Trans*itude de la noirceur, noirceur de la trans*itude — Marquis Bey
Marquis Bey est læ jeune auteurice d’une œuvre prolifique à l’articulation de l’étude noire et du trans*féminisme. Cette année, iel fait paraître Cistem Failure et Black Trans Feminism (Duke University Press, 2022), deux investigations qui s’élancent dans les suites de l’anarcha-féminisme noir d’AnarchoBlackness (AK Press, 2020) et de Them Goon Rules : Fugitive Essays on Radical Black Feminism (University of Arizona Press, 2019).
Dans « Trans*itude de la noirceur, noirceur de la trans*itude » (TSQ, 2017), il est question de fugitivité, de refus des catégories, de force poétique : autant de noms qui sont donnés à la mise en échec des systèmes de classifications de race et de genre, luttes au cœur desquelles son travail philosophique nous invite à faire alliances.
Prélude [de la traductrice]
Comment rester au bord de la langue et de sa puissance d’identification, de sa tendance à enserrer le mouvement dans des catégories ? Dans cet essai [1], læ philosophe Marquis Bey propose de penser les concepts de noirceur et de trans*itude à partir de ce qu’iel appelle leur « force poétique » et leur excès, plutôt qu’à partir des corps que l’on dit noirs ou trans*.
Sans doute, il est question, dans ce texte, des corps et des vies noires et trans*, ainsi que des luttes menées depuis l’expérience de se voir attribuer ces catégories ou de s’identifier à elles. Mais à titre de pratique philosophique, il s’agit aussi de parler depuis un fonds qui précède le moment où « trans* » et « noir·e » viennent être déposés adjectivalement sur des corps, sur des vies, et sur des communautés, pour se demander ce que ces concepts signalent qui déborde tout désir d’identification.
Pour ce faire, Marquis Bey compose son texte de nombreuses voix, encore peu audibles en langue française. Voix du poète et philosophe de la tradition radicale noire Fred Moten et voix de la théoricienne féministe noire Hortense Spillers, voix de la philosophe trans*écologiste Eva Hayward, voix du théoricien culturel spécialiste des histoires trans* noires C. Riley Snorton, et bien d’autres voix encore qui sont remaniées, coupées, collées, rythmées dans une langue « magnifiquement tortueuse » (comme Marquis Bey le dit de la poésie de Moten). L’opération est, pour reprendre le mot du philosophe du marronnage Dénètem Touam Bona, une opération de lyannaj : un entretissage de textes, la production d’une esthétique du feuillage épais qu’on traverse et qui vous encercle sans cesse, vous désoriente et simultanément vous soutient.
Cette écriture fournit, en elle-même, une clef pour comprendre ce que Bey célèbre dans la noirceur et dans la trans*itude (et dans la trans*itude de la noirceur et dans la noirceur de la trans*itude), à savoir : une certaine qualité « para-ontologique » et fugitive, une certaine manière d’être à côté, en dessous, en fuite ou en fugue vis-à-vis de « l’ontologie » (c’est-à-dire : vis-à-vis de toute « théorie de l’être », vis-à-vis de toute théorie qui veut qu’il y ait des êtres, plutôt que des mouvements ou des devenirs). Ainsi trans*itude et noirceur se disent d’un certain savoir-rester-en-mouvement hors-la-loi, un certain savoir-bouger anarchique ou anarchiste, qui sait s’opposer ou s’apposer aux désirs qu’a l’ontologie hégémonique d’avoir en face d’elle des êtres identifiables et classables : une mobilité sinueuse et un refus de la fixité.
La philosophie de Marquis Bey est une étrange créature littéraire, soutenue par une rare puissance d’abstraction, mais d’une abstraction qui n’est pas à comprendre comme une volonté de prise de distance à l’égard des expériences incarnées et concrètes. Au contraire, comme le dit Bey : la particularité de penser avec la noirceur et avec la trans*itude, c’est que même si ces concepts ne font pas univoquement référence aux corps qu’on dit noirs et trans*, du moins leur avantage est que, contrairement à la plupart des concepts philosophiques, ils ne font pas disparaître ces corps. Autrement dit, trans*itude et noirceur, contrairement à d’autres concepts philosophiques plus habituels et moins marqués, ne font pas comme si les vies noires et trans* n’existaient pas ; ils font qu’on ne peut pas raisonner, qu’on ne peut pas penser sans penser à elles. L’abstraction (le suffixe -itude de trans*itude, et le suffixe -eur de noirceur) est en fait, elle-même, une stratégie fugitive : une manière de rester dans un espace liminaire et hors-la-loi, où l’expérience qui est décrite est infiniment plus vaste et plus multiple et plus complexe et plus désordonnée que tout ce que la métrique de l’administration voudrait contraindre sur les corps dits et pointés comme noirs et trans*.
« NOUS SOMMES DU PASSÉ, PAS DU FUTUR », dit un poème de la performeuse trans*féministe Odete. La stratégie philosophique de Marquis Bey est d’aller un pas plus loin et de dire que la noirceur et la trans*itude ont quelque chose d’anoriginaire : quelque chose qui précède tout commencement (an-archique en un deuxième sens donc : non seulement sans commandement, « hors-la-loi », mais aussi et de manière indissolublement liée, sans commencement, « anoriginaire »). Ce que signifie l’anoriginarité, c’est que même si des corps ont commencé à être dits noirs à un certain moment dans le temps (qu’on peut faire commencer avec la traite atlantique et la modernité/colonialité, et qui se prolonge dans ce que Saidiya Hartman a appelé the afterlife of slavery, c’est-à-dire la « vie après la mort » et la « survivance » de l’esclavage), et même si des corps ont commencé à être dits transsexuels, puis transgenres, puis trans* à d’autres moments (qu’on peut faire commencer au XXe siècle, avec la chirurgie reconstructive issue de la Première Guerre mondiale, les traitements hormonaux développés après la Seconde, puis le mouvement transgenre qui a pris corps au cours de la pandémie de sida), bref, même si des corps commencent à être nommés trans* et noirs en raison de certains faits historiques, il n’en reste pas moins que trans*itude et noirceur préexistaient à ces dénominations, et qu’elles continuent d’excéder, de déborder ce qui en est dit dans le contexte du capitalisme racial et ce que le discours en capture.
Orienté par des philosophies anarchistes et féministes noires, Bey propose à la trans*itude et à la noirceur de se rencontrer dans les sous-communs du discours et du savoir. Un paradoxe, sans doute, étant donné le caractère hautement élaboré du style qu’iel emploie : mais habiter les sous-communs de l’université ne veut pas nécessairement dire ne pas parler sa langue ; cela veut dire plutôt, depuis l’intérieur de sa langue, « piller ses tombeaux » (comme le dit Bey citant Omise’eke Natasha Tinsley et Matt Richardson) et trouver ce qui en elle, permet de dire autre chose et d’imaginer des vies vécues autrement.
Quant à la rencontre entre les deux concepts, dans ce même bas-ventre, dans cette interstice sous-commune des vies trans* et noires, elle s’effectue par différents frottements. Une méditation sur un texte fondateur des études féministes noires, « Mama’s Baby, Papa’s Maybe » d’Hortense Spillers, est notamment l’occasion pour Marquis Bey de montrer comment les personnes noires sont, dans l’héritage de l’esclavage et dans ses survivances contemporaines, dégenrées ou systématiquement tenues pour des hors-la-loi du genre (à l’exemple des toilettes pendant la période Jim Crow aux États-Unis indiquant trois options : man, woman et colored). Et dans l’autre sens, une méditation sur l’astérisque (étrange suffixe en forme d’étoile) qui s’appose au mot-préfixe trans est l’occasion pour læ philosophe de pointer que la trans*itude partage un certain principe d’incomplétude et d’ouverture avec la noirceur (telle du moins qu’elle est théorisée et pratiquée dans la tradition esthético-politique radicale noire). Autant d’angles par lesquels la rencontre, furtivement, se fait.
À l’évidence, cela ne veut pas dire que trans*itude et noirceur soient la même chose, ni même qu’elles soient des analogues l’une de l’autre : pointant toutes deux vers des modes liminaux et fugitifs d’exister, elles le font différemment et en différant l’une de l’autre, y compris pour les personnes qui se situent à l’intersection de ces deux forces poétiques. La rencontre entre trans*itude et noirceur est une affaire de zones de contacts et de frottements, au creux desquelles celleux, trans* et/ou noir·es, qui vivent dans le dehors-de-la-loi (du genre, du suprématisme blanc, de l’État-nation) peuvent se reconnaître. Et même s’il n’y a pas toujours intersection ou alliance, du moins peut-il y avoir des complicités fugitives, vers lesquelles la philosophie de Marquis Bey fait signe.
