Il est important de faire l’analyse de nos propres espaces et de nos propres modes de communication.
Il est important de le faire, non seulement pour mieux s’organiser en réaction à certains événements, mais aussi pour mieux indiquer ce qui était là avant ces événements, ce qui persiste, ce qui se répète malgré nous : pour diriger le regard vers ces normes d’accessibilité et ces discours validistes qui érigent entre nous des murs en apparence infranchissables, et qui fissurent les luttes que nous menons contre la haine, contre l’exclusion, contre l’inhospitalité.
Il est important de continuellement se demander : comment sortir ensemble ? comment entrer ensemble ?
À Julie
Vandalisme queer - Sortir ensemble
La boîte inaccessible
Je suis allé au cœur de la boîte. Et ce n’était pas un fractal queer.
Toi et ta meuf n’avaient pas réussies à entrer dans la boîte : vous étiez dedans sans être dedans. Vous êtes restées en périphérie.
Parfois la musique est inaccessible, parfois c’est l’espace où se joue la musique qui est inaccessible.
Parfois l’espace est conçu pour te dire que ton corps n’est pas le bienvenu.
Sara Ahmed nous dit ainsi comment on est mises au ban par l’espace lui-même, moins par son architecture, sa forme, que par la façon qu’il est convenu de l’habiter, par la forme que prend ton corps dans cet espace :
« Quand tu ne conviens pas aux besoins ou quand tes besoins ne conviennent pas, il peut arriver que tu deviennes, pour rependre le terme de Rosemarie Garland-Thomson, une inadaptée. Ainsi décrit-elle une personne handicapée, dans une institution validiste comme un ”cube qu’on essaye de faire entrer dans un trou rond”(2011, 592) Convenir, s’adapter, peut se transformer en travail pour celleux qui ne conviennent pas ; il faut pousser, pousser, pousser ; et parfois, tu peux pousser autant que tu veux, tu n’arrives jamais à entrer. » (Ahmed 2024, p. 68)
Lorsque tu m’as dit que tu n’as pas apprécié la musique parce que tu étais restée au fond de la salle, je me suis dit qu’on ne t’avait pas autorisé à entrer, qu’on ne vous avait pas autorisé.
Je me suis dit que la foule, le sérieux hétéronormé de l’IDM (un genre de musique qui déconstruit pourtant les normes de la musique électronique pour la tordre, pour la complexifier), la pénombre politique du flou, avaient dit à ton corps : cette musique n’est pas pour toi, c’est une musique où tu seras en danger, c’est un espace qui va te demander de pousser, pousser, pousser, de travailler pour y entrer.
Un espace qui te dit « Tu vas trop dépenser pour y entrer, tu ferais mieux de rester à l’écart. »
La boîte est un placard
Le club peut être parfois un placard : un placard où l’on est parfois enfermées dedans, où l’on est parfois enfermées à l’extérieur.
Peut-être que les queers vont clubber car le club est un placard que l’on peut vandaliser : c’est un placard auquel on peut donner un autre usage, c’est un placard depuis lequel on peut dire le Non qu’on n’a pas réussi à dire.
On retrouve dans le club le noir le coin la mélasse confuse dans laquelle on a pu être laissée.
On retrouve la mélasse confuse du ventre familial. On retrouve antichambre de l’hétérosexualité familiale … on entend les basses de la voix paternelle derrière la porte du ventre-placard.
Les basses sont ce qui restent des voix graves qui grondent, des voix qui punissent, lorsque celles-ci sont filtrées par les portes fermées de nos chambres.
Les basses sont ce qui restent des voix graves qui sont filtrées par les oreilles que l’on bouche avec nos doigts. Elles sont ce qui restent lorsqu’on ne veut plus entendre les clameurs de la vie familiale et des horreurs sexistes que vocifèrent les postes de télévision.
La famille, le corps hétéro… ce sont autant de boîtes noires, de placards, qui nous disent aussi : défense d’entrer, ton corps n’est pas le bienvenu.
