TROU NOIR

Voyage dans la dissidence sexuelle

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Le monstre Preciado

Le 17 novembre 2019, au Palais des Congrès de Paris, le philosophe transféministe Paul B. Preciado était invité à intervenir à la 49e Journée de l’École de la Cause freudienne, dont le thème était consacré aux « Femmes en psychanalyse », à propos de sa transition de genre [1]. Il y fustige le rôle que la psychanalyse joue dans la reconduction du binarisme sexuel et de genre en tant que norme. Mais il s’adresse tant à la psychanalyse en tant que discipline, qu’aux psychanalystes en tant que corps vivants. Dans la salle (plus de 3000 personnes), des rires gênés, des applaudissements exagérés, des interpellations insultantes et du silence interrogateur. Cela produit un petit soubresaut dans le monde méconnu de la psychanalyse, suscitant débats, approbations et désaccords profonds au sein de la corporation. Afin de sortir cette intervention du Palais des Congrès, Preciado choisit de la publier dans sa version complète, car seule une petite partie a pu être prononcée dans le temps court qui lui était imparti. Ce livre, intitulé Je suis un monstre qui vous parle, vient de paraître en librairie et nous vous en proposons une lecture.

« Certains disent que nous vivons une époque confuse, trouble, que nous manquons de repères, et de pères, et de mères. Pourtant, c’est très clair, nous n’errons pas en rond dans la nuit, mais dans un jour bombardé. »
Front Monstrueux Insurrectionnel, Comment on a giletjauné la marche des fiertés, 2019.

Ce n’est bien évidemment pas la première fois que la psychanalyse est prise à partie par les nécessités de nouvelles subjectivités d’une époque. En 1972, Guy Hocquenghem démontrait dans Le Désir homosexuel la fonction répressive de la psychanalyse vis-à-vis de la catégorie « homosexuelle » qu’elle a elle-même participé à produire. Dans les années 1980, Jacques Derrida et Sarah Kofman ont ouvert la voie à une déconstruction des paradigmes qui fondent la psychanalyse. Ou encore Gayle Rubin qui appelait à jeter les bases d’une théorie radicale de la sexualité en reprenant à son compte les pensées psychanalytiques de Freud, de Lacan et celles structuralistes de Levi-Strauss. Ou encore la critique du « familialisme », cette obsession pour le mythe œdipien qui nous renvoie au tableau papa-maman, par Deleuze et Guattari avec L’Anti-Oedipe. Mais nous en sommes toujours là, en plein 21e siècle, à nous débattre avec ces fichues catégories duelles tantôt libératrices (lorsqu’elles sont reconnues) tantôt geôlières (lorsqu’elles sont incorporées). Quelles sont ces catégories duelles ? : masculin/féminin, homme/femme, hétérosexuel/homosexuel, passivité/activité, normal/pathologique, vivant/inanimé, etc. Preciado entend déconstruire ces binarismes mystificateurs en faisant apparaître spectaculairement leurs monstruosités rétives : « Derrière les masques de la féminité et de la masculinité dominantes, derrière l’hétérosexualité normative, se cachent en fait de multiples formes de résistance et de déviance ».

Cette intervention est un show et Paul B. Preciado ne s’en cache pas. Un show moderne ayant lieu une première fois au Palais des Congrès, une deuxième fois sur youtube grâce à des captations bricolées via smartphone et une troisième fois face à nous avec ce livre. Debout dans l’arène, écouté, jugé, applaudi, le monstre en cage cherche à montrer les barreaux de sa cage. De quoi est-elle faite ? En quel nom ? Avec quelles conséquences ? Un spectacle public de la monstruosité nécessaire pour mettre à jour les manières dont une identité (une cage) camoufle sa propre structure. C’est bien tout l’art d’un édifice que de cacher ses fondations. N’oublions pas que Preciado a consacré sa thèse de doctorat à l’architecture de la maison Playboy (Pornotopie : Playboy et l’invention de la sexualité multimédia) afin d’interroger la mise en spectacle de la domesticité, c’est-à-dire de la vie privée qui s’expose publiquement. Un show donc, pour parler de sa transition d’une cage subie à une cage choisie, un spectacle qui commence avec la politesse de rigueur (non dénuée de sous-entendue) : « J’ai l’honneur de me présenter devant l’Académie pour vous faire un rapport sur ma vie d’homme trans ». Il y explique qu’en transitionnant il fit de l’abandon de la féminité « une stratégie fondamentale du féminisme », mais il ne voulait pas non plus devenir « un homme comme les autres hommes ». C’est ainsi que l’accent est porté sur le déplacement opéré par la transition plutôt que sur le point d’arrivée. Le comment plutôt que le quoi.

