Nous avons reçu la traduction depuis l’allemand de ce texte qui fait partie d’un dossier du siteSoziopolis à l’occasion du 75e anniversaire de Guy Hocquenghem. Il se propose de revenir de façon critique sur la pensée de celui-ci concernant les rapports avec les Arabes. S’il critique en partie Hocquenghem, il s’attache également à critiquer les théories plus récentes, notamment celles que Joseph Massad a consacrées à cette question.
« Oui, j’ai eu plus d’amants, plus d’amis, à l’étranger, de l’étranger, que je n’en aurai jamais parmi mes compatriotes. Peut-être même ne suis-je ‘homosexuel’, comme on dirait vilainement, que comme une manière d’être à l’étranger, je veux dire une manière de lui appartenir et d’être chez lui »
- Guy Hocquenghem, La beauté du métis, Paris 2015, p. 29.
Il a l’air un peu perdu, marchant de long en large à côté des taxis stationnés. Guy Hocquenghem se trouve au bord de la Djemaa el Fna, dans la ville de Marrakech en hiver, et même, la drague, l’une de ses activités favorites, est pratiquée sans grande conviction et donc sans succès. De toute évidence, les passants autochtones ne semblent pas vraiment s’intéresser à lui et ainsi reste-t-il debout, immobile, comme s’il ne savait pourquoi il se trouvait dans cette ville, tandis que la caméra se détourne de lui pour esquisser un panoramique de la place. Cette scène appartient à l’essai cinématographique Race dʼEp [1], que le réalisateur Lionel Soukaz et Hocquenghem ont réalisé en 1978/79. Depuis l’hors-champ, on entend une voix qui dit : « Il me racontait Marrakech, mais c’était pour me dire qu’il détestait le Charter Set des pédales bronzées, et qu’il n’aimait Marrakech que sous la pluie. Il y tenait beaucoup, à son personnage de dernier gauchiste, d’anarchiste du sexe. [2] »
Le film traite de la représentation sociale et photographique de l’homosexualité depuis son invention dans la seconde moitié du XIXe siècle en Europe, c’est-à-dire lorsque cell·eux qui préfèrent l’amour et la sexualité entre personnes du même genre sont devenues un groupe clairement défini avec leur identité et (sous-)culture propres. Les cinéastes puisent parmi les classiques pour construire leur récit : le baron von Gloeden, Walt Whitman, le triangle rose. Comme le suggèrent Hocquenghem et Soukaz, l’homme gay qui jouit d’un plaisir sexuel au Maghreb fait autant partie de l’histoire et de la culture de l’homosexualité qu’un Magnus Hirschfeld, par exemple. La scène en question est tirée du 4ème chapitre du film. Avant de basculer à Marrakech, Hocquenghem, qui joue son propre rôle, rencontre un homme d’affaires américain, à Paris, dans un bar gay miteux, le Royal Opéra. Hocquenghem lui parle de la vie gay dans la capitale française et en profite surtout pour se répandre à grands cris contre l’intégration plus ou moins réussie des homosexuels.
« Il était très violent contre l’intégration des Gay People, et c’est vrai que ces gens du bar étaient un peu les exclus de leur propre milieu, et lui leur porte-parole. […] Il disait qu’entre des gens comme lui, et des loubards, ou des Arabes, il y avait des tas de liens, […] cette communauté des marginaux. [3] »
Dans ces deux courtes scènes, on retrouve d’ores et déjà deux motifs essentiels qui traversent nombre des écrits qu’Hocquenghem a rédigés ou édités depuis le début des années 1970 jusqu’à sa mort à la fin des années 1980. Il insiste tout d’abord sur la trahison que constitue l’homosexualité à l’égard de la « normalité » imposée par la société et qu’elle se doit donc d’être et de rester un phénomène marginal. En conséquence, elle entretient également une proximité intime voire une solidarité avec d’autres groupes socialement marginalisés : avec les personnes victimes de discrimination raciale, tout autant qu’avec les petits délinquants et les prostitué·es. On retrouve là une idée tout à fait existentialiste et romantique, notamment, popularisée en France par les romans de Jean Genet [4]. À ce premier motif vient s’ajouter un second, à savoir ses virulentes polémiques contre la neutralisation et l’intégration de l’homosexualité à l’État [5] et contre une culture de plus en plus décriminalisée et commercialisée qui ne subsiste plus qu’au sein de son propre milieu social :
« Viendra enfin le temps où l’homosexuel ne sera plus qu’un touriste du sexe, un gentil membre du Club Méditerranée » [6]
Dans cette sous-culture gay, Marrakech était et reste une sorte de symbole du paradis maghrébin où il est possible d’avoir des relations sexuelles simples avec de jeunes hommes arabes [7]. Un lieu de projection désirante fondé sur des relations de pouvoir (néo-)coloniales qui permet d’échapper à l’« objectif de sexualité » [8] pudibond et hétéronormatif de l’Occident.