Tu as payé ta place mais ta place n’est pas ici.
La philosophe et raveuse trans Mackenzie Wark nous parle de ce qu’elle appelle les punisseurs : les mecs cis hétérosexuels qui se plantent au milieu de scène et dont le corps les gestes les regards t’empêchent de danser.
Un punisseur est :
« une figure sociale construite par les ravers pour parler des gens qui se mettent en travers de la rave. Souvent (mais pas tout le temps), il s’agit de mecs cis, hétéro, blancs. Cette figure fait de l’espace un spectacle pour son divertissement, ne contribue en rien à la collectivité, se met en travers des autres. » (Wark 2023, p. 92).
Ici l’espace devient la punition.
L’espace et ses corps t’empêchent d’entrer dans la musique. Ils te donnent la sensation qu’entrer dans la musique c’est entrer dans la gueule du loup.
Ils te laissent dans le coin, punie, ils te laissent dans le placard. Ils colmatent les trous.
Écouter aux portes du placard
Les queers vont peut-être en club pour rejouer ces scènes d’enfermement, pour réentendre dans les basses de la techno les basses des voix qui nous parlaient à travers la peau du ventre, de la peau des portes, de la peau de nos doigts : pour réécouter les bruits et les mots indistincts que nos oreilles bouchées pouvaient discerner.
On se reconfigure un placard safe. On crée un semblant de maison détruite pour l’habiter de nos familles queer.
C’est un placard qu’on peut (presque tout le temps) choisir de quitter, c’est un placard dont on peut (assez) facilement échapper.
C’est un placard où l’on donne des prises pour sortir du placard.
Sur ce lien entre le queer et l’enfance, Sara Ahmed nous parle de Eve Segwick :
« Eve Sedgwick suggère que ce qui donne à queer sa puissance politique, c’est la manière dont il s’attache à ”des scènes d’humiliation qui remonte à l’enfance” (1993,4). Queer tire sa force et sa vitalité du fait que nous refusons justement de prendre l’histoire à la légère. » (Ahmed 2024, p 35).
Les stroboscopes sont autant de coup de cutter qui sont donnés dans la porte du placard pour laisser passer la lumière, et pour donner la possibilité de sortir de ces humiliations enfantines.
La danse queer : une réponse à ces coordonnées lumineuses et ces voix étouffées qui indiquent comment sortir du placard. Ce sont des entrebâillements dans toute la monstruosité électronique du capitalisme hétérosexuel.
S’il n’y a pas de stroboscopes il n’y a pas d’ouvertures. S’il n’y a pas de danses queer il n’y a pas de lumières ni dans la musique ni dans la pièce :
L’IDM joue à un jeu dangereux justement car elle se rapproche de la gueule du loup.
Elle joue au jeu d’imiter au plus près l’haleine du père qui te souffle sur la gueule à travers les trous du placard géant :
Les basses qui flirtent avec le monologue du père tyrannique qui t’inonde de son supposé génie, l’anonymat qui porte l’ombre de l’agression potentielle, les ténèbres qui deviennent la solennité d’une punition future….
Parfois l’IDM peut devenir ce qu’elle cherche à éviter.
Parfois elle peut donner les clés pour décoder les voix de l’hétéroredressement pour y trouver les plus petites des failles.
C’est peut-être pour ça que SOPHIE (une musicienne trans, figure emblématique d’une pop excentrique, acidulée et queer) adorait Autechre (un duo d’hommes cis emblématique de l’IDM).
Autechre : le père de famille qui est sur le point de devenir queer.
Autechre c’est la voix enrouée du père qui cauchemarde l’effondrement de son autorité : l’IDM d’Autèchre c’est ce que l’enfant entend depuis ses oreilles bouchées lorsque la famille hétéro se brise, lorsque le père hurle pour ne pas dire qu’il ne sera plus père, qu’il ne sera plus, qu’il ne sera plus homme.
C’est le bruit infiniment lent de la géométrie masculine qui se brise en mille morceaux.