Introduction
Par noir·e ici, je ne me réfère pas à une couleur de peau ou à une identité ou à une certaine inflexion de la voix ou à une esthétique musicale ou à une capacité rythmique (bien que je me réfère aussi à toutes ces choses). Bien plutôt, je me réfère à la noirceur comme à un refus radical du mouvement de réconciliation, et donc, à un refus radical de la blanchité. Être noir·e et être constitué·e comme noir·e, c’est prendre au sérieux le travail de refus, qui est un antagonisme, une épine dans le flanc de la souveraineté de la blanchité. Devenir noir·e c’est rester dans l’instabilité, c’est rester dans la solidarité avec l’instabilité. Devenir noir·e, c’est s’opposer au mouvement qui veut dépasser la socialité au nom de la logique ou du raisonnable. Devenir noir·e c’est refuser d’être constitué·e en quelque chose – c’est être et devenir rien. Pas au sens où ce rien serait une absence ou un manque de vie, mais précisément parce que ce rien est l’abondance et la multiplicité d’où la vie provient. – Amaryah Shaye, “Refusing to Reconcile, Part 2” [Refuser la réconciliation, Partie 2]
Je veux défendre l’idée que « au commencement, il y avait “trans” » : l’idée que ce qui est originel ou primaire, c’est une singularité pas-encore différenciée depuis laquelle des genres, des races, des espèces, des sexes et des sexualités distinctes sont générées dans une forme de stabilité relative. Ces idéaux-types fixes, tels que le corps trans-genre, trans-sexuel ou trans-animal, sont des expressions d’une transitivité plus profonde qui est la condition de ce qui en est venu à être désigné comme l’humain. – Claire Colebrook, “What Is It Like to Be a Human ?” [Qu’est-ce que cela fait d’être humain ?]
C’est en parcourant les 341 pages de Feminism Meets Queer Theory [Le féminisme rencontre la théorie queer] (Weed and Schor 1994), vivifieé par l’érudition de toustes ces théoricien·nes queer de premier ordre qui ont contribué à l’ouvrage, que je commençai à me demander assez sérieusement si la formule « concept théorique numéro 1 rencontre concept théorique apparemment-distinct-mais-en-fait-pas-vraiment numéro 2 » ne pourrait pas fonctionner pour les concepts de noirceur et de trans*itude. Un tel volume, un numéro spécial d’une revue peut-être, pourrait-il être conçu sous le titre La noirceur rencontre la trans*itude ? Après m’être fantasmeé comme l’éditeurice de cette anthologie, peut-être aux côtés d’universitaires plus habiles que moi, je finis par concéder qu’un tel volume ne pouvait tout simplement pas exister. La noirceur ne peut pas rencontrer la trans*itude ; la trans*itude ne peut pas rencontrer la noirceur. Mais pourquoi pas ? Les personnes noires et transgenres existent bel et bien, me dit une amie avec qui je réfléchissais à la question à l’occasion d’un café. J’aurais aimé mieux répondre à son interrogation alors. Aujourd’hui, après mûre réflexion, je crois pouvoir dire ceci : si la noirceur et la trans*itude ne peuvent pas se rencontrer, c’est parce que la noirceur et la trans*itude, cousines distinctes mais intimement et primordialement liées, proviennent du bas-ventre, des « sous-communs » et qu’en tant que telles, elles saturent, par leur absence, les conditions sous-jacentes de la subjectivité. La noirceur et la trans*itude marquent, comme J. Kameron Carter le dit de la noirceur, « un mouvement qui est entre, un drame interstitiel, à la périphérie de l’ordre de la pureté. [Elles signalent] un mouvement improvisé de dédoublement, une annonce fugitive, dans et à contre-courant du monde moderne et de son investissement envers la pureté de l’être. » En bref, empruntant à Carter, je considère noir·e et trans* comme, « pour invoquer [Nahum] Chandler une fois de plus, “paraontologiques” » (2013, 590).
Je m’embarque dans un voyage de cogitations au travers des annales para-ontologiques de l’étoffe dont la vie et la non-vie sont faites. Comme W. E. B. Du Bois et ses camarades intellectuels William Shakespeare, Honoré de Balzac et Alexandre Dumas, je m’installe dans l’essai qui suit aux côtés de Fred Moten et Hortense Spillers, Alexander Weheliye et Eva Hayward, et j’avance bras-dessus-bras-dessous avec Amaryah Shaye et Claire Colebrook – parmi bien d’autres, dont certain·es ont dirigé ce numéro spécial [« The Issue of Blackness », numéro 2 du volume 4 du Transgender Studies Quarterly]. Avec ces penseureuses, j’arrive à la noirceur et à la trans*itude par la voie du refus, de la fugitivité, de l’anoriginarité, de la para-ontologie et de l’éruption. Trans* et noir·e dénotent ainsi des forces poétiques et paraontologiques qui ne sont que tangentiellement, et en dernière instance arbitrairement, liées aux corps qu’on dit noirs ou transgenres. Ces mots entrent dans et traversent l’abîme qui sous-tend l’ontologie, se frottent à elle au point d’y provoquer des fissures. Trans* et noir·e, toutefois, parce qu’ils sont paraontologiques, ne discréditent pas la matérialité des sujets ontiques qui sont caractérisés par et au travers de ces marqueurs identificatoires. La relation entre mon usage de ces forces poétiques et les sujets identifiés avec/comme noir·es ou trans* doit être manipulé avec précaution. Mais, comme Kai M. Green l’écrit à propos de celleux qui s’identifient et sont identifié·es comme noir·es, la teinte de l’épiderme et la situation raciale (et sexuelle, et de genre, et de classe) dans l’histoire « ne peuvent servir à prédire le type de politiques dans lesquelles s’engageront les personnes noires. Et si sans doute la race, la classe, le genre et la sexualité informent la manière dont une personne traverse le monde, on ne peut pas prévoir les conséquences politiques que ces catégories peuvent avoir, aussi fort puissions-nous le souhaiter. Cela se vérifie en particulier dans le fait que nos politiques et nos dirigeant·es sont scénaristiquement contraintes. » (Green 2013, 289) En bref, l’identification raciale ne détermine pas la relation qu’on entretient avec le pouvoir, la noirceur épidermique ne permettant donc pas de déterminer a priori telle ou telle politicalité. C’est ce que Hortense Spillers, citant George Lamming, dit quand elle dit « à présent, nous le savons pour de bon » : « la nature du pouvoir [n’est pas] liée à la pigmentation, et la mauvaise foi [est] un phénomène indépendant de la race » (cité in Spillers 2012, 936).
C’est également le cas pour les personnes qui s’identifient comme transgenres ou comme non-conformes de genre. Cathy Cohen écrit : « les gens peuvent bien trouver cela désagréable, mais sans une politique intentionnelle, je ne vois pas pourquoi les personnes trans seraient intrinsèquement radicales. Je pense qu’il y a de nombreux cas où les individus marginaux s’insèrent dans des institutions ou des mouvements traditionnels. Sans doute leur présence y change certaines dynamiques, mais cela ne veut pas dire que ces personnes changent ces espaces et ces entités d’une manière radicale qui soit à la fois ouverte et plus équitable. » Et Cohen d’ajouter : « je suis intéressée par une politique transféministe comme je suis impliquée dans une politique féministe noire, c’est-à-dire : pourvu qu’elles soient liées à un programme de libération et de transformation. » (Cohen et Jackson 2015). Jusqu’à un certain point, je suis d’accord avec ce que dit Cohen, même si j’aimerais nuancer ce qu’elle dit sur la situation des corps non-conformes de genre dans un espace normatif fondé sur une grammaire hégémonique qui nie la possibilité même de l’existence transgenre ; pour moi, leur existence dans un tel espace (un espace constitué par l’affirmation de l’impossibilité des corps trans* et non-normatifs), leur manière d’habiter l’espace public notamment, est radicale. Et la même chose peut être dite pour les corps noirs habitant un espace implicitement codé par et au travers la blanchité. Sans aucun doute, dans certains cas, les personnes noires ou transgenres œuvrent assidûment à des formes d’assimilation en endossant une « bonne citoyenneté » transgenre ou noire. Et ceci implique de « se fondre dans la population… mais aussi de respecter l’impératif de “bonne citoyenneté” aux yeux de l’État : se reproduire, trouver un bon emploi ; réorienter son corps “différent” pour qu’il s’insère dans le flux de l’aspiration nationaliste de la possession, de la propriété et de la richesse » (Aizura 2006 : 295). Assurément, de ce point de vue, les deux peuvent apparaître parfois en opposition l’un avec l’autre, comme lorsque celleux qui s’identifient comme transgenres adoptent des positions conservatrices, antinoir·es, néolibérales et ainsi de suite ; et comme lorsque celleux qui s’identifient comme noir·es sont profondément transphobes. Quand ces combinaisons émergent, j’observe comment, au milieu des perturbations, il arrive qu’on se réfugie dans le confort de la stabilité hégémonique. Noir·e et trans* sont deux orientations qui génèrent de la perturbation et qui sont imparfaitement indexées aux corps qu’on dit noirs ou trans*, et qui de ce point de vue peuvent succomber aux logiques de la suprématie blanche et du cissexisme. La noirceur et la trans*itude anoriginelle que ces corps citent excèdent cependant la corporéité et ne peuvent donc jamais être « capturées » intégralement, ce qui laisse de la place, comme l’histoire le montre, à des moments de rupture entre les personnes noires et les personnes transgenres, mais aussi à leurs imbrications.
Ce que je souhaite déterminer concernant la relation entre d’un côté la noirceur et la trans*itude (comme clefs d’analyse) et de l’autre les corps noirs et trans*, c’est la connexion tangentielle et en dernière instance arbitraire entre eux, et cependant la nature métonymique de ce qu’on pourrait appeler les positionnalités des corps noirs et des corps trans*. Cela veut dire, comme le dit Spillers de la culture noire (même si je défendrai que cela peut se dire aussi des personnes trans*), que les corps noirs et les corps trans* parlent et apparaissent comme autant d’éclairs métonymiques des forces poétiques de la noirceur et de la trans*itude. Cela se produit quand ils s’imaginent comme « une affirmation alternative, une contre-affirmation vis-à-vis de la culture/civilisation états-unienne, ou de la culture/civilisation occidentale ». Plus généralement, cela se produit quand par eux, se manifeste « la vocation de la culture à être un espace “de contradiction, de condamnation et de refus” » (2006, 25). Ils sont ainsi des exemples, mais pas des archétypes, de la force fugitive et hors-la-loi que nous pouvons appeler « noire et trans* ».