Guy Hocquenghem, qui n’aime Marrakech plus que sous la pluie [9], rédige dans Race dʼEp une sorte de post-scriptum aux nombreux textes issus du milieu du Front Homosexuel dʼAction Révolutionnaire (FHAR) du début des années 1970, dans lesquels les hommes arabes jouent un rôle central. Hocquenghem a rejoint très tôt le FHAR, fondé par des femmes lesbiennes en mars 1971. Dès avril 1971, il s’arrangea pour que le FHAR prenne en charge la rédaction du 12e numéro [10] du bimensuel TOUT ! [11], dirigé par Jean-Paul Sartre et publié par le groupe mao-spontex Vive la révolution. Le numéro contenait notamment le texte programmatique « Les Pédés et la révolution ». On y trouve également le court manifeste suivant :
NOUS SOMMES PLUS DE 343 SALOPES
Nous nous sommes faits enculer par des arabes
NOUS EN SOMMES FIERS ET NOUS RECOMMENCERONS
SIGNEZ ET FAITES SIGNER AUTOUR DE VOUS
LE NOUVEL OBSERVATEUR LE PUBLIERA-T-IL ???
ET DISCUTONS-EN AVEC LES CAMARADES ARABES. [12]
Le journal, destiné à être distribué lors des manifestations du 1er mai, a été immédiatement saisi par la police après sa publication et Sartre a été accusé d’outrage aux bonnes mœurs. Le texte cité repose sur un détournement du manifeste féministe écrit par Simone de Beauvoir avec lequel 343 femmes ont rendu publics leurs avortements dans Le Nouvel Observateur d’avril 1971. Le texte a d’ailleurs provoqué un débat autour de la légalisation de l’avortement en France et plusieurs contributions à ce sujet figurent aussi dans le numéro de Tout !.
L’ambiguïté de l’antiracisme sexuel du FHAR
Les hommes du FHAR ont voulu s’associer à cette lutte avec une contribution propre, tout en signifiant leur solidarité avec la population française victime des discriminations raciales. Ils se sont, pour ce faire, approprié de manière subversive un trope omniprésent dans les débats politiques dans la France de l’époque. Au cours de la guerre d’indépendance algérienne, la figure de l’« Oriental » débridé, faible et paresseux a laissé place à celle de l’Arabe combatif et hyper-viril, incarné par les membres du Front de Libération Nationale [13]. Avec la fin de la guerre d’Algérie en 1962, l’homme algérien devient ainsi un objet permanent des débats politiques français, notamment mis en avant par la droite pour agiter le spectre de l’immigration et de la délinquance sexuelle algériennes, menaces pour la population française. Avec leur manifeste, les pédés interviennent dans ces débats houleux et se rangent du côté des Arabes en publicisant leur sexualité partagée avec ces derniers. Il s’agissait de promouvoir une solidarité et une proximité toutes particulières des gays avec la population arabe, bien au-delà du soutien purement moral du reste de la gauche. Les relations sexuelles avec les Algériens, tout à fait populaires dans le milieu gay français et alimentées au fond par des fantasmes orientalistes sur une « sexualité arabe » particulièrement naturelle et virile, étaient ainsi réinterprétées comme un acte de trahison positive envers la patrie, bien qu’il soit plus probable qu’elles aient été fondées sur la misère sexuelle des deux groupes [14].
Les hommes arabes vivant en France étaient, pour la plupart, de jeunes hommes célibataires et ils n’entretenaient que très rarement des liaisons avec les femmes françaises à cause de la dévalorisation raciste. Le sexe avec les hommes français constituait donc l’une des rares occasions d’avoir des relations sexuelles. En inversant les rôles - les Français se laissent baiser - il s’agissait de saper la relation coloniale, dans laquelle le colonisé est renvoyé à la passivité. D’une certaine manière, le manifeste ouvre déjà des perspectives intersectionnelles en associant de près les luttes féministes, anticoloniales et queer.
