TROU NOIR

Voyage dans la dissidence sexuelle

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Suffocations quotidiennes. Invitation à sentir depuis l’écho de nos peaux

Au printemps 2024, paraissent trois nouvelles traductions des textes de Sara Ahmed en français, des écrits féministes queers décoloniaux qu’elle vient présenter pour l’occasion en France à la fin mars. Trois soirées, des salles pleines à craquer, des discours et des échanges, des voix enjouées et apparemment sûres d’elles. Certain·es pour en parler diraient peut-être : un succès. Au milieu de cette effervescence, Mabeuko Oberty écrit le texte qui suit, en tissant avec les siens les mots d’Audre Lorde, Cherríe Moraga, Gloria Anzaldúa, Esmé Weijun Wang, Alexis Pauline Gumbs et Dani d’Emilia/ Daniel B. Chavez, colorés et soutenus par la pensée et les textes de Sara Ahmed et Mia Mingus. Un essai d’autothéorie pour exposer une brèche, une entaille, une faille, un ultime cri avant l’épuisement, une tentative de donner à voir, à entendre et à sentir depuis une autre perspective.
La partie de l’histoire qu’on omet souvent de raconter est celle qui parle depuis la fragilité.

Photo : Mabeuko Oberty


mon cher pod mariana, léo love, sherwood, eugenia, emma, ces mots seraient restés dans le silence sans votre présence. merci

pour celleux d’entre nous qui vivons sur le rivage
nous tenant constamment aux bords de décisions
cruciales et seules
pour celleux d’entre nous
qui portons l’empreinte de la peur
lorsque nous sommes aimées nous avons peur
que l’amour disparaisse
lorsque nous sommes seules nous avons peur
que l’amour ne revienne jamais
et lorsque nous parlons nous avons peur
que nos mots ne soient pas entendus
ni les bienvenus
mais lorsque nous restons silencieuses
nous avons toujours peur
alors il est préférable de parler
en nous souvenant
que nous n’étions pas censées survivre.

au début de ce conte, une équipe de trois personnes. deux d’entre elles afab, deux d’entre elles trans, deux d’entre elles racisées. et ainsi que le destin – ou plutôt la statistique – en décida, une d’entre elles est le pont, l’afab trans racisæ. cette personne, qui a appris qu’elle valait moins que la plupart, qui en conséquence croit souvent qu’elle ne vaut tout simplement rien, et dans cette situation particulière qu’elle n’est pas attendux là où on l’a invitæ à aller – à se tenir debout face au monde, et avoir quelque chose à dire, que les gens viendront écouter – cette personne souffre d’anxiété et de dépression. ol sait que ces deux états sont partiellement (principalement ?) le résultat du système hétérosexiste, raciste et capitaliste dans lequel ol a grandi et continue de vivre aujourd’hui. et, tandis qu’ol espère un accident suffisamment grave pour l’empêcher d’y aller, ol sait pertinemment que sa présence est nécessaire. qu’envisager de ne pas participer n’est pas envisageable. parce que l’afab racisæ, l’afab trans racisæ psychiquement vulnérable, ne peut pas être, encore une fois, cellui que l’histoire effacera. parce que c’est exactement ce pour quoi ol travaille et se bat, ensemble avec ses partenaires en création de mondes.