"El cuerpo lesbiano" de Monique Wittig

« Il n’y a pas d’identité plus sclérosée, plus rigide que votre identité invisible »

Le déplacement, le voyage, le mobile, sont des notions que Preciado (comme Deleuze et Guattari) cherche à opposer au dispositif rigide de la différence sexuelle. Il déploie tout un éventail de mots associés au déplacement : issue, porte de sortie, échappée, fugitif, transfuge, talons en feu, tunnel, éclipse, destituer, décoloniser, transition. Preciado reproche aux psychanalystes de ne pas suffisamment remettre en cause « cette grande architecture politique que nous appelons la différence sexuelle ». Pour illustrer son propros, il décrit d’abord sa subjectivation de femme lesbienne vivant à New York puis ce qui l’amène à choisir de se subjectiver en tant qu’homme-trans. Il raconte notamment cette « scène », un fameux jour de l’année 1987, où il tombe sur un exemplaire du livre de Monique Wittig, Le corps lesbien, dans une librairie. « En l’achetant, j’ai essayé de cacher autant que possible la couverture au vendeur, incapable d’assumer la honte que représentait, en 1987, vouloir acquérir un livre dont le titre était Le Corps lesbien. Et je me souviens que le libraire m’a regardé avec mépris, mais aussi avec soulagement, car il avait enfin réussi à se débarrasser d’un ouvrage qui, comme s’il s’agissait d’un récipient perforé duquel suintait un liquide infect, souillait ses étagères. Cela m’a coûté 280 pesetas. Sa vraie valeur pour moi est incalculable. ». C’est un moment de l’intervention où quelque chose comme une parole est en train de s’ouvrir, car en exposant ce qui est déjà exposé (le mot lesbien qui devient corps), cette parole ne va pas seulement chercher dans une intériorité profonde ce qui refuse d’apparaître, mais ce qui est déjà là, dans la lumière, et produisant cette petite honte qui se distille en quiconque le regarde (autant Preciado que le libraire). Et on imagine tout le cheminement qu’il aura fallu, les pratiques de déviances, de chemins de traverse, pour en arriver là devant un parterre de 3500 psychanalystes. Et on pourrait se demander ce qu’a bien pu devenir ce libraire !

Il existe un paradoxe dans ce livre et Preciado ne s’en défausse pas, mais il ne le pousse peut-être pas jusqu’au bout. La psychanalyse est une pratique auquel ont recours les personnes les plus favorisées économiquement et culturellement. Paul B. Preciado admet lui-même qu’il a suivi une thérapie pendant dix-sept années. Cette discipline possède donc des outils d’analyses qui peuvent aider à emprunter ces chemins de traverse, mais également à exposer les résultats comme en témoignent ses chroniques pour le journal Libération par exemple. Il en appelle donc à une autre psychanalyse qui tienne compte du changement de paradigme qui s’est opéré dans notre société (et en lui). Les corps subalternes sont là, visibles, exposés, manifestés depuis plusieurs décennies, et il s’agirait pour les psychanalystes de tenir compte de ces nouvelles apparitions paradigmatiques qu’on feint de ne pas voir. Mais ici, c’est peut-être la notion de paradigme qui est comme un caillou dans la chaussure. Preciado en donne cette définition : « Les paradigmes sont des univers de discours, dans lesquels règnent une certaine cohérence, une certaine paix sémiotico-technique, un certain accord. Mais ce ne sont pas des mondes de signification immuable. » Cet accord, cette paix, agissent en vertu d’un ordre du monde, mais n’étant pas immuables, ils sont constamment menacés. Aussi, un changement de paradigme veut certes dire que les lignes bougent, qu’on passe tantôt du UN au Multiple, mais s’il y a bien un fait qui ne change pas, c’est qu’il y aura toujours des choses mises dans l’ombre de ce nouvel éclairage. Quel serait le rôle de cette nouvelle obscurité si le paradigme de la fin de la différence sexuelle était pleinement assumé dans notre société ? Ne fonctionnerait-elle pas comme le refoulé de cette cage choisie  ? C’est comme si le paradigme que propose de suivre Preciado était celui de mondes multiples à l’intérieur d’un univers clos et que nous serons toujours bien en peine de voir l’au-delà de la clôture de l’univers. Persiste donc une limite infranchissable qui demande encore à être explorée. S’il est impossible, comme le suggère Preciado, de se débarrasser réellement de l’idée de cage, que l’on peut seulement agir avec plus ou moins de liberté au sein de nos identités, est-ce qu’on ne pourrait pas y voir ici l’élaboration d’un nouveau mythe ? A savoir l’abandon d’une liberté absolue.
En fait, le choix de sa propre cage n’est qu’une rationnalisation opérée par le mythe d’une impossible liberté.

Et en même temps, Paul B. Preciado semble aussi esquisser un autre projet : le monstre. Apparaissant de-ci de-là dans le livre, le monstre semble pointer le bout de son nez quand les mots manquent pour décrire une situation totalement anarchique où nous pourrions tout être, tout devenir. Le « monstre du divan » serait cette part d’ombre folle en nous qui inquiète, qui ne prend pas peur quand un paradigme s’écroule et qui espère qu’aucun autre ne prendra la relève. En psychanalyse, ce qui résiste ainsi à la production de sens et de vérité claire s’appelle la jouissance.

Socrata,
Juin 2020.

Source : Je suis un monstre qui vous parle, Paul B. Preciado, Grasset, 2020.

[1Vous pouvez lire, par ailleurs, un autre récit de transition et des questions que cela implique, cet article de Andrea Long Chu que nous avons fait paraître le mois dernier : Le Rose. Et un joyeux nouveau vagin.

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