Le colonialisme a, néanmoins, toujours été fondé non seulement sur l’exploitation matérielle mais aussi sexuelle. L’idée qu’une sexualité pratiquée avec les anciens colonisés constituerait déjà en soi une forme de solidarité reste donc relativement aveugle à cet état de fait. En dépit de ses nobles intentions, le manifeste s’inscrit indéniablement dans une suite de clichés racistes et coloniaux. Il alimente par exemple l’image de l’Arabe libidineux, toujours prêt à s’adonner à une activité sexuelle, image qui demeure hélas encore omniprésente dans les débats actuels [15]. De plus, se pose la question de savoir pourquoi le groupe des homosexuels français d’un côté et des Arabes de l’autre sont aussi strictement séparés et qui donc est réellement désigné par ce « Nous » auquel le FHAR fait référence [16]. Cette démarcation alimente l’idée que les hommes algériens ne peuvent être gays, car insaisissables par les catégories sexuelles binaires de l’Occident. Outre le manifeste, le numéro de Tout ! contient également quelques reportages sur la vie sexuelle de certains membres du FHAR, mais la population arabe n’a pas droit à la parole. Ce qui est pour le moins surprenant, au vu de l’ambition proclamée dans l’éditorial :
« La parole, on voulait la donner à tout ce que la Grande Politique, même de gauche, même gauchiste, refuse ou refoule. » [17]
Tendre solidarité
L’acte de rendre public, dans Tout !, ses pratiques sexuelles personnelles et ses liaisons intimes avec ceux qui sont considérés comme un danger pour la nation par la majorité de la société française s’inscrit dans la politique du coming out, qui a été l’une des principales stratégies politiques des mouvements homosexuels en Occident dans les années 1970. Dans Trois Milliards de Pervers, publié deux ans plus tard par le FHAR, cette méthode est poussée à son paroxysme. On y trouve, sur plusieurs centaines de pages, principalement des récits à la première personne des pratiques sexuelles de personnes issues de l’entourage du FHAR. Là encore, les textes et les discussions sur les rencontres sexuelles avec des hommes arabes occupent une place centrale. On y trouve, par exemple, l’article « 20 ans de drague » :
« Qui est-il ? Mon miroir. Il est moi ; Comme il est une merde et que je me méprise, je suis donc moi aussi une merde. » [18]
L’image de l’Arabe méprisé par la société française reflète ainsi sa propre haine de soi en tant qu’homosexuel. L’auteur de l’article se reconnaît lui aussi comme personne exclue et haïe par la société. C’est ce qui a donné naissance à cette solidarité particulière entre homosexuels et Arabes : leur situation commune de parias. La pratique sexuelle partagée aiguise le regard porté sur le monde de l’autre, tout en marquant le point de départ d’une solidarité potentielle dans la lutte politique. Guy Hocquenghem a prolongé cette hypothèse plus de dix ans plus tard dans deux commentaires de la revue Gai Pied. Il y attaque avec ironie l’antiracisme moral qu’on retrouve dans la campagne de gauche Touche pas à mon pote [19] lancée au milieu des années 80. Il y écrit que s’il est certes justifié d’épingler sur sa veste un badge appelant à ne pas discriminer la partie de la population française victime d’exclusion raciste, il est malgré tout regrettable que ce slogan exclue de se toucher mutuellement. Il poursuit en affirmant que la population arabe est très agréable à regarder (note 19), mais - comme il le précise ensuite dans une réaction au courrier des lecteurs, publiée deux semaines plus tard - au lieu de se contenter de déclarations abstraites, il s’agit avant tout de nouer des liens amicaux avec cette partie de la population [20].
