TROU NOIR

Voyage dans la dissidence sexuelle

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Élodie Petit ou l’horreur du solide

Elodie Petit vient de faire paraître son nouveau recueil de poésie, Fiévreuse plébéienne, aux Éditions du commun. Un appel à un véritable renversement littéraire, soutenu dans cette tâche par le collectif d’activistes graphiques et typographiques Bye Bye Binary.

L’être voué à l’eau est un être en vertige. Il meurt à chaque minute, sans cesse quelque chose de sa substance s’écoule. La mort quotidienne n’est pas la mort exubérante du feu qui perce le ciel de ses flèches ; la mort quotidienne est la mort de l’eau. L’eau coule toujours, l’eau tombe toujours, elle finit toujours en sa mort horizontale. (…) la mort de l’eau est plus songeuse que la mort de la terre : la peine de l’eau est infinie. 
G. Bachelard, L’eau et les rêves. Essai sur l’imagination de la matière.

1. La physique des fluides

Est-ce qu’il n’y a pas une fluidité, quelque déluge, qui pourrait ébranler cet ordre social ? 
L. Irigaray, Le Corps-à-corps avec la mère.

Fiévreuse plébéienne est le premier traité dissident (ou transpédégouine) de physique. Quelque chose que donnerait la réunion entre Galilée qui lit le grand livre de la Nature avec un poing dans le cul, Newton qui se ferait assommer par la grosse boule sphérique cependant qu’il suce sous le pommier le voisin, le fils du tanneur qui l’excite tant, ou encore les Amazones de Wittig qui chassent l’ours et déterminent avec exactitude selon les principes de l’attraction passionnelle où tirer — l’arc comme un clito bandé qui repère la cible et s’y plante. Mais aussi la théorie des fluides de Luce Irigaray, qui aurait été kathyackerisée, soit débarrassée de tout essentialisme. Je dis donc : traité de physique ! Avec ses propres lois, non plus les lois générales, mais lois qui se découvrent dans la séduction et dans la baise.

De ces lois, une physique des fluides qui a pour alliance non une métaphysique mais une politique du renversement entendue comme séduction permanente dans l’espace de la modernité : « Il faut être absolument moderne et baiser plus » (p. 21). Pas cette séduction telle que la présente Baudrillard dans un
si vilain essai — une séduction comme maîtrise du corps féminin en ce que ce dernier doit se rendre disponible volontairement à l’homme — mais une séduction s’affirmant dans la nécessité
de la baise : « C’est cela la séduction, un manque transmué en force par læ désir, ta silhouette gracile, mon verre à moitié vide » (p.93). La séduction-baise se noue indéniablement au renversement comme création du malaise esthétique et émission-fluide de nouveaux codes. La loi wittigienne remplace la loi newtonienne : tout geste est renversement.

La drague est opération de viscosité : elle établit une pause dans l’attraction violente des corps dans l’espace du discontinu, qui s’entend comme le recul vital du vivant. C’est alors la canette de 86 et les traces d’amphet qui permettent d’apprécier la pause visqueuse au sein du monde boueux — le toxique comme appréciation d’un moment quasi sacré, qui est celui des mouvements passionnels. La physique est celle qui conjugue séduction, force et désir dans une économie des corps que l’on peut nommer libidinale.

Il s’agit alors de faire en sorte que le langage du solide s’estompe au profit de celui du liquide dans ce qui ressemble tout bonnement à une physique des fluides — ou mécanique des fluides. A la différence de la théorie des fluides de Luce Irigaray qui s’origine dans l’essentialisme du maternel, c’est bien la baise qui est première sécrétion du fluide : « nos corps nuisent/la littérature naît ». Cette physique devient ainsi l’étude de ce qui maintient en vie ; maintenir non dans le sens de la conservation — qui est tenue de la même place, de la même position, du centre énonciatif de l’homme ou de Dieu — mais de l’ancrage dans un reste de sacré. Se figer, c’est cette solidification horrible qui signe la mort : se figer comme unité d’un Je, dans le marais de l’identité, et dans la recherche d’une continuité permanente que plus aucune émotion ne peut venir troubler. L’âpreté est la seule manière de se figer dans le champ social, et l’amertume la seule tonalité de l’être désirant qui n’est que ce Moi rond. Au solide, le fluide. Au figement, l’ancrage : s’ancrer à partir de l’altérité, dans l’ouverture qu’elle détermine, et comme fraction du Je qui autorise encore à se sentir vivant.