ol lutte, suffocant et se noyant dans la responsabilité du rôle qu’ol pense devoir endosser, avec les murs invisibles que personne d’autre ne semble voir. parce que les murs ne sont pas toujours des portes qu’on te claque au nez. parce qu’ils sont parfois de vieux démons bien connus qui refusent de rester là calmement. les démons peuvent être bruyants et affamés et vous dévorer vivanz. ils lo dévorent vivanx. alors ol crie. mais personne ne l’entend. on lo voit se battre. on pense qu’ol se défend, avec force. alors on aide, on donne du soutien, afin qu’ol puisse se battre un peu plus longtemps. mais ce n’est pas un combat à armes égales, et ol arrive à peine à se défendre. ol tient tout juste debout. ça fait longtemps maintenant qu’ol crie. mais personne ne semble l’entendre.
nous invoquons ensemble
nous venons toustes du même rocher
nous venons toustes du même rocher
ignorant le fait que nous plions
à des températures différentes
que chacun·e d’entre nous est malléable
jusqu’à un certain point.
ol finira par abandonner. parce qu’on ne peut pas tout faire, et qu’on peut encore moins quand on le fait seul·e. quand tu es la seule personne à voir, à sentir et à cogner le mur, tes coups ne blessent que toi. ton sang coule de plus en plus vite. à un moment, ton corps épuisé cessera de pomper l’adrénaline qui te fait temporairement tenir sur tes deux pieds, qui te permet de faire semblant en attendant d’y arriver. mais toi tu sais. tu sais que tu n’y arriveras pas. une fois que cela se produira, la chimie de ton sang lâchera tout ce qu’elle retenait, et tu t’effondreras, tout simplement. alors il sera possible de voir l’étendue de tes blessures. les gens finiront par accepter qu’il n’y a plus rien à faire. tu auras essayé de demander de l’aide et iels auront essayé d’entendre ce que tu disais, et de t’aider.
parfois on a beau essayer autant qu’on veut, la communication ne passe pas.
ol a une responsabilité, un devoir, ol doit le faire pour la cause, coûte que coûte, semble-t-il. même si ol devient le prix à payer. ne pas tenir compte de soi pour affirmer que les choses doivent changer, pour donner de l’espoir, pour prendre la place, pour donner une voix. ol devra faire tout cela et accepter d’ignorer ses besoins et ol-même, accepter une fois encore d’être ignoræ, parce que c’est plus grand qu’ol.
parce que c’est plus important ?
pour se tenir face à la discrimination, pour prouver que ce que nous faisons là est différent, pour rendre visible et audible, avec puissance et clarté, le travail d’une personne queer féministe racisée, devrait-on en utiliser une autre ? ol ne veut pas y aller, ne veut pas le faire, mais ol comprend qu’il le faut. ol devient un instrument. le pion, l’image de ce poster de la diversité et ses sourires forcés, qu’ol et ses collègues viennent justement critiquer. comment est-ce arrivé ? quand et comment ce regard raciste est-il venu s’infiltrer dans cette situation ? quand a-t-ol oublié qu’ol ne représente pas les personnes racisées en tant que concept abstrait ? que sa voix n’est que la sienne, que son corps n’est ni la copie ni le modèle d’aucun autre ? quand a-t-ol commencé à croire qu’ol devait être là à cause de la couleur de sa peau ou de l’assignation de sexe qu’ol a reçue à la naissance ? quand a-t-ol oublié qu’ol n’est pas une coquille vide, un objet, un concept méprisable ?
une fois encore, se sentant utilisæ, tandis qu’ol s’étouffe dans son sang invisible, en attendant l’effondrement, emmêlæ dans des liens bien trop proches et bien trop serrés pour distinguer, déchiffrer et comprendre quoi que ce soit, ol se demande à qui est destinée l’émancipation pour laquelle ol se bat.
pour adopter une posture politiquement correcte, nous laissons la couleur, la classe et le genre nous séparer de celleux qui seraient nos âmes sœurs. alors les murs s’élèvent toujours plus haut, les gouffres entre nous s’élargissent, les silences s’épaississent.
il y a une énorme contradiction à être un pont.

un temps interminablement atroce passe, lo rapprochant du moment tant redouté.
tu ne serais pas en train d’oublier quelque chose ?
tu l’as dit toi-même, tu n’es pas seul·e, nous formons une équipe. tu ne portes pas la responsabilité seul·e, qu’il s’agisse d’idées, de mots ou de corps. tu es irremplaçable et si tu ne viens pas, on sentira ton absence. mais on sera là. on sera là pour toi. pour te soutenir et te défendre, et faire savoir clairement que tu n’as pas été engloutix par la baleine cis et la baleine blanche.
l’angoisse intense devient un stress gérable et partagé.
le moment arrive, le rendez-vous qu’ol s’était engagé·e à respecter. ol participe. avec sa voix posée et son corps qui tremble, avec ses peurs et ses doutes, son enthousiasme et sa joie, avec tout son être, et la présence et le soutien de ses collègues. oui, ol y est arrivæ.
mais, ce n’est pas tout à fait de cela qu’il s’agit. ce n’est pas vraiment l’histoire (et son soi-disant happy end) que nous sommes en train de raconter. davantage de strates sont impliquées.