Quand sortir c’est danser
J’ai réussi à frayer quelques gesticulations queer au sein de ce placard. Mais je me sentais seul.
Terriblement seul comme au milieu d’îles, dans une solitude rejouée au cœur du placard masculin, dans les ténèbres de l’ambiguïté des amitiés masculines hetero : de ces duos d’hommes qui s’aiment infiniment sur des chants de masculinité qui s’écroule.
C’est peut-être l’inverse de ce que McKenzie Wark nomme la xeno-euphorie : la satisfaction de percer ce placard sensoriel dans lequel les normes capitalistes et notamment les normes de genre nous ont enfermé :
« Ce bien être corporel atteignable uniquement par le concours d’agents externes et qui en même produit des état extatiques où l’étrangeté est bienvenue » (p 94).
Peut-être que l’IDM est un espace de xéno-dysphorie : un espace pour amplifier et intensifier la voix plaintive du père cis-hét, pour l’écouter s’éteindre.
Je ne crois pas que ce soit juste le fait d’être une meuf queer qui t’a mis hors cadre, qui a fait que tu n’étais pas à ta place.
Même s’il ne faut pas se leurrer : les queer (et surtout lesbiennes) ne semblaient être pas légions à ce concert.
C’est peut-être qu’Autechre rejoue un jeu de placard qui ne nous concernent plus : ce club où l’on ne peut pas danser, ce silence religieux de la voix du père que l’on écoute déclamer, du corps qui doit montrer qu’il se tient droit.
Ce jeu de magicien proto-queer qui se coince et se décoince, qui cherche à se piéger pour mieux s’échapper.
Peut-être vous vous êtes dit, toi et ta meuf, que ce n’était plus votre place.
Vous vous êtes dit : cette musique je l’ai déjà entendue, je sais comment elle se finit.
Vous vous êtes dit : mon corps, c’est le bruit que fait cette musique lorsqu’elle se termine.
Vous vous êtes dits : mon corps va spoiler la fin du concert.
Ce n’est pas qu’on ne nous laisse pas entrer. C’est qu’on s’est déjà échappées.
C’est qu’on est sorties. Les queers sont de sortie (du placard).
Notre corps est ce qui est là quand le concert d’IDM se termine : on est ce qui reste quand le placard est tellement tailladé qu’il ne reste qu’une plaie béante dans la maison hétéro.
Quand le placard s’ouvre.
SOPHIE est la personne qu’on rencontre lorsqu’on a trouvé la clé pour sortir du placard tailladé de l’IDM.
Lorsqu’on sort sur le toit de la maison hétéro pour regarder la lune.
Vandaliser le placard
Si tu es en retard si tu es hors tempo si par malheur tu es fatiguée : tu reçois en retour la monnaie de ta pièce.
On te rappelle que tu apportes la note finale. Que ton corps est une terminaison.
Ton corps jette une lumière aveuglante.
Elle pointe sur la porte du placard : notre corps rappelle que leur présence dans ce club est liée au refoulement de notre existence.
Un fatalisme queer.
Une rabat joie féministe.
J’ai dû éteindre la mienne en partie pour y rester
J’ai dû faire taire mon corps, un peu
Parfois les boîtes sont des placards remplis de corps qui ont peur
Parfois les stroboscopes ont l’aspect des lumières d’ambulance.
Partir est alors peut-être alors la seule manière de danser
Les queers sont de sortie
Et c’est peut-être un vandalisme queer que de pleurer la perte du placard de l’IDM.
C’est peut-être un geste queer que d’y entrer à nouveau, de pénétrer ce placard, qu’à condition de l’occuper à plusieurs : dans la xéno-euphorie de l’étrange, en mêlant nos cris queer à la voix du père qui grommèle de l’autre côté de l’enceinte.
De sortir dans ces placards à conditions de sortir des placards, ensemble.
De sortir ensemble.
Vandalisme neuroqueer - Entrer ensemble
Une boîte queer inaccessible
Je suis allé au cœur de la boîte TransPédéGouine (TPG). Et ce n’était pas non plus un fractal queer.