2. Suc contre structure

Nous abritons cyclones et tempêtes, les arbres qui
s’allongent sur les routes. Nous sommes capables
de déstructurer les enseignes qui nous ont vu grandir
pour en tirer un meilleur suc
E. Petit, Fiévreuse plébéienne.

Dans ce recueil d’Élodie Petit, chaque organe devient organe de sécrétion — des sucs. La bouche mouille, on le sait. L’anus s’ouvre en mouillant, tu le sais. Ton doigt que tu as mis dans ta bouche pour ensuite le frotter contre mon bourrelet de chair et l’y introduire — connexion de la machine-bouche à la machine-anus par l’amant.e enfiévré.e. La détotalisation du corps se poursuit comme désolidification ; il n’y a plus d’organisme, plus de surface unifiée, c’est le petit vide [1] qui triomphe face aux anus cousus des civilisé.e.s [2]. Élodie poursuit ici le magnifique geste de rupture d’Artaud, poète de la fin de l’organisme, de cette horrible structuration du corps — y entendre le fonctionnalisme des organes : ma bouche pour manger, ma main pour écrire ou pour trier les déchets (disjonction exclusive qui est celle de la division du travail).

L’affirmation de la révolution poétique se saisit à partir de ce corps déstructuré qui est celui qui vient imposer le renversement social : l’altérité est la règle du corps et elle le repense dans le champ social à partir d’une physique libidinale à trois termes : drague, séduction et dépendance. Physique que le Poète avait autrefois nommée affinités électives. La recomposition des affinités s’effectue selon l’exigence immorale : c’est par l’immoralité que le désordre opère et dans le champ social et dans le champ désirant — un même principe pour opérer le renversement.

La société boueuse, celle de la Culture et de la Moralité [3], qui englobe autant le pavillonnaire de papa-maman que les mondanités de l’art — galeries et vernissages au premier chef — des corps isolés qui ne s’attirent que pour mieux s’enserrer dans une structure de domination. Pour notre physique des fluides, le cadre est davantage celui d’une contre-société visqueuse. Viscosité à partir des corps dissidents qui suent et produisent des sucs — suc contre structure — car la viscosité est une capture nécessaire des fluides, une capture temporaire, pour que puissent s’établir les moments toujours précaires de jouissance — comme l’absorption de l’encre par un buvard. Disons encore que là où la mondanité produit des corps-solides, le triplet rue-HLM-lit s’effectue entre des corps-buvards qui absorbent ce que l’autre sécrète mais pour toutefois en rejeter davantage de sucs, comme le refus insistant d’être un solide figé. Voilà la joie ; « La rue n’est pas triste si on décide qu’elle ne l’est pas » (p. 48).

Les mécaniques concrètes portent sur des chutes qui ne sont plus isolées — le corps choit en absence de frottement d’un autre corps — en ligne droite, mais l’arrondi des fesses comme celui de la nuque de l’amante affirme un inattendu de la rencontre — une ontologie de l’accident — qui est partout exaltation du possible d’une « ère libérée et destructrice qui fait que tout est possible, pas dans la réalité mais avec la langue » (p. 17). L’inertie est le grand piège du ressentiment qui vise à la conservation des acquis, des places mais aussi et surtout de la langue sclérosée. Impossibilité de l’imagination qui ne peut que s’en remettre à des fictions déjà disponibles et qui confortent la domination consentie de la masse dans l’infâme atmosphère de l’amertume instituée. De la servitude volontaire relancée par Reich et par l’économie libidinale de Deleuze et Guattari [4]. Dans le monde d’une exploitation généralisée, pourquoi les masses ne se révoltent-elles pas ? Quelle batterie de fictions déjà disponibles empêchent la grande révolution sensible et matérielle ?