Homosexualités au-delà du monde occidental
Aborder la question du racisme d’une façon aussi provocatrice serait certainement inimaginable aujourd’hui, pour de bonnes comme de mauvaises raisons [21]. En revanche, l’antiracisme qui se contente de parler à la place des personnes discriminées plutôt que leur laisser la parole est tombé en discrédit, et à juste titre. Ces dernières années, les enjeux de l’orientalisme et de la sexualité ont également été davantage théorisés et abordés par les auteur·rices arabes elleux-mêmes. On pense, en particulier, ici aux thèses développées par le théoricien de la sexualité postcolonial Joseph Massad qui ont été très discutées (suscitant la controverse) depuis les années 2000. Encore aujourd’hui, elles constituent un point de référence crucial pour les débats sur l’homosexualité dans les pays non occidentaux. Dans son livre Desiring Arabs, Massad développe la thèse selon laquelle la sexualité dans les sociétés influencées par l’Islam est fondamentalement différente de celle des sociétés occidentales. Dans ces sociétés, le modèle occidental d’une sexualité binaire et identitaire n’existerait tout simplement pas. Les stratégies d’émancipation des homosexuels développées en Occident ne pouvaient donc être efficaces dans ces pays. Au contraire, des rapports homosexuels, qui ne se fondent pas sur une identité, sont très répandus chez les hommes dans le monde arabophone, en particulier dans les classes populaires. Par conséquent, il n’y aurait aucun besoin de reconnaissance et de visibilité. Si les organisations LGBTIQ* occidentales - ou, pour reprendre les termes de Massad, l’internationale gay - perçoivent à tort les personnes ayant des rapports sexuels avec les personnes du même sexe comme des homosexuels afin de défendre leurs droits, alors elles leur imposent de manière impérialiste une épistémè occidentale :
« En encourageant un discours sur les homosexuels là où il n’y en avait pas auparavant, l’internationale gay procède en réalité à l’hétérosexualisation d’un monde que l’on fige ainsi de force dans une binarité occidentale. [22] »
En conséquence, le rejet de l’homosexualité dans les sociétés arabes ne serait donc pas l’expression d’un rejet du désir homosexuel, mais un acte de résistance anti-impérialiste contre l’imposition de l’objectif de sexualité occidental [23].
Jusqu’à la première moitié du XXe siècle, au moins, la thèse d’une « sexualité arabe » défendue par Massad reste pertinente. Déjà dans l’étude sur l’orientalisme d’Edward Said, on pouvait lire : « L’orient devient un tableau vivant de la queeritude. » (en anglais : ‘’The Orient becomes a living tableau of queerness’ [24]. Joseph Boone montre dans sa vaste étude The homoerotics of orientalism comment « l’Orient » est devenu un lieu d’attraction quasi-magique pour les homosexuels occidentaux, notamment en raison de son érotisme homosexuel. Les récits de voyage orientalistes, de la Renaissance au XIXe siècle, sont remplis de surprise et d’admiration pour une poésie homo-érotique abondante et les jeux amoureux homosexuels à peine cachés. Certes, les objectifs de l’économie sexuelle des sociétés occidentales et arabophones ont fondamentalement changé depuis l’époque du colonialisme classique. En Occident, le passage à une libéralisation de la morale sexuelle a été initié d’une part par des mouvements progressistes qui ont affronté la question sexuelle, et d’autre part par des innovations techniques (d’ordre sexuel également). Celles-ci s’accompagnaient d’une forme nouvelle de domination sociale, qui a dû se débarrasser d’une morale rigide du renoncement. La société se réappropriait ainsi les progrès réalisés pour les mettre au service d’un nouvel idéal de consommation capitaliste.
À y regarder de plus près, cependant, la « sexualité arabe » défendue par Massad ne semble pas particulièrement désirable. Son idéalisation d’une homosexualité qui serait pratiquée par les hommes sans difficulté ignore l’inscription de ces pratiques dans des sociétés patriarcales [25] fondées sur une stricte séparation des sexes dans la vie publique. Les hommes qui, selon Massad, peuvent avoir sans difficulté des pratiques homosexuelles sont pourtant généralement mariés à des femmes [26]. Toute relation affective entre personnes du même sexe, au-delà de rapports sexuels opportunistes, où les rôles sexuels sont distribués en fonction de la position sociale des partenaires [27], est tout simplement impossible. L’homosexualité entre femmes n’existe pas non plus dans cette « sexualité arabe » [28]. Ses thèses viennent de surcroît renforcer la stricte division établie par les orientalistes entre « Orient » et « Occident ». Comme si la culture du XXIe siècle n’était pas déjà créolisée de multiples manières. Comme s’il n’y avait pas, dans de nombreuses sociétés arabes, des personnes qui se reconnaissent dans une identité homosexuelle [29]. En fin de compte, les thèses de Massad ajoutent donc une énième pierre au relativisme culturel que le marxiste syrien Sadik Jalal al-’Azm, sous l’impression de la (contre-)révolution iranienne, avait dès 1980 conceptualisé avec brio sous le terme d’orientalisme à rebours [30].