Les trans, les pédés, les gouines pouvaient y entrer pour sortir du placard, mais une frontière persistait.
Certains corps sont restés en périphérie faute de trouver place à leur taille.
Certains corps restaient ainsi empêchés par l’étroitesse des lignes de la boîte.
Changer les temps de parole, ajouter des rampes, pousser les murs, abaisser les jauges : une question de lignes encore…
… mais qui ne changera pas la géométrie de la boîte.
Changer les lignes ne permet pas de changer la façon dont on trace des lignes.
La façon dont on va à la ligne.
La façon dont se met en ligne : dont on se lie les un·e·s aux autres.
L’accessibilité ne peut être réduite à un ajustement technique de la communication et de l’environnement pour permettre à telle ou telle personne d’occuper une chaise : sans écouter ce que ce corps dit de l’espace où il entre,
Sans lui permettre d’entrer.
L’accessibilité : c’est une autre façon de construire les choses.
C’est réinventer la roue. C’est réinventer la ligne. C’est réinventer la chaise.
C’est changer la musique. On se lève, et on change la musique.
Les philosophes handies et queer Aimie Hamraie et Kelly Fritsch nous livrent une réflexion saisissante sur ce que l’accessibilité implique :
« En soutenant les futurs accessibles, nous refusons de traiter l’accès comme une question de conformité technique ou de réhabilitation, comme une simple solution technologique ou une liste de contrôle. Au contraire, nous définissons l’accès comme étant collectif, désordonné, expérimental, frictionnel et génératif. Les futurs accessibles exigent notre interdépendance (…). L’étymologie du mot accès révèle deux significations frictionnelles : l’accès comme ’ une opportunité permettant le contact ’, ainsi qu’une ’ sorte d’attaque ’ » (Hamraie et Fritsch, 2016, p. 21 - 23).
Si l’accessibilité peut être considérée - non comme un effort de réhabilitation - mais comme un geste du répertoire militant queer : contre quoi le militantisme queer et la pensée queer doivent-ils lancer « cette sorte d’attaque » ?
Quel accès cet effort d’accessibilité peut-il ouvrir dans la boîte queer ?
La boîte queer dans le placard du cerveau valide
Revenons dans le placard de l’IDM : ses basses accompagnent ce bruit qui monte au cœur de la boîte TPG, cette « sorte d’attaque ».
L’IDM (littéralement la musique de danse intelligente) est une musique aux prises avec les normes du cerveau intelligent.
L’IDM nous parle de la façon dont le capitalisme, depuis l’émergence du numérique et des neurosciences, a réduit l’individu à ses capacités cognitives et les interactions sociales à un marché du (bon) fonctionnement cérébral, de la bonne manière, d’interagir, de communiquer, de se mettre en ligne.
L’IDM nous parle de ce que Francesco Varcellone nomme le capitalisme cognitif :
« Ainsi le capitalisme industriel peut-il être caractérisé par le fait que la formation du profit repose sur l’organisation du travail dans les manufactures. Le capitalisme cognitif est un autre système d’accumulation dans lequel celle-ci porte sur la connaissance et sur la créativité. » (Vercellone 2023)
La boîte queer n’est pas seulement enfermée à l’intérieur du système du capitalisme neurocognitif comme à l’intérieur d’une autre boîte : c’est un aspect essentiel du placard dont elle cherche à sortir.
La masculinité dominante est une masculinité valide : la masculinité d’un corps puissant performant la virilité de ses organes moteurs fonctionnels. La masculinité d’une intelligence complexe, d’un cerveau qui se maitrise, qui se contrôle, qui se saisit de son environnement pour l’exploiter et l’optimiser.
Les commandes nous indiquant de suivre les lignes droites (pas tordus, pas queer) sont aussi celles qui nous indiquent comment aller tout droit (pas boiteux, pas crip) : le redressement hétéronormatif est un redressement neuro-normatif.