ol souffre d’une maladie sans nom mais bien réelle. les murs et démons qui l’envahissent et l’entourent sont indubitablement tangibles. ol ne les invente pas. pourtant, pas même les docteur·es ni les psychologues ne le reconnaissent. une fois encore, l’absolue nécessité de nommer ce qui se passe, au-delà de l’expérience individuelle, de montrer l’environnement dans lequel, en lien et en relation avec lequel cette expérience est vécue, devient évidente. parce qu’une telle expérience n’existe pas en elle-même. elle appartient à une combinaison complexe de dynamiques et de relations qui précèdent de très loin ladite expérience. nommer ce contexte, la manière dont il fonctionne, te permet de savoir et d’affirmer que ce n’est pas toi le problème.
est-ce que validisme peut être ce nom ?
ni capable ni handicapa·e, tu es tout simplement incapable de faire ce que l’on attend de toi. les incompréhensions et les attentes injustes sont puissantes et s’appuient sur le fait que certaines personnes n’ont pas conscience de, ou ignorent, l’existence d’expériences autres du et dans le monde. la manière dont certain·es d’entre nous interagissons avec lui, la manière dont certain·es d’entre nous luttons au quotidien, le fait que certain·es d’entre nous nous sentons constamment en danger, terrorisé·es par tout et rien en particulier, le fait que parfois survivre à chaque seconde qui passe est la plus grande ambition que nous puissions entreprendre. sans jamais oublier que la productivité est la qualité la plus valorisée dans cette société et qu’avoir un travail est le signe le plus fiable et le moyen le plus sûr de passer pour une personne normale, valable, acceptable. mais quand les choses n’ont pas été créées pour toi, vient un moment où tu ne peux plus t’adapter. or la reconnaissance des autres t’importe autant que le regard que tu poses sur toi-même, car tu ne fais pas confiance à ton propre jugement. alors tu essayes, encore et encore, tu fais le boulot, tu te tords et te plies et te déchires, tu te coupes et te modifies autant que tu peux, pour t’adapter. tu ne fais que ça, tu le fais tout le temps. oui, mais tu atteins ta limite.
les gens pensent que tu es capable. et c’est super, c’est génial même, que d’autres aient confiance en ton potentiel, de ne plus être restreint·es par les ritournelles incapacitantes habituelles. et il est là le piège. comment peux-tu te plaindre de la confiance que les gens manifestent enfin envers toi ? certes. sauf qu’ols observent la situation en utilisant les seules lunettes à leur disposition, des lunettes dont les verres ne leur permettent pas de voir les murs qui te font obstacle. alors comment se rendre compte de ce qu’ols sont réellement en train de te demander ? qui n’est rien de moins que te de débrouiller pour te faire pousser des branchies, et respirer dans ces eaux irrespirables.