En dépit de nos réserves, les thèses de Massad constituent néanmoins un rappel précieux. En effet, il est tout à fait contestable de présupposer une voie unique à l’émancipation sexuelle qui, de manière évolutionniste, emprunterait aux stratégies développées par les mouvements homosexuels occidentaux et qui suivrait un développement téléologique des sociétés traditionnelles aux sociétés libérales-modernes. La culture gay et lesbienne occidentale ne saurait être un modèle aisément applicable par les LGBTIQʼs des sociétés arabes ou de tradition musulmane, car on peut y discerner, dès le départ, une épistémè coloniale et orientaliste [31]. Même les textes les plus progressistes du FHAR montrent que la culture gay, plus particulièrement, est construite sur des relations de pouvoir entre homosexuels occidentaux d’une part et hommes et homosexuels non occidentaux de l’autre. À partir de ce constat, un certain nombre d’écrivains et d’artistes arabes ont intégré cette dimension à leur réflexion et l’ont poursuivi d’une manière beaucoup plus nuancée que Massad. On peut mentionner par exemple le court-métrage documentaire fictionnel Les Derniers paradis [32], où l’artiste marocain Sido Lansari met en scène Sami de Casablanca, un protagoniste homosexuel plein d’assurance qui, sans référence à la culture gay occidentale, mène une vie heureuse et possède ses propres codes culturels issus du monde arabe. En revanche, il voit l’exotisation que lui imposent les gays français. Ce n’est pas un hasard si Lansari utilise des séquences de Trois Milliards de Pervers dans les parties du film qui concernent ces derniers. L’écrivain et cinéaste marocain Abdellah Taïa, qui vit à Paris, aborde lui aussi dans ses œuvres littéraires et cinématographiques la question de l’impossibilité d’adopter les idéaux de libération d’une culture homosexuelle issue de l’Occident. Dans son roman Celui qui est digne d’être aimé [33], il explore ce dilemme à travers son protagoniste Ahmed. Ahmed a rencontré son futur petit ami, l’intellectuel français de gauche Emmanuel, dès son plus jeune âge sur la plage de Rabat-Salé. Après avoir étudié la littérature française à Rabat et sous la pression d’Emanuel, Ahmed se rend à Paris - car ce n’est que là-bas qu’il aura un avenir en tant qu’homosexuel - et fait carrière dans les universités parisiennes aux côtés de son amant. Au moment de sa séparation avec Emmanuel, il lui écrit une lettre acerbe dans laquelle il se demande à partir de quand il a commencé à se rendre invisible. Selon lui, tout a commencé à partir du moment où il s’identifia, pendant ses études littéraires, à l’émancipation homosexuelle d’André Gide. Gide a fait sa première expérience homosexuelle avec Ali [34], 14 ans, à Sousse, en Tunisie, à l’âge de 23 ans. Puis, avec Wilde, il s’amusa avec les jeunes hommes de la région à Biskra, en Algérie [35]. Dans une interview avec l’auteur du présent texte, Taïa nous explique [36] : « Ahmed, quand il se réveille beaucoup plus tard, il se rend compte de ce qu’il a fait au garçon arabe offert par Oscar Wilde à André Gide, c’est peut-être ce qu’il s’est fait à lui-même en arrivant en France et dans sa relation avec Emanuel ». Taïa met ainsi en évidence un autre aspect critiquable de l’orientalisme gay. La plupart du temps, les relations sexuelles entre homosexuels occidentaux et arabes ne sont pas seulement basées sur un pouvoir colonial, mais aussi sur une différence d’âge significative, rendant encore moins vraisemblable la possibilité que cette sexualité soit fondée sur le consentement et l’égalité [37]. Lorsqu’il est question, en Occident, des LGBTIQʼs dans les pays islamiques, ces voix ne sont que rarement audibles. En général, les homosexuels sur place sont perçus à travers le prisme exclusif de la souffrance et de la répression qu’ils subissent. Cette grille de lecture laisse cependant de côté leurs univers quotidiens tout comme les luttes et les stratégies d’émancipation qu’ils développent [38].
Durant toute sa vie, Guy Hocquenghem a mis en garde contre l’application d’une catégorie pathologisante, qui trouve son origine dans la psychiatrie et la justice, dans la référence à l’homosexualité comme idéal de libération. Une telle catégorie, puisqu’elle ne peut jamais complètement être détachée de sa propre logique répressive, ne peut avoir qu’un potentiel de libération limité. L’homosexualité – serait-on tenté d’ajouter, d’après ce qui précède – est également une catégorie façonnée par le colonialisme. Il est donc faux de penser pouvoir parvenir au bonheur de tous, dans le monde entier, à partir d’un modèle d’émancipation (homo-)sexuelle façonné en Occident. Cependant, le retour aux rapports sociaux idéalisés préexistant à la colonisation, dans lesquelles régnait une sexualité « arabe » non encore imprégnée de l’influence occidentale est tout aussi chimérique. Le concept hocquenghemien de désir homosexuel [39], qui se distingue d’une homosexualité molaire et œdipienne, nous permet possiblement de dépasser cette alternative, au moyen d’une position utopique tierce. Elle pourrait être le support de nouvelles alliances et de nouveaux couplages entre les individus, ainsi que de liens véritablement universels - et pourquoi pas charnels.