3. Le devenir-chienne

Moi qui vous parle, lui confia la réceptionniste, j’étais folle avant. Je refusais d’être une femme ainsi que j’étais censée l’être. J’ai parcouru la terre entière, cherchant les ennuis. Je me suis prostituée, j’ai dealé un peu – rien de dur –, montré mes parties génitales à des inconnus tout en leur faisant les poches, j’ai fait des casses, j’ai menti aux seuls hommes que j’aimais, dit la vérité – que je ne les aimerais jamais – aux hommes que je n’aimais pas, j’ai baisé avec un tas d’hommes tout en assurant à chacun que je lui étais fidèle, j’ai baisé la gueule des hommes, car, en me baisant la gueule, ils m’avaient appris à la leur baiser. J’étais plutôt chienne. 
Kathy Acker, Don Quichotte.

A ces fictions disponibles, répond un Manifeste de la langue bâtarde comme machine de guerre [5] — la question : comment rendre la violence ? Dans la plasticité nouvelle à laquelle ouvre le renversement poétique de la dissidence transpédégouine, il y a ce refus de la froideur logocentrique cartésienne. Le sentiment devient le moteur des corps dans l’économie libidinale qui affirme une libido emmaüsée, faite de petits objets aux souvenirs horizontaux trouvés dans les bacs bariolés, contre la transmission en ligne droite selon le Père — l’héritage des chiens qui se battent pour les os, pour s’incorporer feu le père de la meute et le devenir à leur tour et s’incarner dans le logos occidental.

Discontinuité et précarité sont les conditions d’accès à une jouissance qui s’est délaissée de l’instinct de domination et de la vie tranquille — la tranquillité, c’est quand tu ne remarques pas les chaînes enserrant ton cou, ni même les marques et les blessures qu’elles t’infligent —, de tout discours du Maître, pour épouser la voie des émotions. Car il n’y a rien de plus dangereux que la vie tranquille des chiens et des maîtres : ces derniers s’entourent de chiens, s’élancent à la chasse avec eux, leur jettent mauvaise viande le soir à leurs côtés ; et puis un jour ils en trouvent un dans leur cœur. Bêtes d’effroi :

Les chiens ne sont pas l’armée, mais iels sont régis,
souvent sans s’en rendre compte, par la même rigueur
idéologique et esprit malade que les militaires.
Ainsi leur instinct de domination et leur appartenance
à la culture de masse font qu’iels pensent toujours avoir
raison et ne se remettent presque jamais en question. (p.52)

C’est de ce surmoi de chien, étalé dans un instinct de domination, qu’il faut se débarrasser par l’écriture et la poésie qui engagent le Je dans un devenir-chienne entendu comme processus de désidentification des signifiants majeurs et recomposition dans une identité déstructurée mais suante de chienne. On pense ici au
"Devenir perra" d’Itziar Ziga qui écarte le féminisme de la fifille au profit des énonciations monstrueuses s’originant dans les corps punk. La désidentification est la destruction et identitaire majeure et des structures du champ social — « Je sais qu’il faut détruire tout ce qui a été bâti/parce que c’est bancal et prêt à s’écrouler ». (p.54)

L’ouvrage est mise en tension de ce thème qui nous est si précieux de l’économie libidinale en tant qu’analyse conjointe de la Libido et du Capital, cette fois-ci non plus à partir des grands auteurs (Freud et Marx), mais de celles, les auteures, qui pensent émotion, sexe et précarité dans le creux des corps. Désir et révolution comme les deux termes les plus à même de penser une poésie révolutionnaire et d’initier l’ère nouvelle des poètes vivantes [6]. Car l’économie libidinale, ce n’est plus celle de Lyotard, sa Marx la jeune vierge effarouchée devant le Capital et son vieux Marx libidineux qui s’astique devant les flux monétaires cependant qu’il écrit le Capital, c’est Artaud et Rimbaud lancées dans un devenir-chienne qui réunit émotion, vie et poésie dans la solitude des banlieues, au pied des HLM. 