alors comment pouvons-nous apprendre à écouter, à écouter vraiment ? avant que celleux d’entre nous qui hurlons des mots inaudibles ne nous effondrions d’épuisement, ou que nous abandonnions. pourrions-nous apprendre à nous arrêter, à faire une pause, à prendre le temps nécessaire pour nous familiariser avec une expérience qui nous est inhabituelle lorsqu’elle nous est livrée ? la laisser nous pénétrer en profondeur. regarder avec des yeux nouveaux. sentir avec la peau de nos voisaines. s’offrir les un·es aux autres des formes d’intimité qui nous enseignent ce que notre peau n’est pas et ce que notre armure n’a jamais été. trouver ensemble un repos dans tout ce qu’il a de sacré. un repos large, abondant, complet, que rien ne viendra perturber. aimer la part de nous qui émerge des ténèbres. nous faire le cadeau d’une patience suffisamment profonde pour que ce qui nous encombre ait le temps de s’en aller. pouvons-nous, puis-je, apprendre à placer ma peau là, juste à côté de la tienne ? pour que tu saches que, même quand tu trembles, même quand tu sembles seul·e, je suis avec toi. et que j’attendrai là, jusqu’à ce que tu scintilles à nouveau, et que tes forces retrouvées te permettent de repartir vers le large.
pouvons-nous reconnaître que, même si nous nous écoutons vraiment, nous ne pouvons pas toujours nous comprendre pour autant ? et que ce n’est pas grave. car nous pouvons croire sans comprendre, nous pouvons faire confiance, et être là les un·es pour les autres et nous répéter
je t’aime profondément, exactement là où tu te trouves
et pas parce que je sais
cet amour est plus grand que cela
je t’aime parce que tu es aussi Noir·e et insondable que l’univers que nous sommes
je t’aime pour l’énigme que tu es et qui m’émerveille.
nous pouvons pratiquer l’amour les un·es pour les autres et l’amour pour nous-mêmes
car tu es mon autre je, et vice versa. oui, nous pouvons pratiquer la tendresse radicale. embrasser la fragilité. voyager dans des espaces que nous ne comprenons pas. partager nos rêves, notre folie. accorder nos fréquences et pas simplement compatir. sentir des possibilités dans chaque doute. nous laisser être transpercé·es par l’inconnu.
nous pouvons pratiquer l’amour par la tendresse radicale.
et nous pouvons pratiquer le feu par la chaleur collective.
en nous rappelant que nous devons agir dans le monde de tous les jours. parce que les mots ne suffisent pas. nous devons produire des actes visibles et publics au risque de nous rendre plus vulnérables encore aux oppressions contre lesquelles nous nous battons. mais notre vulnérabilité peut devenir la source de notre puissance – si nous l’utilisons, telle qu’elle est : fragile, imparfaite, cassée. sans la cacher. être vulnérable, être vulnérable devant les autres, ouvertement, peut prendre de nombreuses formes, mais cela ne devrait jamais obéir à aucune norme. débarrasse-toi des abstractions et des apprentissages universitaires, des règles, des cartes et des boussoles. avance à tâtons sans œillères. pour toucher davantage de monde, les réalités personnelles et sociales doivent être évoquées – non par la rhétorique mais à travers le sang, le pus et la sueur. être assez fort·es pour dire qu’on est vulnérables et pour créer des moyens de survivre dans ce monde, c’est ainsi que nous pouvons utiliser la vulnérabilité comme source de puissance, comme source d’une puissance collective. car en faisant cela, en nous exposant, nous vous permettons de comprendre qu’il est possible de faire de même.
parfois, si tu aimes le bord de mer suffisamment, tu deviens le rivage. tu bouges si imperceptiblement sur le sol que les algues commencent à te recouvrir. parfois la manière dont tu vis et la manière dont tu aimes sont au tempo juste, très lent, et c’est déjà bien assez rapide. tu es bienvenux et tu es aimæ. avec toutes tes excentricités et tes bizarreries, dans toute la profondeur de ton étrangeté, dans l’abysse infini de tes faiblesses.
trouve la muse qui vibre en toi. la voix qui gît sous toi, enterrée, exhume-la. ne fais pas semblant, n’essayes pas de la vendre en échange de quelques applaudissements ou de ton nom reconnu publiquement.
le changement nécessite beaucoup de chaleur.
il nécessite à la fois l’alchimiste et la soudeuse, la magicienne et l’ouvrière, la sorcière et la guerrière, la destructrice de mythes et la créatrice de mythes.
main dans la main, nous mijotons et nous forgeons une révolution.

citations

dans l’ordre d’apparition dans le texte
les traductions sont les miennes, sauf mention contraire.

note sur mon usage queer de la citation

souvent modifiées, parfois complètement transformées, ces citations sont davantage utilisées comme des mots-phrases-textes-matières que comme des citations fidèles, d’où le choix de ne pas les distinguer typographiquement des autres mots-phrases-textes-matières avec lesquelles je les ai tissées. je remercie chaque auteurice pour l’inspiration insufflée, la force et le volume que leurs mots donnent à ce texte.
si à votre tour vous souhaitez citer certains passages de ce texte, merci de les accompagner de la référence à l’ensemble des sources qu’ils contiennent, et que vous trouverez ci-dessous

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Ton pod est composé des personnes auxquelles tu ferais appel si tu faisais l’objet d’une violence, d’un préjudice ou d’un abus ; ou les personnes auxquelles tu ferais appel pour te soutenir si tu souhaitais assumer la responsabilité d’une violence, d’un préjudice ou d’un abus que tu as causé·es ; ou si tu as été témoin d’une violence ou si une personne à laquelle tu tiens est autrice de violence ou victime d’un abus.

