TROU NOIR

Voyage dans la dissidence sexuelle

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La doctrine du consentement

La doctrine du consentement de Clara Serra, parue en 2024 sous le titre El sentido de consentir, s’ouvre sur la nécessité de refuser une sorte d’évidence autour de la notion de consentement. Cherchant au contraire à problématiser cette notion, Serra se confronte aux approches libérales qui ont participé à l’élaboration d’un nouveau paradigme juridique du consentement positif mais aussi aux théories de la domination qui en ont décrété l’impossibilité.
C’est dans la période clef des Sex Wars, cristallisant dans les années 80 les fractures majeures d’un certain féminisme américain autour des questions de pornographie, prostitution et de SM mais aussi de la paranoïa anti-trans, que Serra situe l’une des conséquences majeures de la « doctrine du consentement » : soit l’accroissement du punitivisme découlant de l’alliance du féminisme de la domination avec les politiques racistes de la nouvelle droite américaine.
A ce « féminisme radical » et son agenda sexuel réactionnaire, Gayle Rubin répondait déjà dans « Thinking Sex » (1984) par une « théorie radicale de la politique de la sexualité ». Les pratiques contra-sexuelles (la culture SM, le fistfucking) apparaissent alors comme la possibilité d’une subjectivation politique dissidente se faisant contre tout renforcement d’une réglementation de la sexualité.
Clara Serra reprend une partie de cette généalogie de la théorie radicale de la sexualité pour y trouver, suivant par là le geste fameux de Butler de « contextualiser le sexe », une approche qui, en plaçant le consentement en son centre, réaffirme l’exigence de transformation sociale du féminisme.

Nous en publions ici un extrait. Trou Noir remercie les éditions La Fabrique pour leur confiance.
Clara Serra présentera son ouvrage à Paris le 4 février (Institut Cervantès), le 6 février (Pied à terre) et le 7 février (Cirque électrique).

La scission du féminisme dans les Sex Wars : deux façons de penser le consentement

Si tant les premiers écrits de MacKinnon que l’affaire de « la Manada » nous mettent devant l’évidence que,dans certains contextes, le consentement des femmes ne peut se déduire de l’absence de refus explicite dans la mesure où dans certains contextes il n’est pas possible de dire non, qu’est-ce qui peut bien nous diviser en tant que féministes ? Sur quoi reposent ces grands désaccords qui ont scindé le féminisme aux États-Unis ?

Judith Butler l’explique : loin de contextualiser le sexe, « Catharine MacKinnon s’est engagée dans une tout autre direction. À son argument initial, elle a bientôt ajouté ceci : les hommes ont le pouvoir, les femmes ne l’ont pas ; et le harcèlement sexuel est un modèle, un paradigme, qui permet de penser les relations hétérosexuelles en tant que telles. En faisant alliance avec Andrea Dworkin, MacKinnon en est venue à décrire les hommes comme étant invariablement en position dominante, et comme ayant la domination pour seul objectif, et pour seul objet de leur désir sexuel. » Pour Butler, « cette évolution ne fut rien moins qu’une erreur tragique. Désormais, la structure du harcèlement sexuel cessait d’être conçue comme contingente et déterminée par un contexte institutionnel : elle se généralisait au point de manifester une structure sociale où les hommes dominent et où les femmes sont dominées. Les femmes étaient donc toujours victimes de chantage, elles étaient toujours dans un environnement hostile : mieux encore, le monde lui-même était un environnement hostile et le chantage n’était autre que le modus operandi de l’hétérosexualité. » [1]