Julian Volz.
Traduit de l’allemand par Marius Bickhardt.
Illustration : Image de l’installation vidéo "Mithly" de Julian Volz, photo : Yann Ducreux.
NdT : Ce texte a été publié en décembre 2021 en allemand sur le site soziopolis. Il fait partie du dossier « Une révolution du désir », publié à l’occasion du 75e anniversaire de Guy Hocquenghehm. Les autres articles en allemand, qui abordent tous l’actualité de Hocquenghem sous différents angles, sont disponibles sur : https://www.soziopolis.de/dossier/eine-revolution-des-begehrens.html
[1] -*Lionel Soukaz, Guy Hocquenghem, Race d’Ep, France 1979, 95 minutes.
[2] -*Guy Hocquenghem, Race dʼEp. Un siècle dʼimages de lʼhomosexualité, Éditions la Tempête, Bordeaux 2018, p. 209. Le texte du film est l’œuvre de Guy Hocquenghem lui-même. Il a été publié pour accompagner sa sortie sous la forme d’un livre autonome et augmenté, et réédité en 2018 par les Éditions la Tempête.
[3] -*Ibid., p. 208.
[4] -*L’étude approfondie de Jean-Paul Sartre, Saint Genet. Comédien et martyr (Paris 1952) a, à son tour, élevé la conception de Genet au rang de source majeure de l’existentialisme. Les écrits de Sartre ont fortement influencé la vision de l’homosexualité de Hocquenghem, comme en attestent les nombreuses citations dans son ouvrage Le désir homosexuel. Sur l’influence de Genet sur Hocquenghem et son adoption d’une conception genetienne de l’homosexualité, voir : Antoine Idier, Les vies de Guy Hocquenghem. Politique, sexualité, culture, Paris 2017, p. 174 et sq.
[5] -*Voir : Guy Hocquenghem, « Tout le monde ne peut pas mourir dans son lit », ds : Guy Hocquenghem, Un journal de rêve. Articles de presse (1970-1987), Éditions Gallimard, Paris 2017, p. 40-46, ici p. 43.
[6] -*Ibid.
[7] -*Pour une analyse critique de l’ « Orient » en tant que lieu de projection désirante gay, voir : Joseph Allen Boone, The Homoerotics of Orientalism, New York 2014 ; Robert Aldrich, Colonialism and Homosexuality, London & New York 2003, pp. 148-184. En France, cette association de l’« Orient » avec l’homoérotisme masculin est devenue partie intégrante du savoir gay, à partir, notamment, du récit qu’André Gide a fait de ses voyages et de son réveil homosexuel en Tunisie et en Algérie entre 1893 et 1895 dans son autobiographie Si le grain ne meurt, Paris 1955.
[8] -*En suivant Volkmar Sigusch sur ce point, il me semble plus pertinent de substituer au concept de dispositif celui de l’objectif qui repose sur une appropriation matérialiste du concept foucaldien de dispositif de sexualité. Chez Foucault, les dispositifs se développent à partir de discours idéaux au service d’un pouvoir qui reste abstrait et indéfini. Le concept d’objectif de la sexualité, en revanche, est lié aux exigences historiques spécifiques des intérêts du pouvoir. L’objectif sert à établir une « normalité » qui garantit la conformité des modes de vie aux intérêts de domination patriarcaux, racistes et capitalistes. Pour aller plus loin, voir Volkmar Sigusch, Sexualitäten. Eine kritische Theorie in 99 Fragmenten, Frankfurt am Main 2013, p. 33
[9] -*Toujours dans Race dʼEp, une autre scène se déroule à Marrakech. Elle est, certes, caractérisée par une dimension utopique, mais ce n’est pas la sexualité partagée avec la population marocaine qui tient une place centrale mais la communauté des gays français qui y séjournent ensemble dans les années 1960. La commune de Marrakech peut par ailleurs rappeler l’utopie de la scène finale du film de Rosa von Praunheim intitulé Ce n’est pas l’homosexuel qui est pervers mais la société dans laquelle il vit.