Apparaît alors le personnage CAF-K, qui rappelle l’exigence de la falsification dans la narration expérimentale ou ce que je nommerais la fonction K de la CAF en suivant les deux bougresses désirantes, Deleuze et Guattari, lorsqu’ils dégagèrent dans leur lecture de Kafka la fonction K à partir des protocoles d’expérimentation de la littérature mineure : « K ne sera pas un sujet, mais une fonction générale qui prolifère sur elle-même et qui ne cesse de se segmentariser et de filer sur tous les segments. » (Deleuze et Guattari, Kafka pour une littérature mineure). Ici, c’est bien la fonction K de la CAF qui vient opérer par l’entremise du personnage CAF-K, ouvrant à l’énonciation de la précarité dans son rapport-maintient par la paranoïa institutionnelle et individuelle. Nommons ce moment-clef : CAF-K pour une littérature précaire. Il ne s’agit pas de la narration du véridique — l’infamie de ceux qui se font flics, juges, prêtres, qui préfèrent le procès à l’enquête, le jugement expéditif à la variation fictive — mais d’une narration falsifiante qui s’affirme — Kathy Acker parle de plagiat.

Au travers de son recueil, Élodie fournit la liaison entre révolution et émotion, sensation et vie, dans le grand geste de l’érotisme. La danse (le gala de Johnny et Bébé) et la baise constituent les cadres de cette physique de la discontinuité où les corps s’entendent non comme deux masses insensibles l’une à l’autre — le laboratoire de Galilée — mais comme deux masses suintantes aux existences modestes et moindres que l’on pourrait nommer wittigs [7]. L’insistance y est marquée sur la précarité comme renouvèlement des formes et de l’imagination poétiques. La précarité des êtres se prolonge dans la précarité des corps mais aussi la précarité des amours : ce sont deux amant.e.s qui doivent se renoncer, dans un déchirement incommunicable si ce n’est par le ressouvenir de cette tendresse qui fut toujours la nôtre.

L’émotion devient le moyen de s’ancrer quelque part, m’ancrer dans les fesses de l’amante comme dans le monde et produire le chamboulement premier du vivant — vitalisme dissident  [8] :

L’œuvre d’art doit bouleverser ou tu es moins
qu’un·e humain·e et tu pues
fais-moi pleurer que je sente mes émotions
qui me ramènent au vivant
sinon je suis morte et tout est foutu.
(p.24)

Quentin Dubois.

[1E. Petit, « Le petit », dans Cahiers Bataille, Dictionnaire critique, n°4, 2019.

[2Q. Dubois, « Le monstre au cabinet », Revue papier Trou Noir, n°1.

[3Rappelant ainsi la critique fréquente de Kathy Acker de la culture comme contrôle total exercé par la bourgeoisie.

[4« Car comme dit Reich, l’étonnant n’est pas que des gens volent, que d’autres fassent grève, mais plutôt que les affamés ne volent pas toujours et que les exploités ne fassent pas toujours grève : pourquoi des hommes supportent-ils depuis des siècles l’exploitation, l’humiliation, l’esclavage, au point de les vouloir non seulement pour les autres mais pour eux-mêmes ? Reich n’est pas plus grand penseur que lorsqu’il refuse d’invoquer une méconnaissance ou une illusion des masses pour expliquer le fascisme : (…) non les masses n’ont pas été trompées, elles ont désiré le fascisme à tel moment, dans telles circonstances, et c’est cela qu’il faut expliquer. » (Deleuze et Guattari, L’Anti-Œdipe, p. 37).

[5« Toute œuvre ayant une nouvelle forme fonctionne comme une machine de guerre, car son invention et son but sont de démolir les vieilles formes et les règles conventionnelles. Une telle œuvre se produit toujours en territoire hostile. Et plus ce cheval de Troie apparaît étrange, non-conformiste, inassimilable, plus il lui faut du temps pour être accepté. » M. Wittig, « Le cheval de Troie », La pensée straight, p. 107.

[6« La poésie pourrait être un outil à la révolution et entraîner le monde qui survit au renversement. » (p. 25)

[7« Dans le cadre de la société contra-sexuelle, les corps ou les sujets parlants s’appelleront des corps lesbiens ou wittigs. » P. B. Preciado, Manifeste de la contra-sexualité.

[8 

ON EST TOUSTES
LÀ POUR LA MÊME CHOSE PRENDRE LE RECUL
VITAL DU VIVANT APPRÉCIER LA PAUSE
D’EXTASE L’EXTASY LE SPEED QUI COLORENT
NOS VÊTEMENTS ET NOS FACES DÉBRAILLÉES
INUTILES RAMASSÉES. (Fiévreuse plébéienne, p.90)

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