La conséquence, s’il est impossible de distinguer le sexe de la violence, ce n’est plus qu’il arrive parfois que les femmes ne puissent pas refuser d’avoir des relations avec les hommes, c’est qu’elles ne peuvent jamais le refuser. Comme l’écrit Agustín Malón dans son excellent ouvrage, La doctrina del consentimiento afirmativo, « pour MacKinnon […] l’expression même violence sexuelle est un pléonasme. C’est la sexualité elle-même qui est violente. C’est le principal dispositif par lequel les hommes dominent les femmes, avec l’avantage que celles-ci ne savent pas qu’elles subissent une domination. Quand elles croient désirer et jouir, elles sont en réalité soumises et violées [2]. ». En faisant du harcèlement sexuel non pas une contingence particulière mais la logique même de la sexualité, le féminisme abolitionniste a été amené à considérer le sexe comme un terrain inexorablement dangereux pour les femmes, à faire de la pornographie le symbole de ce paradigme sexuel, à réclamer un rôle protecteur fort de l’État et à mettre en œuvre des politiques prohibitionnistes et répressives. Et, partant du postulat d’un immense système d’abus de pouvoir généralisé, ce féminisme a généralisé également notre minorité sexuelle. Car, de façon tout à fait cohérente, la conclusion à laquelle ce féminisme est arrivé, c’est que, même si les femmes acceptaient des pactes sexuels – le travail sexuel, la pornographie ou les rapports sadomasochistes –, ces oui n’étaient pas valides dans la mesure où les conditions du consentement étaient d’emblée invalidées. En d’autres termes, dans la perspective du féminisme de la domination, le concept de consentement est un piège idéologique qui sert à dissimuler ce qui se produit toujours dans des conditions d’obligation. Si, dans un monde patriarcal, la contrainte sexuelle prévaut toujours, le consentement ne change rien. Par conséquent, les viols consentis sont constants dans notre société. Rien d’étonnant dès lors à ce qu’aient surgi au sein de ce féminisme radical abolitionniste des courants mettant en avant le lesbianisme comme pari politique. C’était l’une des conclusions logiques à partir du moment où l’on posait un rapport consubstantiel entre violence, domination et sexualité hétérosexuelle.

En face, un féminisme différent, dans lequel s’inscrit Butler, mettait en cause l’hétéronormativité patriarcale en défendant les multiples formes de dissidence sexuelle – parmi lesquelles Gayle Rubin inclut le lesbianisme, la transsexualité et le travestissement, le sexe non monogame, le BDSM, les relations sexuelles intergénérationnelles ou le sexe contre rémunération – mais en critiquant dans le même temps toute tentative d’imposer une autre normativité sexuelle (le lesbianisme, par exemple) au nom du féminisme. Le travail de féministes comme Carole Vance et les contributrices de la série de textes recueillis et publiés sous le titre Pleasure and Danger a joué un rôle particulièrement important [3].

Ces autres voix féministes ont alerté sur le problème que pose pour les femmes un discours au sujet de la sexualité axé sur le danger et elles ont revendiqué la nécessité de travailler à la conquête du plaisir en préservant la distinction entre la fiction (dans le champ de laquelle il fallait situer les représentations pornographiques) et la réalité. Il s’agissait donc non de légitimer l’État et d’accroître ses pouvoirs, mais de repousser les limites du désir féminin, de se défaire de la culpabilité, de dépénaliser les fantasmes et de conquérir pour les femmes la possibilité de jouer avec les rôles de genre – à travers, par exemple, les identités butch/ fem– ou les rôles de pouvoir – le BDSM – tant que les rapports demeuraient consentis . [4].

De fait, c’est ce courant féministe, lié par sa généalogie aux luttes queers et à la défense des droits des travailleuses du sexe, qui a résolument misé sur le consentement sexuel comme critère pertinent pour distinguer le sexe de la violence. Comme l’écrit Malón, c’est « MacKinnon [qui] propose d’abandonner le paradigme du consentement et d’entrer dans un autre cadre de référence, celui du pouvoir, en développant le concept de force [5] ». Si l’inégalité de pouvoir porte atteinte aux conditions du consentement, toutes les relations sexuelles sont en fin de compte forcées et par conséquent violentes. La distinction entre viol et coït est en réalité impossible : « Le point de départ indiscutable était que [le viol] a été conçu comme une chose différente du coït, [mais] pour les femmes, dans des conditions de domination masculine, il est difficile de les distinguer [6]. » Si, en face, le féminisme opposé aux lois prohibitionnistes a pu maintenir sa défense du consentement, c’est parce qu’il affirmait que, même dans des conditions d’inégalité de pouvoir, il est bel et bien possible pour les femmes de dire oui ou non au sexe. Pour que le consentement ait une validité, le pouvoir ne peut pas être assimilé à la force ou à la violence. On ne peut affranchir le sexe du pouvoir, dit Butler, si bien que faire de l’absence totale de pouvoir la condition nécessaire du féminisme pour légitimer ou permettre le sexe nous conduit à une réglementation moralisatrice dangereuse de la sexualité. C’est précisément ce que Butler et les féministes opposées à la ligne prohibitionniste ont identifié dans la proposition de MacKinnon et ses disciples : l’imposition d’un sexe bon, c’est-à-dire d’un sexe féministe, lié non plus au consentement – entendons : au fait que les pratiques, quelles qu’elles soient, sont consenties ou non –, mais à certains contenus et certaines pratiques sexuelles qui seraient en elles-mêmes bonnes ou mauvaises (par exemple, sexe attentionné et affectueux contre sexe sadomasochiste).