Le placard du capitalisme neurocognitif est d’ores et déjà un placard neuro-queer. La philosophe trans et autiste Nick Walker a conçu le terme de neuroqueer pour parler de ces deux dimensions :
« Être à la fois neurodivergentE et queer, avec un certain degré de conscience et/ou d’exploration active de la manière dont ces deux aspects de l’être s’entremêlent et interagissent (ou sont, peut-être, mutuellement constitutifs et inséparables) (…) et s’engager dans des pratiques visant à défaire et à subvertir son propre conditionnement culturel et ses habitudes enracinées de performance neuronormative et hétéronormative. » (Walker 2021)
Si l’on veut vandaliser la boîte, il faut vandaliser notre cerveau
Si l’on veut sortir ensemble, il faut faire entrer les neuroatypiques dans la boîte queer
Il faut reconnaître les neuroatypiques qui sont déjà dans le placard queer
Pas de boîte queer sans emboîtements neuroatypiques : sans la fermeture des hôpitaux, sans l’ouverture des cerveaux à l’intérieur de la boîte TPG.
Pas de vandalisme queer sans ce vertige d’une boîte dans la boîte dans la boîte …
Pas de vandalisme queer sans les bruits du corps qui montent de l’intérieur de la boîte queer pour la transformer en fractal : faire entrer ces fractales.
Faire entrer les fractales dans le placard du cerveau valide
Dans un manifeste consacré aux intersections entre identités queer et identités handies, Sophia Maier, V. Jo Hsu, Christina V Cedillo, et Remi Yergeau emploient l’image du fractal comme :
« Une tentative de penser de concert les différences et les interconnexions des expériences trans, handicapées et LGBQ, ainsi que les régimes discursifs qui structurent le racisme, la misogynie et le colonialisme (…) Les fractales s’organisent selon des motifs qui créent continuellement de nouvelles lignes en essayant de se délimiter. C’est un processus de territorialisation sans terminaison, de formation d’une identité en crise perpétuelle. » (Maier, Hsu, Cedillo, Yergeau, 2021)
Iels considèrent que nos capacités cognitives, de mémorisation, d’élaboration linguistiques et d’imagination, sont directement affectés par ces intersections, par cette résistance synaptique au rythme infernal du capitalisme neurocognitif.
Non seulement nous nous mettons à voir des lignes partout – des intersections – mais notre corps est traversé par ces lignes entremêlées, assailli de micro-vandalismes, perpétuellement en crise.
L’accroissement de la demande de ce capitalisme cognitif en termes de production textuelles, d’interactions sociales, de productions imaginaires, usent le corps et l’exposent à des demandes et des normes invivables.
Le corps alors saturé de micro-vandalismes (oublis, ratés) et autres accès (de panique, de colère, de fatigue), qui l’entraînent dans une danse boiteuse.
Iels nous enjoignent à faire de nos TOC des résistances aux normes intersécantes du validisme, de la transphobie et de l’hétérosexisme :
« Un toc est une tautologie incorporée, un écho incorporé : il s’amplifie et se recroqueville à la fois, il navigue de façon récursive à travers le corps, se liant et se connectant à d’autres tocs, formant des réseaux, des groupes, des coalitions « d’énoncés sensoriels » complexes (pour reprendre l’expression de certain·es universitaires comme Nolan & McBride) » (Maier, Hsu, Cedillo, Yergeau, 2021)
Dans la boîte, un fractal se dessine déjà : mon corps qui peinait à danser sur Autechre n’était pas seulement étranglé par l’hétérosexisme de la boîte, il était empêché par ces normes validistes, par la peur de bouger comme quelqu’un dont le corps ne s’est pas développé « normalement », d’être trahi et vu comme neuroqueer.
Ce vandalisme neuroqueer n’est pas seulement délicat à entreprendre car il risque de saboter les lignes déjà établies - de déranger le rangement de chaise et de mots de l’espace queer – il est délicat car il risque de nous faire exploser la tête,
De nous faire péter le crâne,
De nous faire faire une crise.