De même, il ne s’agit pas d’effondrer la noirceur sur la trans*itude, ni la trans*itude sur la noirceur, ce qui reviendrait à diluer leur caractère unique et leur utilité comme clefs d’analyse dans des champs disciplinaires différents bien que liés. Ces concepts sont plutôt des nœuds l’un pour l’autre, des inflexions qui, bien qu’anoriginaires et nommant le néant sur lequel la distinction s’appuie, brillent de différents teintes selon les ancrages historiques et interprétatifs des sujets concernés. C’est dire qu’il s’agit de noms différemment infléchis pour un en-dehors-de-la-loi anoriginel qui marque une échappée hors du confinement et un à-côté de l’ontologie. Manifestées différemment dans le monde moderne sous les aspects de la fugitivité raciale et de la fugitivité de genre, les mots noir·e et trans*, bien qu’ils pointent vers des corps qui s’identifient comme noirs ou trans*, précèdent et fournissent la condition de possibilité pour ces démarcations identificatoires fugitives. En bref, ce que je m’efforce de faire ici, comme mon titre le suggère, c’est de démontrer les manières par lesquelles trans* est noir·e et noir·e est trans*. Même si je ne peux faire se matérialiser le volume fictif intitulé La noirceur rencontre la trans*itude, je peux m’en rapprocher en montrant la manière dont ces concepts s’entre-parlent l’un à travers l’autre, l’un au côté de l’autre, l’un à l’autre (ou, alternativement, l’un noir l’autre), ici, à la « périphérie de l’ordre de la pureté ».
I. Trans*itude de la noirceur : un Paris en feu
Pour me confronter à la première clause de mon titre, « trans*itude de la noirceur », mon but est d’articuler l’anoriginarité de la force poétique, créative et fugitive connue sous le nom de noirceur. La noirceur a cette texture de légère parenté avec ce que Michel Foucault dit de la littérature : comme la littérature, la noirceur est un « tiers lieu » au-dehors du langage et des œuvres littéraires, ce qu’en anglais, on a traduit comme une essential blankness [une « blancheur essentielle »] et que je n’ai jamais cessé de lire comme s’il était écrit une essential blackness [une « noirceur essentielle »], où la question « qu’est-ce que x ? » est « écartelée et fracturée » (Foucault et al 2015, 47 [2]). La noirceur ici, dans un autre sens, s’inspirant cette fois du concept de Fred Moten et de Stefano Harney, est un sous-commun, un en-dessous – sous-tendant et sub-vertissant – où les fugitif·ves demeurent, se délectant de chaos. Ce n’est « pas une coalition » mais plutôt un « secret absolument ouvert sans aucune ambition professionnelle » (Moten et Harney 2014, 188) – un Paris en feu, peut-être [3]. En tant que sous-commune, la noirceur est un non/lieu qui bouillonne à côté, ou au-dessous de toute ontologie discernable. C’est un non/lieu, un espace aspatial qui rend la gouvernabilité ingouvernable ; la noirceur « signifie faire qu’on ne puisse pas répondre à la question ‘comment gouverner cette chose qui se perd et se retrouve pour être ce qu’elle n’est pas’ » ; la noirceur est la modalité de l’échappée constante, de la fugue, de la fuite, « un motif à la fois contenu et en errance » et qui esquive (Harney et Moten 2013, 51, 49).
De plus, la noirceur marque une « rupture [break : l’arrêt, la fêlure, la rupture] dans le passage du mouvement syntagmatique qui va d’une propriété plus ou moins stable à une autre, comme dans la disjonction radicale entre “africain” et “américain” », dit Spillers (2003 : 262). En tant que dis-jonction, la noirceur s’appuie sur une modalité non seulement d’être dans les interstices, mais encore de rompre et de déraciner en vertu de son échappement. Ou encore : la noirceur « reste dans la coupure », comme le dit si bien la langue vernaculaire nord-américaine [laying in the cut, c’est-à-dire : rester dans l’ombre d’une conversation, faire tapisserie], elle retarde la logique même de la syntaxe sociale comme le font, par exemple, les activistes de Black Lives Matter – des irruptions courageuses du corporel, une noirceur qui ne s’excuse pas d’elle-même – solidifiés, rassemblés au travers des autoroutes pour interrompre la circulation. La socialité telle qu’elle se manifeste dans les allées et venues des automobiles oublieuses de, et ainsi constitutives de, la détresse de la noirceur, se trouvant ainsi socialement lacérée. La noirceur est « une stratégie qui nomme la nouvelle situation culturelle comme blessure » (Spillers 2003 : 262), et dans cette blessure constante, dans cette entaille constante, c’est « le délai imposé à la forclusion » (Carter 2013, 595). La noirceur repose dans l’entre-deux, et cet « entre » est aussi un mouvement de fuite, d’échappée, de fugitivité, un refus d’être épinglé·es par la définition ontologique. L’épinglage de la définition requiert une fixation, des lieux assignables, mais parce qu’elle est entre-deux, la noirceur est une interstitialité élusive ; elle est cette « posture d’insurrection critique » dont Spillers parle, mais contrairement à ce qu’en conceptualise Spillers, la noirceur ne peut pas être achevée, ni être un point d’arrivée (2003, 262). [4] Excédant la logique de la souveraineté – gouvernabilité, logique qua logique –, telle est la noirceur, d’où toujours des fumées s’échappent, où toujours des fissures, des craquelures apparaissent.
Mais pourquoi ? La noirceur trouvera-t-elle jamais le repos ? Non, parce que par sa position interstitielle, sa sous-communalité, elle est perpétuellement le refus des impositions. Amaryah Shaye, dont l’épigraphe orne le début de cet essai, pense la noirceur, non sans lien, comme un « être-à-côté », et au travers de cet à-côté, la noirceur opère « comme un refus de la logique unitaire de la réconciliation » (2014b). La noirceur dit non, puis esquive la conversation, l’imposition, et reste en mouvement.
Il a aussi été montré, peut-être le plus récemment, et de la manière la plus provocante et convaincante, par Michelle Wright, que penser la noirceur comme « une “chose” déterminable, comme un “ceci” ou comme un “qui” » s’avère problématique (2015, 2). La noirceur doit être en mouvement et penser en mouvement. Bien que Wright conçoive sa noirceur dans Physics of Blackness [Physique de la Noirceur] au travers de l’espace et du temps (espacetemps) et à l’aide de sa notion de « temps épiphénoménal », je suis davantage soucieuxse de penser la noirceur comme fugitive, comme volatile, comme, pour reprendre ce que dit Wright à propos de James Baldwin, « quantique ». Mais bien que Wright pense différemment de moi, assurément, cela ne veut pas dire qu’elle pense de travers ou même de manière à ce que nous nous contredisions. Une interlocutrice noire, voilà ce qu’elle est. Sa noirceur, aussi, est un nœud de fugitivité. Ainsi, en ce sens, je ne me sépare pas d’elle – l’expansion qu’elle donne à la noirceur, dans la mesure où elle n’est pas seulement apposée au Passage du Milieu, à ses bateaux d’esclaves, ou à sa causalité linéaire, indexe une sorte de fugitivité ample, comme elle le dit à propos du où-et-quand noir d’Olaudah Equiano « créant le plus grand nombre de Noirceurs qu’il est possible de créer et de rendre viables » (Wright 2015, 25). Là où je souhaiterais cependant compléter et critiquer Wright, c’est sur sa manière spécifique de lire l’œuvre de Spillers, et en particulier son article emblématique, « Mama’s Baby, Papa’s Maybe : An American Grammar Book » [Le bébé à sa maman, le peut-être de son papa : une grammaire à l’américaine]. Dans sa Physics of Blackness, Wright défend l’idée selon laquelle « Mama’s Baby », en partie, affirme que pour résister aux « images contrôlantes » que le suprématisme blanc impose aux femmes noires, les personnes noires devraient retourner « aux rôles hétéronormatifs de genre et de sexualité qui précédaient l’esclavage » (80). Voilà une affirmation malvenue sur deux points : le premier concerne la sexualité noire, qui par définition ne peut pas être hétéronormative, en tous cas pas dans le contexte du suprématisme blanc étatsunien, pour la bonne raison que, comme nous l’apprenons de Roderick Ferguson dans Aberrations in Black (2004), les personnes noires peuvent bien être « hétérosexuelles [ou homosexuelles], elles ne seront jamais hétéronormatives [ou homonormatives] » (87). Deuxièmement, à ce qu’il me semble, Spillers est loin de proférer un (impossible) « retour » à l’hétéronormativité ; en fait, Spillers affirme quelque chose de bien plus queer, de bien plus, si j’ose écrire cela, trans*. À la fin de « Mama’s Baby », l’avant-dernier paragraphe indique :
En conséquence de quoi, la femelle (female), dans cet ordre des choses, entre comme par effraction dans l’imaginaire, avec une force qui marque tout à la fois une dénégation et une « illégitimité ». En raison de ce déni spécifique aux États-Unis, les mâles (males) noirs des États-Unis incarnent la seule communauté nord-américaine de mâles qui aient eu l’occasion spécifique d’apprendre, de l’intérieur, qui la femelle pourrait bien être, qui l’enfant, qui le nourrisson qui porte la vie pourraient bien être, en dépit du destin qui leur est fait, en dépit des chances de pulvérisation et de meurtre, y compris les leurs. C’est l’héritage de la mère que le mâle africain-américain doit retrouver comme un aspect de sa propre personnalité – le pouvoir du « oui » à la « femelle » au-dedans. (Spillers 1987, 80)
Il y a une fugitivité marquée dans la figure féminine avancée par Spillers quand elle « entre comme par effraction dans l’imaginaire » avec une force qui est « à la fois une dénégation et une “illégitimité” ». L’illégitimité qu’est la noirceur, qu’est l’en-dehors-de-la-loi (lawlessness), joue ici à plein effet, historiquement, aux côtés des femmes noires. Mais si nous nous concentrons sur la dernière phrase de la citation ci-dessus, nous pouvons mieux comprendre l’erreur interprétative de Wright. Spillers ne veut pas revenir au genre hétéronormatif ; au contraire, il y a quelque chose de décidément non-normatif, quelque chose pour ainsi dire de transgenre, dans la manière dont l’héritage noir de Spillers avance « le pouvoir du “oui” à la “femelle” au-dedans. » Le genre hétéronormatif maintient une binarité de genre stricte, exclusive que Spillers, ici, est occupée à défaire – et même plus, à transer. La conception que Spillers propose de la culture africaine-américaine depuis le milieu du XVIIe siècle, est un conte « entre les lignes », ce qui revient à dire : un conte qui est noir, et qui est même trans* ; c’est un conte dans lequel « le genre, ou l’assignation à des rôles sexés, ou la claire différentiation des affaires sexuelles, toutes choses alimentées ailleurs dans la culture, n’émergent pas pour la femelle africaine-américaine » (1987, 79). Bien loin de proposer un retour à l’hétéronormativité, Spillers décrit un héritage trans* noir à l’intérieur de la culture africaine-américaine. Et en effet, les propos de Spillers résonnent, transément, avec les écrits de l’afrofuturiste noir·e, queer et non-conforme de genre janaya (j) khan (2015) quand iel [5] dit que les femmes trans noires forment une partie intégrante de la libération noire, son « axe pivot » et son « noyau ». Et toustes celleux qui ont étudié la biologie au lycée savent à quel point le « noyau » est d’une importance cruciale pour le fonctionnement de la cellule. La noirceur, et la libération de celleux qui la portent dans leur corps, est alimentée par ce noyau trans*.