[10] -*TOUT !, n°12, Paris, 23.04.1971, en ligne : http://archivesautonomies.org/IMG/pdf/maoisme/tout/tout-n12.pdf [12.05.2021].
[11] -*Le titre est inspiré du slogan Vogliamo tutto ! de l’automne chaud italien de 1969, qui consista en une vague de grèves sauvages.
[12] -*TOUT !, Nr. 12, p. 7. //
[13] -*Todd Sheppard a synthétisé ces débats dans une étude : Todd Shepard, Mâle décolonisation. L’« homme arabe » et la France, de l’indépendance algérienne à la révolution iranienne, Paris 2017
[14] -*Ainsi lit-on dans une autre publication du FHAR : « L’amour avec les Arabes c’est la rencontre de deux misères sexuelles. Deux misères qui se branchent l’une contre l’autre. » (O.N., Les Arabes et Nous, in : Félix Guattari (ed.), Trois Milliards de pervers. La grande Encyclopédie des Homosexualités, Paris 1973, nouvelle édition : La Bussière 2015, pp. 9-25, ici p. 13.
[15] -*Pour une critique détaillée du racisme dans les écrits du FHAR sur les Arabes, voir : Gary Genosko, « The Figure of the Arab in ’Three Billion Perverts’ », ds : Deleuze Studies (2007), 1, pp. 60-78.
[16] -*Dans l’essai d’Antoine Idier intitulé « Silent Voices. The French Gay Liberation and the ’’Arabs’’ », in : Glyn Davis / Laura Guy (eds.), Queer Print in Europe, London 2022 (à paraître), l’auteur s’interroge sur la définition de ce « nous » et sur les inclusions-exclusions produites par le FHAR. Je lui suis très redevable pour les nombreuses discussions stimulantes et amicales sur la question du colonialisme et de l’homosexualité, sans lesquelles je n’aurais pu écrire le présent texte.
[17] -*TOUT !, n°12, p. 1.
[18] -*O.N., Vingt Ans de Drague, in : Félix Guattari (Hg.), Trois Millards de Pervers, S. 52-63, hier S. 56.
[19] -*Cf. Guy Hocquenghem, « Touche à mon pote ! », in Un journal de rêve, pp. 274-275, ici p. 275.
[20] -*Guy Hocquenghem, « Arabe », in Un journal de rêve, pp. 276-277, ici p. 277.
[21] -*À mon avis, l’une de ces mauvaises raisons est la prédominance d’un antiracisme moral, tel qu’il est mis en avant par certaines branches des Critical Whiteness Studies et qui s’épuise dans une attitude moralisatrice.
[22] -*Joseph Massad, Desiring Arabs, Chicago & London 2007, p. 188. Notre traduction.
[23] -*Dans le débat germanophone, on peut par exemple penser à Georg Klauda qui, dans son livre Die Vertreibung aus dem Serail. Europa und die Heteronormalisierung der islamischen Welt (Hambourg 2008), fait référence aux thèses de Massad. En France, Alain Naze a récemment repris la théorie de Massad dans le chapitre « La ’globalisation’ Gay » de son livre très discuté Manifeste contre la normalisation gay (Paris 2017, pp. 91-116). Mais c’est Houria Bouteldja, l’ancienne porte-parole du Parti des Indigènes de la République, qui défend avec le plus de force les thèses de Massad. Dans l’article « Universalisme gay, homoracialisme et ‘mariage pour tous’ » d’Houria Bouteldja, (12.03.2013, en ligne : http://indigenes-republique.fr/universalisme-gay-homoracialisme-et-mariage-pour-tous-2/ [consulté le 17.05.2021]), elle fait preuve de compréhension à l’égard des attaques contre les homosexuels des quartiers populaires, car il s’agirait d’une réaction à un supposé homoracisme.
[24] Edward Said, Orientalism, New York 1978, S.
[25] -*Bien entendu, ce constat ne vise pas à relativiser les structures patriarcales des sociétés occidentales.
[26] Boone, The homoerotics of Orientalism, p.15.
[27] -*Cf. Khaled El-Rouayheb, Before homosexuality in the Arab-Islamic world, 1500-1800, Chicago & London 2005, p. 153.
[28] -*Cf. Dror Ze’evi, Producing Desire. Changing Sexual Discourse in the Ottoman Middle East, 1500-1900, Berkeley & Los Angeles 2006, p. 167.