Partant de réflexions sur le harcèlement et la violence sexuelle, le féminisme nord-américain s’est donc fracturé autour de la pensée du consentement. C’est le féminisme pro-droits, parfois dit aussi « pro-sexe », qui a fermement défendu la légitimité des pactes et des contrats sexuels entre adultes. Si la prostitution volontaire, la pornographie ou le sadomasochisme ne pouvaient être poursuivis pénalement, c’était parce que, précisément, leur caractère consenti en faisait des pratiques sexuelles légitimes, non susceptibles, par conséquent, d’entrer dans le cadre juridique de la violence sexuelle. En d’autres termes, le féminisme opposé à la prohibition du porno défendait la validité de toute pratique sexuelle volontaire et s’opposait à l’invalidation du consentement qu’impliquait la position abolitionniste, qu’elle considérait comme une limitation indéfendable de notre puissance d’agir sexuelle et une judiciarisation punitive et paternaliste.

Toutefois, les thèses de MacKinnon ont trouvé un accueil favorable dans une société nord-américaine puritaine où règne la peur du sexe. Comme l’explique Amia Srinivasan, « les critiques féministes radicales de la pornographie coïncidaient avec une idéologie conservatrice qui opérait une distinction entre les femmes “mauvaises” (les travailleuses du sexe, les “reines des allocs”) devant être disciplinées par l’État et les femmes “bien” ayant besoin de sa protection, et qui voyait les hommes comme des êtres naturellement rapaces […]. C’est Ronald Reagan, le guide de la nouvelle droite, qui, en tant que président, a ordonné à son procureur général de mener une enquête sur les méfaits de la pornographie, à laquelle MacKinnon et Dworkin ont apporté leur expertise [7]]. ». Les militantes réunies dans le WAP (Women Against Pornography) ont noué des alliances fécondes avec le moralisme de la droite nord-américaine et se sont servies de cette puissante caisse de résonance sociale pour faire passer des lois prohibitionnistes toujours en vigueur aujourd’hui.

Si ces débats restent d’actualité, c’est parce que l’héritage législatif du féminisme de la domination ne s’arrête pas aux lois contre la pornographie. Le choix de la redéfinition juridique du consentement dans la législation nord-américaine se fondait sur les principes philosophiques qui servaient aussi à défendre la prohibition du porno : l’assimilation du pouvoir à la violence et l’extension illimitée de l’impossibilité de dire non. C’est le féminisme hégémonique aux États-Unis qui a été l’inspirateur politique du concept de consentement positif ou affirmatif, une doctrine juridique que plusieurs États – parmi lesquels notamment le Wisconsin, le Vermont, le New Jersey ou la Californie – ont suivie jusqu’à ce jour. « En 2014, avec le soutien de militantes féministes, Jerry Brown, le gouverneur de Californie, a ratifié la loi SB 967, connue sous le nom de projet de loi “Oui, c’est oui”. Elle imposait à tous les établissements d’enseignement supérieur qui bénéficient de fonds de l’État […] d’adopter un principe de “consentement affirmatif” pour juger si un acte sexuel est consenti ou non [8] » Si la réglementation pénale sur le consentement varie d’un territoire à l’autre aux États-Unis et si le concept de « consentement affirmatif » ne concerne pas encore beaucoup d’États, cette doctrine a été largement adoptée dans les règlements internes des campus universitaires de tout le pays. En 1996, l’Antioch College, dans l’Ohio, a mis en œuvre sa « Sexual Offense Prevention Policy », un règlement toujours en vigueur aujourd’hui qui exige que toute relation sexuelle fasse l’objet d’un « consentement verbal » préalable qui doit être réitéré « à chaque nouveau stade du rapport sexuel [9] ». Il s’agit donc d’abandonner un cadre où le consentement dépend de la présence ou de l’absence d’un refus (qui ne se limite pas à une résistance physique, bien entendu) pour passer à une réglementation qui exige positivement – y compris de manière verbale – l’affirmation. Comme le souligne Catharine MacKinnon, qui a joué un rôle important auprès des législateurs en tant qu’experte et juriste spécialisée, « les lois relatives au consentement affirmatif ne font que déplacer les balises de ce qui constitue un acte sexuel légalement acceptable : alors qu’auparavant les hommes devaient s’arrêter lorsque les femmes disaient non, il leur suffit maintenant de persuader les femmes de dire oui [10] ».