Il peut cependant sembler que la noirceur telle que je l’entends est toujours et déjà liée aux corps noirs/africains-américains, dans la mesure où je me suis largement appuyeé sur les théorisations de Spillers et d’autres qui portent sur la culture africaine-américaine. Mais la noirceur ici, je veux le répéter, entretient une relation contrariée et tendue avec les corps/les personnes noires, ce qui veut dire qu’il me faut transmettre, de manière finement texturée, la « “distinction para-ontologique” entre la noirceur et les personnes (ce qui revient à dire, plus généralement, les choses) qu’on appelle noires » (Moten 2008, 1744). Les travaux d’Alexander Weheliye sont utiles ici : dans une note de bas de page de son article intitulé « After Man » [Après l’homme], Weheliye écrit : « il est crucial de désarticuler la noirceur des personnes noires, puisque ne pas le faire revient à accepter trop facilement la race comme un donné naturel et/ou un phénomène culturel, et peut nous empêcher de l’envisager comme un agencement de forces qui doivent continuellement re/produire les sujets noirs comme non-humains » (333). En d’autres termes, la « noirceur » n’est pas naturelle – ou inhérente ou évidemment attachée – aux « personnes noires ». Weheliye va plus loin dans « Engendering Phonographies : Sonic Technologies of Blackness » [Phonographies d’engendrement : technologies soniques de la Noirceur] en disant qu’en dépit de la nécessité de désarticuler la noirceur de ces personnes qu’on dit être noires, il reste que « la Noirceur est une catégorie d’analyse [qui se distingue par le fait qu’elle] n’a pas pour effet de faire disparaître les corps noirs » (2014, 182). Donc, la noirceur en tant que force poétique est à la fois désarticulée de et liée aux corps noirs. Weheliye, cependant, reste dans le camp intellectuel qui pense « la Noirceur [comme] un effet de la modernité occidentale », par quoi il manque de reconnaître, lui aussi, l’anoriginarité de la noirceur (181). Pour ma part, je maintiens que la noirceur n’est pas réductible à une imposition coloniale ou à une catégorisation moderne raciale. Sans doute, elle est métonymique et se manifeste dans le monde mais elle est, aussi, anoriginaire, néant.
Pour le reste de cette discussion de la noirceur, et de la première clause de mon titre, je veux me concentrer sur l’œuvre de Fred Moten, dont les travaux représentent l’articulation la plus générative et la plus directe de la noirceur, de la fugitivité et du néant. Fred Moten : ce black motherfucker qui, comme Curtis Mayfield, continuera à remain a believer [6]. Moten cristallise la noirceur de la manière la plus magnifiquement tortueuse qui soit. Pour lui, comme pour moi, lorsque nous parlons de la noirceur nous parlons de ces « irruptions de la “thématique de la fugue” » (envers lesquelles Spillers s’oriente elle aussi) et ce « non-sens » kantien qui constitue la liberté hors-la-loi de l’imagination et de son être-en-dehors-de-la-loi (voir Moten 2007, 218, 220). Offrant une variation sur un thème constitué par les pensées de Nahum Chandler, Moten dit que « la noirceur est le déplacement anoriginaire de l’ontologie… c’est l’anti et ante-fondation de l’ontologie, le sous-sol de l’ontologie, la perturbation irréparable du temps et de l’espace de l’ontologie » – ou, si je puis me permettre cette variation sur la pensée de Tina Campt (Campt 2014) : la noirceur est la pratique quotidienne qui consiste à refuser d’« être » ; c’est-à-dire l’affirmation d’un néant d’être.
La noirceur est déjà là, et elle est le désagrément, elle est les subversions de la stase qui donne intelligibilité à la validité dont on se réclame en tant qu’humain ou en tant que cet être sur-représenté que Sylvia Wynter a appelé l’Homme (qu’elle désigne comme une « ethnoclasse » mais qui est aussi, plus précisément, une « ethnogenreclasse »). La noirceur ne peut pas, et se refuse à, s’y accorder, parce que l’ethnoclasse appelée Homme est prédiquée sur une catégorie exclusive de l’humain et qu’elle défère à une rigidité fixe qui s’aligne avec la propriété, le décorum, et tout ce qui s’en suit. « Nous sommes la perturbation », dit la noirceur – perturbation de la syntaxe par la langue vernaculaire noire, perturbation de la logique occulo-raciale via la « fantastique » noirceur d’une personne comme Rachel Dolezal [7], perturbation dans la violence du sens commun qui constitue l’hégémonie via, disons, les insurrections d’esclaves – « et [nous] consentons à la perturbation » (Moten et Harney 2011, 987-88).
Toujours en mouvement, toujours cette chose élusive qui s’échappe, la noirceur se manifeste comme « ce désir d’être libre, qui apparaît comme une fugue, une échappée, une fugitivité qui confine au déraillement à force de refuser jusqu’au telos de la liberté, une fugitivité qui s’indexe à un en-dehors-de-la-loi anoriginel » (Moten 2007, 223). Un substitut à « l’inadéquation de l’explication mécaniste » (223), la noirceur est un refus permanent de la légalité – et en fait, de la loi –, au point d’être incapable de reconnaître la loi. La loi ne peut jamais attraper la noirceur ; la noirceur est comme le bonhomme de pain d’épice de la comptine : tu peux toujours courir, courir, courir, aussi vite que tu peux, tu ne l’attraperas pas, tu n’attraperas pas la noirceur. Elle échappe toujours.
Mais cette échappée constante du refus, comme dit Moten, « n’est pas tranquille ». Car « peut-être l’échappée constante est ce que nous voulons dire quand nous disons liberté », rêve Moten ; « peut-être l’échappée constante est cela qui est maltraité dans l’invocation désassemblante de la liberté et la déception du/des sous-accomplissement/s de l’émancipation » (2007, 242). Et peut-être a-t-il raison. Si l’on examine le noyau où la noirceur rencontre le bastion de l’institutionnel, le noyau de ce que l’on pourrait appeler l’hégémonie et le pouvoir universitairement formés, le fonctionnement de la noirceur devient plus clair. Dans ce contexte, ce noyau n’est autre que les études noires, et Moten doit bien avouer que « les études noires sont une déhiscence au cœur de l’institution et à son bord, … graphiquement désordonnant la pénurie organisée et administrée d’où les études noires sortent comme une richesse. La nature cultivée de cette volatilité située, cette poétique émergente de l’urgence dans laquelle les pauvres troublent l’ordre de la propreté : tel est notre secret ouvert » (2008, 1743, nous soulignons). Les études noires – c’est-à-dire l’étude de la noirceur – sont volatiles, caractérisées par la volatilité et la déhiscence : une coupure, une blessure comme celles dont parle Spillers. C’est l’instanciation d’une critique de l’Occident, de l’impérialisme, de l’hégémonie. Elle reste, en raison de sa noirceur, « sans réponse à la gouvernance qu’elle appelle et sans réponse aux gouvernements qu’elle suscite » (1745). Comme l’a montré la « crise de l’université étatsunienne » à Cornell en 1969, les études noires sont fugitives. À l’université de Cornell, en 1969, après avoir fait face à la violence suprématiste blanche qui avait pris la forme de croix brûlées, d’épithètes et de censure des programmes lors du weekend d’ouverture aux parents d’élèves, plus de quatre-vingt membres de la Société Africaine-Américaine de l’université (AAS) occupèrent le Willard Straight Hall – alors un bâtiment administratif – et réclamèrent qu’on mît fin au racisme sur le campus et qu’on créât un Centre d’études africaines-américaines. L’occupation dura trente-six heures en tout. Tentant de reprendre le bâtiment, des membres de la fraternité blanche Delta Upsilon entrèrent dans Willard Straight pour se battre avec des étudiant·es de l’AAS dans la Ivy Room, avant d’en être éjectés. Craignant pour leur sécurité, ou reconnaissant clairement la vie sociale insurgée qu’est la noirceur, les membres de l’AAS apportèrent des fusils pour défendre (ou affirmer) leur noirceur. À la fin, comme l’indique un article du magazine Newsweek intitulé « Universities under the Gun » [Des universités à bout de fusil] (Elliott 1969), la création du Centre d’études africaines-américaines fut expédiée parce que « les étudiant·es voulaient un programme autonome » (Lowery 2009, voir aussi Down 1999).