Si la lutte neuroqueer est antifasciste, c’est parce que la fractal est un anti-faisceau (fasciste et faisceau partagent la même étymologie) – parce que la fractal diffracte les raies lumineuses qui taillent les mots et les corps au couteau.
La fractal est ce qui se manifeste lorsque notre cerveau ne peut plus se saisir des lignes qui le traversent.
La fractal est ce qui se manifeste lorsque nous déjouons l’emprise du faisceau.
Elle se manifeste lorsqu’on ne comprend pas : lorsque cela nous tombe des mains.
Elle est la manifestation de ce qui ne peut pas se comprendre,
De l’espace inaccessible.
Se vandaliser le cerveau pour éviter de se détruire la gueule
Tu es seule
Tu es peut-être seule même avec ta meuf,
Tu es seule dans ton cerveau non parce que ton crâne est opaque
Mais parce que les mots et les gestes nous manquent pour faire entrer les fractales.
Nous n’étions pas au cœur de la boîte car la boîte n’a pas de cœur.
Nous n’étions pas au cœur de la boîte car nos corps excentriques étaient autant de points excentrés d’une fractal sans bord.
Je ne sais pas à quoi pourrait ressembler une boîte neuroqueer et c’est pour cela qu’à fois que je sors et que je ne peux pas rentrer : il faut pourtant que ça entre.
Il faut que ça pleure.
Les neuroqueer ne pleurent pas pour que ça sorte.
Iels pleurent pour que les cristaux de larmes leur fassent voir des fractales.
Iels pleurent pour faire entrer les fractales, pour briser les lignes,
Pour créer des liens,
Pour se mettre en ligne …
Parfois tu peux aussi perdre le contrôle de ton corps en boîte parce qu’il y a une partie de toi qui n’entrera jamais dans la boîte.
Tu peux pleurer ou fuir par solidarité corporelle avec les neuroqueer restés en périphérie de la boîte,
Tu peux perdre le contrôle et fuir car tu entends ce que te disent les basses qui résonnent sur les murs du fractal neuroqueer :
TANT QUE LES ESPACES QUEER NE SERONT PAS ACCESSIBLES AUX PERSONNES NEUROQUEER ET AUX HANDICAPÉ·E·S INTELLECTUEL·LE·S, L’ESPACE QUEER RESTERA ENFERMÉ DANS LE PLACARD DU CAPITALISME NEUROCOGNITIF ET DE SES NORMES VALIDISTES ET HÉTÉROSEXISTES.
TANT QU’IELS NE SONT PAS LÀ, JE ME SENTIRAI SEUL. TANT QU’IELS NE SERONT PAS LÀ, LA MUSIQUE FERA LE BRUIT D’UNE PORTE DE PLACARD.
Tant que l’on n’entend pas que le pas que l’on emboîte fait le bruit de corps qui tombent sur le bas-côté. Tant que l’on ne voit pas que nos lignes de fuite peuvent accidentellement refléter l’éclat des faisceaux validistes : la musique fera le bruit d’une porte de placard. Les stroboscopes auront l’apparence d’une lumière d’hôpital.
Pas de vandalisme queer si en empruntant le chemin antifasciste, on ne nous permet pas d’emboîter autrement le chemin, de boîter sur le chemin, de tordre les faisceaux : si on ne s’autorise pas à glisser ensemble dans le talus neuroqueer.
C’est pour cela qu’il faut interrompre la ligne en suivant les lignes tracées par les neuroqueer et notamment par les personnes handicapées intellectuelles.
C’est pour cela qu’il faut casser la ligne,
Pour les faire entrer dans la boîte,
Pour nous permettre d’entrer autrement dans la boîte, pour faire entre les fractales.
Pour créer des accès d’accessibilité et pour vandaliser la boîte du cerveau valide.
Pour supprimer la terminaison des mots et abréger le concert queer, pour le spoiler.