Mia Mingus, « Pods and Pod Mapping Worksheet », écrit pour le collectif du justice transformatrice de la région de la baie de San Francisco (BATJC), 2016, https://batjc.wordpress.com/resources/pods-and-pod-mapping-worksheet/

***

LITANIE POUR LA SURVIE

Pour celles d’entre nous qui vivent sur la frontière
qui se tiennent constamment au bord des décisions
cruciales et uniques
pour celles d’entre nous qui ne peuvent se permettre
les rêves fugitifs du choix
qui aiment dans les couloirs vont et viennent
entre deux aubes
regardant dedans dehors
avant après en même temps
à la recherche d’un présent qui puisse nourrir
les futurs
comme le pain dans la bouche de nos enfants
de sorte que leurs rêves ne reflètent pas
la mort des nôtres ;
Pour celles d’entre nous
qui ont la peur gravée
comme une trace imprécise au milieu du front
apprenant à craindre le lait de notre mère
car avec cette arme
cette illusion de trouver une certaine sécurité
les brutes espéraient nous réduire au silence.
Pour nous toutes
qui n’étions pas censées survivre
à cet instant et ce triomphe.
Et quand le soleil se lève nous craignons
qu’il ne dure pas
quand le soleil se couche nous craignons
qu’il ne se lève pas au matin
l’estomac plein nous craignons
une indigestion
l’estomac vide nous craignons
de ne plus jamais manger
aimées nous craignons
que l’amour s’évanouisse
seules nous craignons
que l’amour jamais ne revienne
et lorsque nous parlons nous craignons
que nos mots ne soient pas entendus
pas accueillis
mais quand nous sommes silencieuses
nous craignons encore.
Alors il vaut mieux parler
en se rappelant
que nous n’étions pas censées survivre.

Audre Lorde, « Litanie pour la survie », in La Licorne noire, (1978), traduit de l’anglais (États-Unis) par Gerty Dambury, Paris, L’Arche, collection « Des écrits pour la parole », 2021, p.73

***

LA SOUDEUSE

Je suis une soudeuse.
Pas une alchimiste.
Ce qui m’intéresse c’est le mélange
d’éléments communs pour créer
une chose commune.
Pas de magie.
Juste la chaleur de mon désir de fusionner
ce que je sais déjà
exister. Être possible.
Nous invoquons ensemble
nous venons toutes du même rocher
nous venons toutes du même rocher
ignorant le fait que nous plions
à des températures différentes
que chacune d’entre nous est malléable
jusqu’à un certain point.
Oui, la fusion est possible
mais à condition que la chaleur monte suffisamment -
tout le reste n’est qu’adhésion temporaire,
collages et rapiéçages précaires.
C’est l’intimité de l’acier qui fond
dans l’acier, le feu de votre propre
passion à nous saisir
qui fait de vos vies une sculpture,
qui dresse les bâtiments d’une nouvelle architecture.
Et je ne parle pas de gratte-ciel,
simplement de structures qui peuvent nous soutenir
dans nos tremblements.
Depuis trop longtemps déjà
les braises de mes lourdes mains
se consument
dans d’autres poches
que les miennes -
pour prendre feu, elles ont besoin d’oxygène.
Je remonte maintenant
à la surface pour respirer.
Oui, je suis
ces mains qui reprennent le flambeau.
Je suis la soudeuse.
Je comprends la capacité du feu
à remodeler le monde.
Je suis faite pour travailler
dans le royaume de l’étincelle
incontrôlable.
Je suis la soudeuse.
Je prends le pouvoir
entre mes mains.

Cherríe Moraga, « The Welder », in This Bridge Called My Back. Writings by Radical Women of Color, SUNY Press, 2015 (4th ed.), pp.219-220

***

Pour adopter une posture politiquement correcte, nous laissons la couleur, la classe et le genre nous séparer de celleux qui seraient nos âmes sœurs. Alors les murs s’élèvent toujours plus haut, les gouffres entre nous s’élargissent, les silences s’épaississent. Il y a une énorme contradiction à être un pont.