Certes, il n’y a sans doute pas lieu de s’étonner que le cadre théorique sur lequel reposent ces nouvelles normes juridiques soit le féminisme de la domination ; en définitive, c’est lui qui s’est le plus efforcé de souligner l’impossibilité de dire non pour les femmes. Rappelons-nous toutefois que ces positions trahissent une profonde méfiance à l’égard de la capacité de consentir. Aux États-Unis, où le débat sur le consentement s’est engagé il y a au moins quatre décennies, les réformes des lois sur le viol et l’intégration du consentement affirmatif n’ont pas fait l’objet d’un consensus chez les féministes. En raison même de la place qu’occupent depuis les années 1980 les Sex Wars, auxquelles ces nouvelles lois sont directement liées, le débat reste très ouvert. Les positions les plus critiques à l’égard des lois du « seul un oui est un oui » sont issues de la sphère des études juridiques critiques, du féminisme antiraciste et de l’antipunitivisme. Il faut notamment signaler l’intervention de la juriste Aya Gruber, qui fait le lien entre les nouvelles lois contre le viol et la politique carcérale aux États-Unis, et celle de la théoricienne queer et professeure à Harvard Janet Halley, pour qui le consentement affirmatif incarne un véritable tournant conservateur et réactionnaire. Dans un texte incisif intitulé « The Move to Affirmative Consent », Halley souligne une fois encore la méfiance du féminisme de la domination à l’égard du consentement : « bien qu’il occupe une place centrale dans le lexique politique du libéralisme, il n’a jamais été du goût de la pensée féministe radicale de la domination ». Pour MacKinnon, insiste Halley, « les femmes consentent souvent – dans certaines versions toujours ou presque toujours – au sexe avec des hommes dans des conditions de domination masculine invariablement coercitives qui font que leur consentement n’a aucune signification descriptive ou morale. […] Sous cette domination, elles peuvent donner leur consentement au sexe mais ce consentement est sans valeur dès l’instant où il est donné [11] ».

Ainsi, pour aborder aujourd’hui le débat sur la capacité de consentir, il faut commencer par souligner un profond paradoxe : les lois du consentement affirmatif, défendues aujourd’hui par ses partisans comme des législations qui viennent enfin mettre le consentement au centre, s’appuient sur une théorie féministe qui, en toute cohérence, invalide en fin de compte l’idée même de consentement.

[1Éric Fassin et Michel Feher, « Une éthique de la sexualité : harcèlement, pornographie, prostitution. Entretien avec Judith Butler », Vacarme, 22, janvier 2003, p. 44-51. C’est moi qui souligne.

[2Agustín Malón, La doctrina del consentimiento afirmativo,
Pampelune, Aranzadi, 2020

[3Carol Vance (éd.), Placer y peligro. Explorando la sexualidad femenina, trad. de Julio Velasco et María Ángeles Toda, Madrid, Talasa, 1989 [éd. originale : Pleasure and Danger : Exploring Female Sexuality, Boston, Routledge & Kegan Paul, 1984].

[4Dans le cadre de ces débats, la question du sadomasochisme est devenue un véritable symbole de la dispute : territoire que les femmes et les féministes pouvaient revendiquer pour les féministes pro-sexe, contre incarnation de la sexualité patriarcale pour les féministes antipornographie.

[5A. Malón, La doctrina del consentimiento afirmativo, op. cit.

[6Catharine MacKinnon, Hacia una teoría feminista del Estado, trad. d’Eugenia Martín, Madrid, Cátedra, 1995 [éd. originale : Towards a Feminist Theory of the State, Cambridge, Harvard University Press, 1989].

[7Amia Srinivasan, El derecho al sexo, trad. d’Inga Pellisa, Barcelone, Anagrama, 2022 [éd. originale : The Right to Sex, Londres, Bloomsbury, 2021 ; éd. en français : Le droit au sexe, le féminisme au xxi e siècle, trad. de Noémie Grunenwald, Paris, PUF, 2022

[8Ibid. [trad. légèrement modifiée : Noémie Grunenwald traduit «  affirmative consent » par « consentement éclairé et enthousiaste » (on trouve aussi dans d’autres traductions « consentement explicite ») ; j’ai préféré utiliser « consentement affirmatif », conformément au choix de Clara Serra en espagnol et considérant que le livre en lui-même est suffisamment explicite quant aux significations et implications de ce concept.(ndt)].

[9« Sexual Offense Prevention
Policy (SOPP) & Title IX », Antioch College : <https://antiochcollege.edu/campus-l...> .

[10Citée par A. Srinivasan, dans Le droit au sexe, op. cit.

[11Janet Halley, « The Move to Affirmative Consent », Signs. Journal of Women in Culture and Society, vol. 42, n° 1, 2016.

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