Cette anecdote historique est là pour montrer combien la noirceur peut être volatile, disruptive, interruptive, éruptive, en particulier dans les cas où elle rencontre des institutions hégémoniques, c’est-à-dire dans les cas où elle rencontre la blanchité. Penser avec la noirceur, ou s’engager à penser noir, à penser dans la pensée noire, c’est amener au devant de la scène cet espace interstitiel de volatilité et menacer résolument de désintégrer la polarité hégémonique entre – disons : l’humanité et la choséité, l’humanité et la machine, la loi et l’illégalité, etc. La revendication de l’AAS pour, essentiellement, un programme d’études noires a contribué à porter une insurrection bien concrète face à la blanchité de l’institution universitaire, d’une manière qui présageait, et citait métonymiquement, l’en-dehors-de-la-loi de la noirceur para-ontologique. L’étude de la noirceur est une « pulsion anoriginaire… le sol fugitif et anarchique d’une dette impayable et d’une richesse jamais nommée, le théâtre d’un monde intérieur en fugue qui ne se montre que le temps d’une minute, en série », et c’est cette question para-ontologique qui déstabilise la revendication prétendument stable de chacun·e à l’ontologie (Harney et Moten 2013, 47). Les corps noirs en armes à Ithaca en 1969 démontraient par eux-mêmes la subversivité, la fugitivité de l’en-dehors-de-la-loi anoriginaire qui est le moteur des sujets para-ontologiques.
II. Noirceur de la trans*itude : les racines ne s’appliquent pas nécessairement
Si la section précédente caractérisait la manière dont la noirceur défait l’humain et interrompt sa systématicité, cette section détermine certains des effets similaires provoqués par la trans*itude. Et donc : si le mot trans* lui non plus n’est pas seulement un adjectif attaché à un corps, alors de quoi est-il le nom ? Parce que nous savons que la représentation corporelle et la proclamation identificatoire ne suffisent pas, trans* dénote une orientation éruptive, interruptive ; trans* dénote un « mouvement non-prédéterminé », écrit Kai M. Green, et c’est « un outil qui peut aider les lecteurices à retrouver leur orientation envers l’orientation » (2015b, 191, 196). C’est une manière d’habiter le monde qui engage fugitivement l’histoire et l’espace en se délectant de l’excès, en refusant constamment de limiter les débordements ontologiques – et qui s’apparente peut-être à ce que Matt Richardson appellerait « un bon bordel ». C’est pour cette raison que j’utilise trans* et non simplement trans ou trans-. Même si Mel Y. Chen (2012, 137) utilise « le préfixe trans- » comme une manière de signaler que trans- « ne se limite pas préliminairement au genre » et même si Susan Stryker, Paisley Currah et Lisa Jean Moore considèrent que le tiret « marque la différence entre le nominalisme impliqué dans le mot “trans” et la relationalité explicite impliquée dans “trans-”, qui reste ouvert et résiste à toute forclusion prématurée par l’attachement à un seul et unique suffixe » (2008, 11), trans* est employé ici en raison de sa puissance d’interruption et de sa manière de souligner sa propre déhiscence. Et puis, il faut dire que l’astérisque a aussi quelque chose de l’étoile de mer : comme l’étoile de mer, l’astérisque suggère la possibilité d’une coupure et d’une régénération, où le corps passe au travers de soi pour ensuite être ramené à lui-même, se rapprochant de lui-même au travers de la blessure qui est (infligée au) moi – une coupure qui fait signe vers cette possibilité qui « n’est pas un luxe » dont parle Judith Butler [8] (Hayward 2013 ; Hayward 2008, 72). Et comme l’étoile de mer, l’astérisque est « pleine de doigts » : une « étoile multidirectionnelle » qui à la fois « pointe et touche » si bien qu’elle « recycle, déplace, renomme, réplique et intensifie les termes, ajoutant de la texture et augmentant la vitalité » (Hayward et Weinstein 2015, 198). Et tout cela sans compter qu’elle est aussi céleste : au-delà de la stratosphère du discernable, le fonds galactique de tout ce que nous savons être possible. Dans le langage courant, et de manière révélatrice, on dit de ce fonds galactique qu’il est « l’espace » : un lieu vide et pourtant plein, la condition de possibilité même de tout – pour l’essentiel – ce qui est possible. Et bien sûr, cet espace est plein d’étoiles, dont l’astérisque de trans* est une métonymie. Si les étoiles stipulent le vide céleste prégnant de possibilité, et si « presque tous les éléments sur Terre ont été formés au cœur d’une étoile » (« Are We Really All Made of Stardust », 2016), alors trans* dénote l’ubiquité, la transitivité, la fondamentalité de la force primordiale qu’est l’ouvert, qu’est la non-fixation. Le fait est qu’au commencement, il y avait trans* – parce qu’au commencement, les étoiles flottaient sans lois, mises en mouvement par cette trans*itude originaire, l’ouverture fondamentale de notre monde.
Et donc, si sans doute je parle de ces « réfugié·e[s] sans citoyenneté » que l’on connaît sous le nom de personnes transgenres et de personnes non-conformes de genre (Bird 2002, 366) – et comme on le sait depuis Bertolt Brecht, « les réfugié·es sont les dialecticien·nes les plus expert·es, puisqu’iels sont réfugié·es en raison de changements qui sont survenus dans leur vie, et que leur seul objet d’étude est le changement » (d’après la traduction citée dans Jay 1986, 28 ; et nous apprenons en outre avec Jared Sexton que les réfugié·es apportent avec elleux « l’urgence de renouveler les catégories [9] ») –, je suis bien plus encore en train de parler de ce que Claire Colebrook appelle la « transitivité ». La transitivité est la qualité de commencement qui sous-tend les conditions de possibilité qui permettent la distinction (de genre). Si nous permettons au lien lâche et tangentiel entre les corps transgenres et les corps non-conformes de genre de tenir lieu ici d’exemples illustratifs de trans*, la transitivité peut être dite souligner la manière dont – plutôt que d’être des « cas-limites particuliers susceptibles de fournir au normal et au normatif une base pour un sens renouvelé de leur propre différence » – les sujets trans* métonymiques ainsi que les discours sur les catégories corporelles qui les distinguent « sont précédés, conditionnés et hantés par une condition de transitivité » (Colebrook 2015, 228). La transitivité est la singularité prépersonnelle précédent les prédicats normatifs comme la race ou le genre. Dans sa potentialité, cette singularité est caractérisée par l’instabilité, ne se stabilisant que quand il s’agit de réguler des identités corporelles lisibles. Ainsi, argumente Colebrook, les corps transgenres, transsexuels, tranimaux, etc., ne sont pas des suppléments au discours de l’humain, mais, si l’on part de l’humain, ils en sont des substituts. « Au commencement était la transitivité, dit Colebrook, et c’est la métalepse, et la fétichisation de l’identité qui surviennent à sa suite, qui déplacent cette force » (229). Voilà qui nous rapproche du trans* de Eva Hayward : une perturbation qui interrompt le processus de purification, dans laquelle on retrouve également la description proposée par Carter de la noirceur comme un drame interstitiel qui se donne à la périphérie de l’ordre de la pureté. L’ajout de l’astérisque à trans*, en un sens, ouvre à l’ouvert. Liant ces aspects au fonctionnement des moteurs de recherche sur internet, le blogueur et militant trans* Sevan Bussell (2012) remarque que l’astérisque indique « à ton ordinateur de chercher tous les mots où figure les lettres que tu as écrites, suivies de n’importe quelle suite de caractères ». L’astérisque dit ainsi au cyberespace d’ouvrir d’avantage encore le préfixe, « ouvert et toujours ouvrant », qu’est trans* (Tolbert 2013, 7). [10]
Trans* porte aussi le poids de son étymologie, comme tous les mots, et trans* (ou, trans-), est un préfixe pour dire : au travers, à côté (para-), au-delà. Trans* est ailleurs, pas ici, parce qu’ici on sait à quoi s’attendre, à savoir : l’ontologiquement discernable, le circonscrit. Nous savons que trans* suggère et a suggéré l’inclassifiable et l’illisible, mais j’aimerais ajouter qu’il suggère aussi le mouvement omniprésent du non-mouvement qui précède tout ce qui est humain, et tout qui est animal – tout ce qui, lisiblement, est. Eva Hayward et Jami Weinstein (2015, 196) notent que l’astérisque désigne la primauté non pas de l’humain, mais de « l’événementialisation de la vie ». C’est dire que trans* dénote son propre statut ante-fondateur, sa propre fugitivité dans la mesure où – en étant préfixallement trans* et suffixallement une astérisque et donc se complétant lui-même avec incomplétude, refusant la force stabilisante de l’ontologie du mot racine –, trans* refuse l’enracinement. Syntactiquement et linguistiquement, trans* est à lui-même sa propre non-racine, sa propre para. Les racines n’ont pas besoin de, et en fait ne peuvent pas, s’appliquer ici. D’où le fait que son nom marque paradoxalement sa propre innommabilité, perpétuellement en mouvement :