Gloria Anzaldúa, « La Prieta », in This Bridge Called My Back. Writings by Radical Women of Color, SUNY Press, 2015 (4th ed.), p.206

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« J’ai dit que je me sentais en danger. » Mais « se sentir en danger » – c’est-à-dire être terrorisée par tout et rien en particulier – était une expression malencontreuse à utiliser au moment de l’admission. « En danger » est un code en psychiatrie pour « suicidaire », ce que je n’étais pas, même si j’étais bien d’autres choses.

Esmé Weijun Wang, « On the Ward », in The Collected Schizophrenias, Penguin Books, 2019, p.99

***

Avec une affection chronique, la vie s’obstine à califourchon sur la maladie, sauf si celle-ci s’enflamme jusqu’à un haut niveau d’acuité ; alors, survivre à chaque seconde qui passe est la plus grande ambition que je puisse entreprendre.

Esmé Weijun Wang, « L’Appel du Vide », in The Collected Schizophrenias, Penguin Books, 2019, p.165

***

Plus récemment, [Elyn R.] Saks a conduit l’une des plus larges études qui existe sur la nature de la schizophrénie « à haut niveau de fonctionnement » (high-functioning). Dans cette étude, l’accès à l’emploi reste le marqueur principal d’une personne qui « à haut niveau de fonctionnement », puisque avoir un travail est le signe le plus fiable pour passer dans le monde comme quelqu’un de normal. Surtout, une société capitaliste valorise chez ses citoyen·nes la productivité avant toute autre chose, et les personnes avec une maladie psychique sont bien moins susceptibles d’être productives sous une forme à laquelle on donnera de la valeur : en alimentant le cycle de la production et du profit.

Esmé Weijun Wang, « High-Functioning », in The Collected Schizophrenias, Penguin Books, 2019, p.51

***

La reconnaissance des autres m’importe autant que le regard que je pose sur moi-même, en grande partie parce que je ne fais pas confiance à mon auto-évaluation.

Esmé Weijun Wang, « L’Appel du Vide », in The Collected Schizophrenias, Penguin Books, 2019, p.163

***

Merci pour toutes les formes d’intimité qui m’apprennent ce que ma peau n’est pas, et ce que mon armure n’a jamais été. Je te souhaite la sacralité du repos, un repos expansif, tentaculaire, ininterrompu. J’aime la part de toi qui émerge en traversant tout le reste. Tu mérites de te reposer assez longtemps pour laisser derrière toi ce dont tu n’as plus besoin. Et je place ma peau aux côtés de la tienne pour te dire que même quand tu as l’air d’être seul·e, je suis avec toi. Et j’attendrai, jusqu’à voir les éclats argentés de ta peau quand tu repartiras.

Alexis Pauline Gumbs, « Repose-toi », in Non-noyé·es. Leçons féministes Noires apprises auprès des mammifères marines, traduit de l’anglais par Mabeuko Oberty, Myriam Rabah-Konaté et Emma Bigé, Burn Août, 2024 [à paraître]

***

[J]e t’aime profondément, là où tu es. Et pas en raison de ce que je sais. Cet amour est plus grand que cela. Je t’aime parce que tu es aussi Noire et inconnaissable que moi, l’univers. Je t’aime, par la merveille de ce que je ne sais pas.

Alexis Pauline Gumbs, « Refuse », in Non-noyé·es. Leçons féministes Noires apprises auprès des mammifères marines, traduit de l’anglais par Mabeuko Oberty, Myriam Rabah-Konaté et Emma Bigé, Burn Août, 2024 [à paraître]

***

LA TENDRESSE RADICALE EST ...
Un manifeste vivant, par Dani d’Emilia et Daniel B. Chávez

