forcément mauvaise. Au contraire, pour Hill et Lasker, elles en faisaient partie. Plus les conservateurs et les puritains en diraient du mal, plus les Lucky Strike apparaîtraient comme les cigarettes des femmes modernes. Elles devaient faire réagir, et devenir le centre de l’attention. Cette campagne légendaire de l’histoire de la publicité eut ainsi un immense succès, et fit s’envoler les ventes des cigarettes Lucky Strike.

Mais le patron de Lucky Strike ne voulait pas s’arrêter là

Ce fut un très beau coup, mais pour George Washington Hill, cela ne suffisait pas. Cet obsédé du profit en voulait encore plus. Il fallait frapper plus fort, plus vite. Non plus simplement convaincre les femmes de fumer. Il fallait rapidement modifier les normes sociales pour que les ventes augmentent. Il fallait un génie de la manipulation des désirs qui promettait à qui l’engageait de modifier comme par magie l’opinion des masses. Il fallait un homme qui sache jouer sur l’inconscient et toujours sauvegarder l’impression de liberté et de libre-choix. Edward Bernays était le père fondateur de la propagande moderne. Sa manipulation des luttes féministes et des désirs d’émancipation des femmes de l’époque allait donc être la touche décisive qui emmènerait Lucky Strike vers les sommets.

Ignace Fambeaux

Dans le prochain épisode, nous verrons la campagne de propagande que Edward Bernays lança, complémentaire de celle de Lasker, pour faire fumer les femmes.

Nous raconterons toutes les intrigues que mit en place l’homme pour manipuler les foules. Il utilisera le désir d’émancipation des femmes pour les amener à penser, par l’inconscient, que les cigarettes sont une manière de prendre le pouvoir.

Bibliographie : cf. le premier épisode.

Capitalisme
Éjaculats & Capital Estelle Benazet

« Plus je jouis, plus j’écris. »

Le propagandiste qui voulait rendre la cigarette féministe
Histoire -

28 Décembre 2020

Dernier épisode de la série Ces hommes qui voulaient faire fumer les femmes. Il raconte l’incroyable propagande qui fut menée par l’industrie du tabac pour raccorder le désir d’émancipation féministe et la cigarette.

Féminin
Ceci n’est pas une femme : La Jeune fille, le Trou noir et la Mort
Analyse -

28 Juin 2020

Pérola Milman

« Et c’est ainsi, tout le temps nues en public, déformées et déformables, qu’on est visible. » Un texte de Pérola Milman

Publicité
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