Si trans* est ontologique, il l’est à la manière d’un mouvement qui produit l’étantité. En d’autres termes, trans* n’est pas une chose ou un être, c’est plutôt le processus par lequel la choséité et l’étantité sont constituées. Dans son état préfixal, trans* est préopositionnellement orienté – il marque l’avec, le par, le de, le dans, l’au travers qui rendent la vie possible. La vie trans* avance délibérément de côté, comme un crabe, en direction de l’ontologie ; trans* peut être ontologique dans la mesure où trans* est le mouvement qui précisément traverse la vitalité elle-même. (Hayward et Weinstein 2015, 196-197)
Trans* est à la fois le mouvement et la force de matérialisation qui « peuvent devenir matière, mais seulement de manière prépositionnelle », ajoutent Hayward et Weinstein (197). Trans* est une opération (mais pas d’ordre mécanique) où il y a locomotion et agitation, trouble et perturbation des états ontologisés. Ce point doit être explicité : l’astérisque tout à la fois étoile-de-mer, plein-de-doigts et céleste, « est l’astérisque agglutinant et la nature préfixale de trans qui toujours matérialise des mouvements prépositionnels… il est une matérialisation en mouvement. Comme tel, trans* n’est pas non-ontologique, mais plutôt il est la force entre, avec, et de qui rend l’astérisque capable d’adhérer à telle ou telle matérialisation particulière. » (197) Une force, une force métonymique, voilà ce que trans* est : comme la noirceur, provoquant expressément l’ontologisation, toujours en mouvement au-dessous d’elle, à ses côtés et à travers elle. Trans* brise et ouvre – toujours læ fugitive qui déteste être confineé, qui, de fait, ne peut l’être, y compris dans les catégories transgenres, s’engageant dans une sorte de « guérilla », (s’)incarnant en « s’infiltrant et en interrompant par sa viralité les mouvements sans accrocs et la cohérence dont le pouvoir dépend » (Stone 2014, 92, je souligne). Trans* est le refus d’être soi-même, le refus d’être certainE de soi, le refus d’être certainE d’être cela que trans* est.
Trans* comme transitivité, comme transfugitivité préfixale, met en œuvre ce que C. Riley Snorton appelle la « transfiguration » (Snorton 2011). En tant qu’analytique de la déstabilisation radicale qui « fait signe vers un espace de transition conçu comme un site qui nous permet de comprendre les relations queer » qui lient l’universalité et les particularités féministes, la trans*/transitivité comme transfiguration opère dans l’espace de la liminalité, de la transition, qui est le site même de la stabilisation la plus radicale. Et cet espace transitif/transitionnel, écrit Snorton, « joue le rôle d’un lieu où certaines présuppositions concernant le genre et la manière dont il cartographie les corps en viennent à être examinées au point d’imploser ». Cette implosion, de même que la volatilité de la noirceur, est une subversion sous-commune pleine d’irruptions et d’interruptions. Et cette sub-versivité transitive et sous-commune, comme LaMonda H. Stallings le dit du hip-hop (Stallings 2013, 135) a partie liée avec une fluidité (sous-)terraine et queer au sein de laquelle l’examen « des coins et des recoins des corps [et des subjectivités] en transition » désintègre les démarcations ontologiques de l’ontologie ontique. Une transitivité transfigurative défait l’ontologie via la para-ontologie. Ce à quoi Snorton répond dans son essai « Transfiguring Masculinities in Black Women’s Studies » [Transfigurer les masculinités dans les études sur les femmes noires] (auquel le concept de transfiguration est emprunté) n’est autre qu’une tendance de certains mâles féministes noirs à renforcer la binarité de genre en associant le terme « mâle » à la possession d’un pénis, aggravant ainsi une auto-réflexivité non-critique. Ce que Snorton cherche à défaire, c’est la présupposition selon laquelle pénis égale mâle, à la recherche d’un déploiement plus expansif du féminisme noir.
Donc, de même que Snorton critique les catégories génitalement normatives du genres que les (mâles) féministes noir·es, défendent parfois involontairement, de même, dans un effort de concrétiser « trans*blasphématoirement » (si l’on veut) mes propres efforts de théorisation, j’aimerais ici, moi aussi, éviter de confondre trans*(genre) et blanchité raciale. Certes, comme Jasbir Puar l’explique, nous devons reconnaître la manière dont la valeur est extraite des corps (trans*) racisés afin de produire la blanchité transgenre. S’appuyant sur les travaux de Susan Stryker et d’Aren Aizura, le projet de Puar dans « Bodies with New Organs : Becoming Trans, Becoming Disabled » [Corps avec de nouveaux organes : devenir trans, devenir handi·e] (2015) est de toujours imaginer une affiliation entre les discours handis, trans*, raciaux et interespèces, au travers du concept de « devenir trans », un concept qui revient à dire, de manière assez controversée, que les frontières sont poreuses entre les catégories puisque le devenir trans engage la force de la multiplicité ontologique, déjouant les désirs de position finale à atteindre – ce qui assure l’impossibilité toujours en mouvement en vertu de laquelle « il n’y a pas de trans » (46-47, 62). Puar écrit :
Le devenir trans se fait passer pour un mouvement téléologique. Comme si qui que ce soit pouvait jamais devenir trans ! Trans est souvent confondu avec son propre horizon, et en ce sens, le devenir trans est confondu avec un devenir linéaire et téléologiquement orienté, comme un pronostic qui deviendrait le diagnostique contemporain du corps et qui domestiquerait le corps trans par des normes régulatrices de permanence.
Le devenir trans, de ce point de vue, doit plutôt mettre en lumière l’impossibilité de la linéarité, de la permanence et des points finaux. (62-63)
De prime abord, on pourrait reprocher à Puar d’effacer ainsi les sujets transgenres. Après tout, dire qu’« il n’y a pas de trans » est une affirmation assez provocatrice et contentieuse, surtout pour une théoricienne queer. Mais Puar suggère en fait ici quelque chose d’assez profond. On ne saurait arriver à trans* précisément parce que trans* est mouvement, excitation, agitation. « Être » trans* est une impossibilité, dans la mesure où trans* est un non/site radicalement instable, une condition de possibilité qui précède le Dasein au sens heideggérien. Trans* est « une force » et « une intensité » plutôt qu’une identité, fixée ou pas (Puar 2014, 80). Trans* n’est pas linéaire, permanent ou final – trans* est en fait l’impossibilité de cela. « Parfois, ça reste en bordel », écrit Maggie Nelson à propos de son partenaire Harry Dodge qui insiste pour dire à propos de sa subjectivité genrée : « je ne suis pas en chemin vers quoi que ce soit » (Nelson 2015, 52-53). Nelson et Dodge donnent voix à l’impossibilité, la non-linéarité des identités (genrées). Ainsi « devenir trans » fait référence au mouvement de rupture perpétuelle : un beau bordel. Lié historiquement aux philosophies grecques d’Héraclite et d’Aristote, le devenir dénote la défaite de la stase, de l’être-tel, qui sont quant à eux liés au connu et au connaissable de l’identité fixe ; le devenir marque ainsi le mouvement perpétuel de la transition. En ce sens, il n’est pas lié au téléologique, au linéaire, au régulé, au logique. Dire qu’il n’y a pas de « trans* », c’est dire, en un sens apparemment oxymorique, qu’il n’y a pas de manifestation lisible ou identifiable de la trans*itude. Trans* est une anoriginarité hors-la-loi qui refuse d’être capturée, qui refuse toute description ontologique.
Les corps trans* métonymiques, les corps noirs métonymiques [11], sont des corps marrons qui « en savent long sur la possibilité ». Comme Moten et Harney l’affirment, s’adressant à et parlant avec une certaine trans*itude/transitivité et une certaine noirceur, « elles sont conditions de possibilité de production du savoir » (2004, 105). La trans*itude, et la trans*itude de la noirceur, se situent au-delà de la politique, et des distinctions et des lisibilités déjà en cours – perpétuellement en cours, en mouvement perpétuel – et, way, way below, depuis les dessous du non/texte qu’est le « texte caché » dans lequel se tisse une sorte d’infrapolitique qui est, tout à la fois, avant et au-delà (Kelley 1994) [12].