Pour te retrouver à travers ces cerveaux fendus par la lumière,
Pour créer une interruption et faire boîter la phrase.
Pour tomber, ensemble.
Réduire les risques et les dommages du vandalisme du cerveau
Si tu interromps la musique, si tu coupes la parole pour dire qu’il faut couper la parole.
Qu’il faut casser.
Qu’il faut se frayer un accès.
Tu peux craindre qu’on ne te suive pas.
Tu peux craindre que l’accès que tu essaies de frayer ne mène à rien.
Qu’il mène à un endroit où tu n’es plus rien, même pour celleux pour qui tu comptais.
Tu peux avoir peur de perdre ton intelligence en faisant entrer celleux que l’on dit être « déficient » de l’intelligence : tu peux avoir peur de ne plus compter pour rien.
Sara Ahmed nous raconte comment le fait de se mettre en travers du chemin peut être présenté comme un acte individuel et isolé, comme un chemin semé d’embuche où tu ne rencontreras personne : comme un acte isolé qui va encore plus t’isoler.
Elle raconte comment ce récit empêche d’emprunter un autre alors que l’accessibilité est peut-être la seule façon de permettre à d’autres d’accéder à ce chemin. C’est peut-être la seule façon de rejoindre celles et ceux que les anciens chemins ne te permettaient pas de rencontrer :
« Quand tu portes plainte, tu ne te dis peut-être pas tout de suite que tu fais partie d’un mouvement, tu ne te vois probablement pas non plus comme critique de l’institution, et sans doute pas non plus comme une personne qui veut ’détruire la maison du maître’ pour reprendre le titre de cet essai majeur d’Audre Lorde. Mais c’est pourtant là que finissent par se retrouver grand nombre de celleux qui portent plainte. Il y a de l’espoir dans cette trajectoire. » (Ahmed 2024, p. 134)
Rendre le chemin accessible pour les personnes neuroqueer te permet de rencontrer autrement les personnes queers, et de rencontrer autrement les écritures queers.
Cette langue d’accessibilité n’est pas seulement une ouverture vers de nouvelles écritures : elle amplifie aussi ce bruit qui « navigue de façon récursive à travers le corps, se liant et se connectant à d’autres tocs, formant des réseaux, des groupes ».
Il suffit de voir ces cassures des corps queer, ces lignes qui traversent nos visages et nos corps : les fracturations sociales, l’isolement, ces peurs et ces violences qui font trembler nos corps et les traversent de TOC. Cette techno qui morcelle notre parole et qui fait résonner toutes les fois où on nous l’a arrachée.
La parole queer est déjà pleine de fractales. Et la prise en charge collective des risques et des dommages (RDRD) de ce que parler veut dire, pour les queers, dans un contexte de capitalisme cognitif, peut alors être une manière de faire collectivité de façon neuroqueer, de rencontrer autrement les queers.
Les philosophes Léna Dormeau et Emma Bigé résument ainsi la nécessité de la RDRD en réponse à un système qui non seulement exclue les queers, mais aussi les endommagent :
« C’est ainsi que l’abolitionniste carcéral définit le racisme : pas (seulement des textes) et des actions de relégations fondées sur la race, mais (surtout) un ensemble d’infrastructures qui limitent ton accès aux soins, qui t’exposent davantage aux toxines, qui débilitent ton existence. » (Bigé et Dormeau 2024, p. 112)
Mais au-delà de la gestion des risques :
« La RDRD c’est proposer une ouverture, formuler une présomption, imaginer une écologie relationnelle différente. C’est tenter de prendre soin sans dominer le sujet de soin » (Bigé et Dormeau 2024, p. 113)
LA RDRD ne vise pas à rétablir un cerveau performant à la façon d’un soin psy : c’est une manière d’accompagner les risques de cette fractal neuroqueer tout en réduisant ses dommages.
Éviter que les gestes de vandalismes contre le placard de cerveau valide ne deviennent des gestes de vandalismes adressés à son propre cerveau : apprendre à mieux tomber dans la fractal, avec le moins de risque et de dommage possible.