la tendresse radicale c’est critiquer et aimer, en même temps
(...)
la tendresse radicale c’est savoir dire non
c’est porter le poids d’un autre corps comme si c’était le tien
... c’est partager la sueur avec un inconnu
(...)
car tu es mon autre je
et vice-versa
la tendresse radicale c’est ne pas craindre la peur
la tendresse radicale c’est vivre l’amour éphémère
c’est inventer d’autres temporalités
la tendresse radicale c’est embrasser la fragilité
(...)
la tendresse radicale c’est prêter tes viscères à d’autres
c’est faire de la chatte de ton amante ta moustache
c’est prendre le risque d’aimer à rebrousse-poil
(…)
c’est croire à l’impact politique des mouvements internes
(…)
... transiter dans des espaces que tu ne comprends pas
(...)
la tendresse radicale c’est partager nos rêves, notre folie
accorder nos fréquences, pas simplement compatir
(…)
la tendresse radicale c’est canaliser des énergies irrésistibles et les convertir en incarnations indomptables
c’est activer la mémoire sensorielle
c’est reconnaître l’autre à son odeur
la tendresse radicale c’est sentir des possibilités dans chaque doute
c’est se laisser traverser par l’inconnu
(...)
la tendresse radicale c’est caresser des épines
la tendresse radicale c’est coexister avec le manque
c’est regarder les choses en face avec la tendresse de qui veut les voir
(...)
la tendresse radicale est un concept appropriable et changeant
la tendresse radicale
est une chose
non nécessaire
à définir

Dani d’Emilia et Daniel B. Chávez, « Ternura radical… Manifiesto vivo », 2015, https://danidemilia.com/radical-tenderness/

***

Nous devons agir dans le monde de tous les jours. Parce que les mots ne suffisent pas. Nous devons produire des actes visibles et publics, au risque de nous rendre plus vulnérables encore aux oppressions contre lesquelles nous nous battons. Mais notre vulnérabilité peut devenir la source de notre puissance – si nous l’utilisons.

Gloria Anzaldúa, « El Mundo Zurdo », in This Bridge Called My Back. Writings by Radical Women of Color, SUNY Press, 2015 (4th ed.), p.195

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Débarrasse-toi des abstractions et des apprentissages universitaires, des règles, des cartes et des boussoles. Avance à tâtons sans œillères. Pour toucher davantage de monde, les réalités personnelles et sociales doivent être évoquées – non par la rhétorique mais à travers le sang, le pus et la sueur.

Gloria Anzaldúa, « Speaking In Tongues », in This Bridge Called My Back. Writings by Radical Women of Color, SUNY Press, 2015 (4th ed.), p.171

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Et parfois, tu aimes tellement la côte que tu te confonds avec son rivage. Tu te déplaces avec un tel calme que les algues te confondent avec le sol et poussent sur toi. Parfois, ta manière d’aimer a le tempo parfait. Très lentement, c’est déjà bien assez rapide. Alors, continues de respirer.

Alexis Pauline Gumbs, « Ralentis », in Non-noyé·es. Leçons féministes Noires apprises auprès des mammifères marines, traduit de l’anglais par Mabeuko Oberty, Myriam Rabah-Konaté et Emma Bigé, Burn Août, 2024 [à paraître]

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Trouve la muse en toi. La voix qui gît sous toi, enterrée, exhume-la. Ne fais pas semblant, n’essayes pas de la vendre en échange de quelques applaudissements ou de ton nom reconnu publiquement.

Gloria Anzaldúa, « Speaking In Tongues », in This Bridge Called My Back. Writings by Radical Women of Color, SUNY Press, 2015 (4th ed.), p.171

***

Le changement nécessite beaucoup de chaleur. Il nécessite à la fois l’alchimiste et la soudeuse, la magicienne et l’ouvrière, la sorcière et la guerrière, la destructrice de mythes et la créatrice de mythes. Main dans la Main, nous mijotons et nous forgeons une révolution.

Gloria Anzaldúa, « El Mundo Zurdo », in This Bridge Called My Back. Writings by Radical Women of Color, SUNY Press, 2015 (4th ed.), p.196

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et enfin, traversant tout le texte, toute l’énergie émancipatrice rabat-joie des écrits de Sara Ahmed ainsi que ses réflexions sur les murs, les portes et l’usage queer de la citation, en particulier dans :

Sara Ahmed, Manuel rabat-joie féministe, traduit de l’anglais par Emma Bigé et Mabeuko Oberty, La Découverte, 2024 et Sara Ahmed, Vandalisme queer, traduit de l’anglais par Mabeuko Oberty et Emma Bigé pour la collective t4t - tanslators for transfeminism, Burn Août, 2024

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Mabeuko Oberty.

neuroqueer