III. Ce groove alternatif où nous vivons
L’œuvre d’Amiri Baraka est in the break, [dans l’arrêt, dans la fêlure, dans l’interruption]. Elle est dans la scène, et dans la musique. Ce lieu, à la fois interne et interstitiel, détermine le caractère de l’intervention politique et esthétique de Baraka. La syncope, la performance, l’organisation anarchique de la substance phonique définit un champ ontologique où le radicalisme noir est mis au travail… La tradition radicale noire… constitue son radicalisme : une coupure et le refus abondant de la clôture. Ce refus de la clôture n’est pas un rejet mais une improvisation incessante par laquelle l’ensemble se reconstruit ; le motif de cette reconstruction est la différenciation sexuelle de la différence sexuelle.
– Fred Moten, In the Break : The Aesthetics of the Black Radical Tradition [Dans l’arrêt. L’esthétique de la tradition radicale noire]
La noirceur de la trans*itude et la trans*itude de la noirceur dé/marquent, pour citer Katherine McKittrick en modifiant légèrement sa formule, un « non-sol démonique ». McKittrick décrit le « sol démonique » comme « des perspectives, des enceintes qui se tiennent au bord des configurations gouvernementales contemporaines, configurations par lesquelles l’humain est défini comme homme afin d’abolir la figuration et la création d’autres formes de vie » (Weheliye 2008, 323). Le sol démonique, autrement dit, est un sol fugitif et instable : « un système fonctionnel qui n’a pas de résultat prédéterminé ou connu », « un processus qui dépend de l’incertitude et de la non-linéarité » (McKittrick 2006, xxiv). Dire que la noirceur et la trans*itude dé/marquent un non-sol démonique, c’est faire un usage créatif de la langue pour décrire le « là » mais aussi le « non-là » de ce sol qui n’est pas un sol – un sol qui, en n’étant pas un sol, est la condition de possibilité de tous les sols –, un non-sol qui, en d’autres termes, est noir et trans*. Le non-sol démonique résonne avec le « (tout)trou noir (black (w)hole) [13] » d’Evelynn Hammond, et qu’elle situe dans une généalogie féministe noire en mettant en avant l’abîme d’accusation, de révélation et de critique (étymologiquement : démonique ou satanique) qui sous-tend l’ordre de la pureté. Le (tout)trou noir, lui aussi, est un espace de liminalité, de volatilité, et dans cette liminalité/volatilité, il est générateur, puissant et destructeur de l’humain-comme-homme. Alternativement, je pourrais désigner cet espace démonique comme « virtuel », puisque la virtualité est un non/espace animé par « une tension vivante, une orientation désirante envers l’être/le devenir » qu’on peut décrire comme le « théâtre de sauvages activités » (Barad 2015, 396) [14]. Mais qu’il soit démonique ou virtuel, il y a assurément quelque chose qui a à voir avec le son dans cette liminalité, quelque chose qui fait écho au « Black Mo’nin’ » [la complainte noire] ou au « break » [l’arrêt, la fêlure, l’interruption] de Moten, ou au deuil comme condition de la vie noire de Claudia Rankine (2015). [15] Ou peut-être ce que je veux dire ici c’est qu’il y a quelque chose de rythmiquement et d’intersticiellement poétique ici.
J’ai désigné la noirceur et la trans*itude comme des forces poétiques tout le long de cet essai, en écho aux travaux de Fred Moten. Dans ce sens, trans*itude et noirceur partagent une affiliation disciplinaire avec l’œuvre d’Amiri Baraka. Sans doute Baraka n’aurait pas consacré beaucoup de temps à penser sa relation à la trans*itude, et pourtant, Moten voit dans l’œuvre de Baraka l’exemple parfait de l’intersticialité musicale. Exemple archétypal de la tradition radicale noire, Baraka habite le break, les sous-communs, il refuse la forclusion de sa poétique non-fixante. Et dans cette posture de refus, la posture fugitive est syncopée, inégale, différante et différentielle. Et la syncopation, comme le break dans son ensemble, est un abîme béé qui est lui-même, comme Moten l’écrit à propos du black mo’nin’, « la différence au-dedans de l’invagination entre la coupure et ce qui encercle, l’invagination étant ce principe d’impureté qui… est constamment improvisé par le pouvoir de rupture et d’augmentation d’une singularité toujours déjà multiple, présente et pleine de perturbations » (2003, 202). Cette singularité multiple, présente et pleine de perturbations est ce que j’ai appelé « noirceur » et ce que j’ai appelé « trans*itude ».
Il reste cependant que dans leur poétique, dans la musicalité de Baraka, comme dans celle de la noirceur et dans celle de la trans*itude, il y a, aussi, une force rythmique. Nous sommes entouré·es de rythmes qui se réverbèrent tout au travers des vibrations du monde matériel que nous habitons, mais le rythme qui prévaut, celui qui cherche à circonscrire notre cacophonie para-ontologique, est ce que Fred Moten et Stefano Harney appellent un « rythme de mort ». Seulement, comme ils l’affirment, « au cœur de la production [du rythme de mort], on trouve une certaine indiscrétion… une résonance haptique qui rend possible et impossible ce rythme meurtrier, la musique sous-commune qui échappe sans cesse à la logistique émergente de ce rythme mortel et l’épuise. » (2014, 185-186). Bouillonnant au-dessous du rythme de mort de l’hégémonie, il y a une non-discrétion et une fugitivité que j’appelle « noire » et « trans* ». Elles résident dans les sous-communs, refusant la logique de la logique, qui est un autre nom pour le rythme de mort. « Si la logisticalité est la capacité résidente de vivre sur la terre, écrivent Moten et Harney, la logistique est la régulation de cette capacité au service de la fabrication forcée du monde, ce monde de zéro-un, un-deux qui poursuit l’antagonisme général de la vie sur terre. » Si la logique, l’hégémonie – et leurs analogues de genre et de race : la blanchité et le cissexisme – s’efforcent de créer des individus logiques, c’est pour mieux les enserrer dans le piège symphonique du rythme de mort. Le rythme de mort cherche la structure, la fixité ; il cherche à « battre ce rythme et à couvrir le son sous-commun qui garde sa propre mesure » (Moten et Harney 2014, 187-88). Et ce rythme alternatif qui affronte sans cesse sa propre extermination mélodique est, en d’autres termes, noir et trans*.
La fin et la mise en échec de l’individu logique qui chante sur l’air du rythme de mort est, comme le disent Moten et Harney, « chair/noirceur » (189). C’est aussi une certaine sorte de trans*itude, une coupure fatale, une déhiscence, une rupture qui recoud la circonscription. En la caractérisant comme une « action fantômatique », Moten et Harney énonce la socialité para-ontologique de la noirceur, et, si l’on suit ma propre extension, de la trans*itude. Ils écrivent :
Ce que l’on pourrait appeler la vie sociale des choses n’est importante que dans la mesure où elle nous permet d’imaginer que la vie sociale n’est pas une relation entre les choses, mais plutôt ce champ de frottement et de rupture qui opère – tout en n’étant le travail de personne, ni d’aucune chose – dans sa richesse absolue. Le travail social de cette vie sociale n’est pas un travail, mais la folie demeure ; frottement et rupture font tout sauf émerger, mais dans leur non-émergence, frottement et rupture sont une imprécision qui demandent de nous que nous parlions d’elles comme si elles étaient quelque chose non seulement de discret, mais de pur. Cette « chose », notre chose, le groove alternatif que nous habitons, l’insurrection locale dévaluée et inestimable – désobéit à notre invocation la plus aimante. Le don de l’esprit est offert à perte et zéro-un se retrouve avec un goût d’amertume dans la bouche.
La noirceur et la transitude : ce « groove alternatif que nous habitons », un groove qui souligne le groove dans le groove et le défait, l’ouvre encore et encore. Ce que j’ai tenté ici était un « pillage de tombe » stratégique, comme auraient pu le dire Omise’eke Natasha Tinsley et Matt Richardson (2014, 161), un stratagème qui insiste sur la nécessité d’« exhumer les outils qui pourraient nous aider à expliquer ce qui se passe depuis si longtemps dans le fond du jardin ». J’insiste pour dire que ce travail, et mon corpus universitaire en général, en tant qu’approche méthodologique pour une étude trans* noire, est une tentative de « déterrer les squelettes du racisme, de la misogynie et d’autres violences systémiques afin de les assembler » pour penser le monde dans lequel nous vivons (161). C’est une musique alternative, une musique qui pulse sur un groove alternatif, ou peut-être sur un groove qui n’adhère même pas encore aux principes soniques du groove lui-même. Mais tant mieux, parce que nous savons que ce qui se fait passer pour rythme a en réalité été structuré comme un rythme « de mort » inévitable et constitutif. Dans cette veine alternative du groove, la noirceur et la trans*itude sont des choses qui marquent discursivement leur là et leur non-là, leur volatilité linguistique, leur évitement des nominations syntactiques (nominations qui, en elle-mêmes, sont une forme de fixation). Toujours échappant avec art à la vie encadrée, la noirceur et la trans*itude chargent d’amertume la formulation binaire du zéro-un qu’est l’ontologie. « Attrape-moi si tu peux – mais tu ne peux pas, et tu ne le pourras jamais », disent la noirceur et la trans*itude en sautillant, en fugue, se tenant la main peut-être, et la bouche pleine de rires (ha ha ha).
Texte proposé et traduit de l’américain par Emma B., autrice du Prélude.
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[1] “The Trans*-Ness of Blackness, the Blackness of Trans*-Ness.” TSQ : Transgender Studies Quarterly, vol. 4, no. 2, 2017, pp. 275–295.