[29] -*Ghassan Makarem, qui fait partie de l’organisation libanaise LGBTIQ* Helem, a écrit une excellente réponse à Massad : Ghassen Makarem, « Nous ne sommes pas des agents de l’Occident », 14.12.2009, en ligne : https://www.resetdoc.org/story/we-are-not-agents-of-the-west/ [17.05.2021]. //
[30] -*Cf. Sadid Jalal Al-’Azm, « Orientalism and Orientalism in reverse », 1980, en ligne : https://libcom.org/library/orientalism-orientalism-reverse-sadik-jalal-al-%E2%80%99azm [17.05.2021].
[31] -*Ce schéma se fait particulièrement sentir en France, qui est, avec l’Angleterre, l’un des pays phares de l’orientalisme à cause des Campagnes d’Égypte de Napoléon (1789 - 1801) et de la colonisation durable d’une grande partie du Maghreb. Néanmoins, on retrouve également ce savoir orientaliste chez les gays allemands. Rainer Werner Fassbinder l’a d’ailleurs mis en scène dans les séquences de son film Le Droit du plus fort (1975) qui se déroulent à Marrakech.
[32] -*Sido Lansari, Les Derniers paradis, France 2019, 14 minutes.
[33] -*Abdellah Taïa, Celui qui est digne d’être aimé, Éditions Seuil, Paris, 2017.
[34] -*Cf. André Gide, Si le grain ne meurt, Éditions Gallimard, Paris 1955, p. 299.
[35] -*Ibid., p. 339 sq.
[36] -*L’entretien a eu lieu à Paris le 10 février 2019.
[37] -*On retrouve, parmi les tropes homophobes courants, la supposée prépondérance d’abus sur des enfants. Au printemps 2021, l’éditorialiste de droite Guy Sorman a eu recours à ce genre de discours pour discréditer Michel Foucault. Sans aucune preuve, il a affirmé que Foucault avait eu des rapports sexuels, à la pleine lune, avec des enfants dans le cimetière de Sidi Bou Saïd pendant son séjour en Tunisie. Une journaliste sur place a pu rapidement et sans peine constater qu’il s’agissait d’une histoire mensongère issue tout droit de l’imagination de Sorman. Pourtant, Foucault a probablement eu des relations sexuelles avec des jeunes sexuellement matures en Tunisie (non pas dans le cimetière de Sidi Bou Said, mais dans le phare d’à côté), cf. Frida Dahmani, Tunisie : « Michel Foucault n’était pas pédophile, mais il était séduit par les jeunes éphèbes », in : Jeune Afrique, 01. 04.2021, https://www.jeuneafrique.com/1147268/politique/tunisie-michel-foucault-netait-pas-pedophile-mais-il-etait-seduit-par-les-jeunes-ephebes/ (26.11.2021) Ce penchant s’inscrit également dans un orientalisme néocolonial et gay. Un aspect qui a malheureusement été passé sous silence dans des textes par ailleurs très pertinents qui traitent de cette affaire. Voir par exemple : O.V. « Les messes noires de Michel Foucault, le bullshit de Guy Sorman », dans : lundimatin 282 (2021), https://lundi.am/Les-messes-noires-de-Michel-Foucault-le-bullshit-de-Guy-Sorman (26.11.2021).
[38] -*On retrouve un exemple contemporain d’une telle attitude dans les contributions de Patsy l’Amour LaLove, Jann Schweitzer et Tjark Kunstreich au livre : Patsy lʼAmour LaLove (éd.), Beissreflexe. Kritik an queerem Aktivismus, autoritären Sehnsüchten, Sprechverboten, Berlin 2017. (Titre en français : Réflexes de morsures. Critique de l‘activisme queer, des aspirations autoritaires, des interdictions de parole).
[39] -*Lukas Betzler et Hauke Branding soulignent que le concept de désir homosexuel de Hocquenghem ne doit pas être compris dans le sens d’une régression vers un désir supposément originel et non médiatisé socialement (qui n’existe pas), mais comme une catégorie utopique qui pointe vers l’avenir et des conditions sociales véritablement humaines. Cf. Lukas Betzler / Hauke Branding, « Guy Hocquenghems radikale Theorie des Begehrens – Nachwort zur Neuherausgabe », in : Guy Hocquenghem, Das homosexuelle Begehren, Hamburg 2019, p. 151-187, ici p. 174. Titre en français : La théorie radicale du désir de Guy Hocquenghem - Postface à la nouvelle édition.
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