[2] NdT : Dans « Littérature et langage » (conférence prononcée à Bruxelles en 1964), Foucault parle d’« une blancheur essentielle où naît la question “Qu’est-ce que la littérature ?”, une blancheur essentielle qui est cette question même. Celle-ci par conséquent, cette question, ne se superpose pas à la littérature, elle ne s’ajoute pas par une conscience critique supplémentaire à la littérature, elle est l’être même de la littérature, originairement écartelé et fracturé. »
[3] cf. le film de 1990 intitulé Paris Is Burning, réalisé par Jennie Livingston. Ce film est un documentaire qui concerne la scène drag de l’underground newyorkais où des groupes de jeunes queer racisé·es voguent, dérobent, performent la « réalité » (realness) et déstabilisent tout ce qu’on peut penser de la performativité de genre.
[4] Spillers écrit qu’« il faut arriver à une posture d’insurrection critique ; on ne peut pas simplement la présupposer. » Mais je suis tenté d’ajouter que puisque la noirceur est sous-jacente à cette possibilité, elle peut être présupposée, parce qu’elle est la fondation de la fondation de toute chose. Pour reprendre les mots d’Amaryah Shaye, « la Noirceur est une chose, est un espace, qui est déjà. » (2014a). En tant qu’anoriginaire, on peut la présupposer du fait qu’elle est toujours, et qu’elle a toujours été, avant.
[5] khan utilise le pronom singulier they, que j’honore ici. [NdT : et que nous traduisons imparfaitement avec le pronom neutre iel, comme pour Marquis Bey ellui-même.]
[6] NdT : Allusion à « Do Do Wap Is Strong In Here » tiré de l’album Short Eyes (1977), où un homme noir s’efforce de keep from dyin’ [s’empêcher de mourir] et plan to stay a Black motherfucker [compte bien rester un salaud de Noir], ainsi qu’à « I Plan To Stay A Believer » [je compte bien continuer à croire], tiré de Curtis/Live ! (1971) où, face aux multiples fins du monde auxquelles les vies Noires font face (judgment day is already in play for the Black), le chanteur parle de congrégation et de lutte et des futurs qu’elles peuvent ouvrir.
[7] cf. par exemple l’article de Kai M. Green, « ‘Race and Gender Are Not the Same !’ Is Not a Good Response to the ‘Transracial’/Transgender Question or We Can and Must Do Better » [‘La race et le genre, c’est pas la même chose !’ n’est pas une bonne réponse à la question ‘transraciale’/transgenre et nous pouvons, et nous devons faire mieux] (2015b) ; ou encore l’article que nous avons coécrit avec Theodora Sakellarides, « When We Enter : The Blackness of Rachel Dolezal » [Quand nous entrons : la noirceur de Rachel Dolezal] » (2016) ; ou encore le livre de Rogers Brubaker, Trans : Gender and Race in an Age of Unsettled Identities (2016).
[8] Une référence à la formule de Judith Butler selon laquelle « la possibilité n’est pas un luxe ; elle est aussi cruciale que le pain » (2004, 29).
[9] Dans « People-of-Color-Blindness : Notes on the Afterlife of Slavery » [Cécité aux personnes racisées : notes sur la survivance de l’esclavage], Sexton écrit, citant Giorgio Agamben que « les réfugié·es sont un concept limite, une figure qui “tout à la fois met radicalement en crise les principes de l’État-nation et fait la place à un renouvellement des catégories qui ne peut plus être remis à plus tard.” Ce renouvellement urgent des catégories est rendu possible par la crise conceptuel de l’État-nation représenté par les réfugié·es dans la mesure où iels désarticulent “la trinité de l’État-nation-territoire” et “le principe même de l’inscription dans la nativité” sur lequel cette trinité se fonde. Les réfugié·es sont le sujet politique contemporain par excellence parce qu’iels exposent à la vue de toustes “la fiction originaire de la souveraineté” et la rendent, par là-même, disponible à la pensée. » (2010, 31) Voilà qui donne du champ à ma tentative de penser l’anoriginarité et les conditions (hors-la-loi) de la distinction et la déstabilisation des catégories normatives.
[10] De même, Avery Tompkins note que, concernant les discours explicitement transgenres, « les personnes qui militent pour l’ajout de l’astérisque à trans* affirment que l’astérisque signale une plus grande inclusivité des nouvelles identités et des nouvelles expressions de genre et qu’il représente mieux la communauté élargie des individus qui se retrouvent dans ce signe. Trans* est ainsi à comprendre non seulement comme incluant les identités telles que transgenre, transsexuel·le, homme trans* et femme trans* où l’on retrouve le préfixe trans-, mais aussi des identités telles que genderqueer, neutrio, intersexe, agenre, deux-esprits, travesti·e et genderfluid. » (2014, 27)
[11] Au sujet des corps qui sont jugés trans* et du fait qu’ils sont toujours déjà indexés à la noirceur, on peut considérer le « débat sur les toilettes » et la manière dont le discours antitrans* s’indexe sur l’héritage de l’esclavage racial et à ses survivances. Je pense notamment aux signes placés dans les toilettes et les régimes (violents) de normativité de genre qui reprennent et imitent les signes de l’époque Jim Crow faisant référence aux « hommes (men) », aux « femmes (women) » et aux « personnes de couleur (colored) » – « dramatisant ainsi la manière dont le “corps sexué” lacanien est toujours déjà un corps racialisé et un corps colonisé, et comment les personnes Noires et/ou indigènes ont toujours fait figure de hors-la-loi du sexe et du genre qu’il fallait discipliner et punir » (Gossett 2016). Bref, « on ne saurait penser la binarité de genre en dehors du contexte de l’esclavage racial », ce qui revient à dire que, dans le contexte étatsunien, la binarité de genre est inséparable du contexte de la noirceur et de ses nombreuses vies dans la survivance de l’esclavage (Gossett 2016). Les transgressions de genre – et en réalité, du caractère fondamental de « l’humain » et de ses prédicats normatifs de race et de genre – indexent tout à la fois, nécessairement, la noirceur et la trans*itude. La noirceur est inextricable de la trans*itude.
[12] « way, way below » est une référence au texte de Robin D. G. Kelley : « Writing Black Working-Class History From Way, Way Below » [Écrire l’histoire de la classe ouvrière noire depuis le dessous, très au-dessous]. Kelley emprunte le concept d’infrapolitique à James C. Scott, un anthropologue du politique qui a notamment mené une recherche importante dans la paysannerie malaisienne entre 1978 et 1980. Le concept de « texte caché » est également emprunté à Scott, et Kelley le définit comme une « culture politique dissidente qui se manifeste dans les conversations quotidiennes, le folklore, les blagues, les chansons et quantités d’autres pratiques culturelles. Ces mondes sociaux et culturels cachés des peuples opprimés font régulièrement surface dans des formes quotidiennes de résistance qui vont du vol, au traînage de pied, à la destruction de la propriété et plus rarement à des attaques ouvertes contre des individus, des institutions ou des symboles de la domination. » (1994, 8)
[13] Par référence à l’article « Black (W)holes and the Geometry of Black Female Sexuality » [(Tout)Trous noirs et la géométrie de la sexualité des femmes noires » (1994), dans lequel Evelynn Hammond cherche à mettre au jour les raisons du silence qui porte sur la sexualité des femmes noires.
[14] Pour citer plus complètement son texte, Karen Barad écrit : « Les particules virtuelles ne sont pas dans le vide mais du vide. Elles sont sur le fil du rasoir du non/être. Le vide est une tension vivante, une orientation pleine de désirs d’être/devenir. Le vide est plein d’appétits, il regorge d’actes d’imagination innombrables quant à ce qui pourrait encore être (et avoir été). Les fluctuations du vide sont des déviations/variations virtuelles de l’état classique du vide et de son zéro d’énergie. C’est-à-dire que la virtualité est l’exploration/interrogation du néant ; la virtualité est l’expérience de pensée incessante que le monde fait sur lui-même. Et en effet, la physique quantique nous dit que le vide est une exploration infinie de tous les couplages possibles de particules virtuelles, le “théâtre de sauvages activités”. » (2015, 396)
[15] Je fais ici allusion au chapitre intitulé « Black Mo’nin’ » et au concept de « break » développé par Moten dans In the Break : The Aesthetics of the Black Radical Tradition, ainsi qu’à un article de Claudia Rankine paru dans le New York Times et intitulé « The Condition of Black Life Is One of Mourning » [La condition noire est une condition de deuil] (2015). Black Mo’nin’ pour Moten est l’ensemble des résonances soniques des images, la noirceur, si l’on veut, du trauma racial. Le break est l’espace liminal noir et génératif qui se trouve entre. Comme Valorie Thomas (2012, 50) l’écrit dans sa contribution à Black Cool : One Thousand Streams of Blackness [Le cool noir : un millier de mouvance de la noirceur], le break « est une technologie transformatrice qui fait miroir à la vitalité, à la dissonnance et à la cohérence sous-jacente des processus culturels diasporiques. » Enfin, Rankine défend l’idée selon laquelle la condition même sur laquelle la vie noire se fonde a pour sol le deuil – deuil de la mort, essentiellement, qui est le mode d’apparaître de la noirceur dans l’espace public codé comme blanc. Tous ces concepts désignent des espaces interstitiels qui résonnent de différentes musiques et de différentes tonalités.
28 Novembre 2020
Performer la rage transgenre. Par Susan Stryker.
Que pourrait signifier le fait d’habiter l’impropre, l’impropriété, la dépossession, d’être assignées, marquées, attachées à un contexte ?