En apprenant à boîter, à faire boîter la boîte : on ouvre la voie à de nouvelles manières de se lier, on fait entrer les fractales, on fractalise les faisceaux.
Si on se met à écrire par cassures,
A penser par soustraction,
A penser en pansant,
Alors on se fraie un accès : on ne va pas juste anticiper on va faire exister des possibles, on va créer des entrées.
En apprenant à accueillir des personnes avec DI ou en apprenant à gérer une crise autistique, nous n’apprenons pas seulement à prévenir des risques : nous changeons l’ordre des priorités. On se met à repenser l’espace, à repenser son occupation.
On inverse la machine à raconter le capitalisme cognitif : on monte notre cerveau à l’envers.
On met une canne, un pictogramme, un défibrillateur en travers de la ligne droite du bon fonctionnement du cerveau.
On se propulse dans autre galaxie pour enfin faire entrer les fractales.
Faire entrer les fractales dans le trou noir
Je ne sais pas à quoi pourrait ressembler une boîte neuroqueer et c’est pour cela qu’à chaque fois que je sors, je ne peux pas rentrer.
Mais si j’écoute bien ce que disent les TPG, j’entends déjà un lien s’établir.
J’entends aussi la peur d’être invalide : la peur d’être tenu en échec et d’échouer. La peur que cette ligne de l’accessibilité ne mène nulle part....
J’entends la peur que cette ligne se mette en travers des sentiers battus de l’émeute.
Qu’elle se mette en travers de la marche, qu’elle les nasse, qu’elle les coince.
Que cette marche de l’accessibilité les fasse marcher à l’envers, les fasse entrer à nouveau dans le placard.
Qu’elle les fige à nouveau dans les faisceaux des lumières policières.
Certains alliés peuvent se montrer réticents à la radicalité de cette marche, à la torsion à laquelle elle force leurs organes : à la torsion qu’elle impose à leurs lignes.
Il est donc important de faire entrer la fractal à cet endroit : dans les organes des pds, dans leur texte, dans leur espace : de vandaliser le cul des pds pour faire entrer les fractales.
Je le dis. Nous sommes neuroqueer.
Nous, pds neuroqueers, avons une fractal à la place du cul : les corps qui tombent dans nos fractals se diffractent en des milliers de lasers qui vandalisent le placard du cerveau valide. Les hommes qui y passent gagnent la capacité de ne plus rien comprendre et de faire tomber, littéralement, le système : leur main involue et leur cerveau se met à boîter.
S’ils ne sont pris d’un accès de panique alors ils seront pris d’un accès d’accessibilité.
Serait-ce alors une entrave à l’émeute que d’utiliser l’accessibilité pour faire péter les architectures du pouvoir et les lignes anatomique du désir ?
Ou bien est-ce la peur d’être victime, eux, de l’invalidité, de perdre leur statut de valide, qui pousse certains pds à entraver cette marche radicale ?
Peut-être que certaines pédales sont terrifiées à l’idée de perdre les pédales.
Moins peur de perdre le privilège intellectuel … que la peur que leur invalidité ne les enferme dans une autre boîte : la boîte médicale, la boîte du soin psy.
C’est pour cela qu’il faut faire entrer les fractales dans le trou noir,
Pour que les pédales n’aient (enfin !) plus peur de perdre les pédales.
Pour leur indiquer et pointer que nous sommes là, que la RDRD est-là, que les neuroqueer sont là … par pour les soigner mais pour les aider à vandaliser le placard, à sortir de leur propre cerveau,
Pour leur montrer que l’écriture est possible de là où nous sommes.
Qu’elle est belle et boiteuse comme les lignes des fractales.
Qu’elle donne la sensation d’une montagne russe ou d’un orgasme.
La fractal comme orifice. Pour révulser les yeux dans la boîte – le cul dans les yeux.
Pour voir des fractales, pour les sentir entrer.
Pour indiquer que l’on entre ensemble. Que nous pouvons entrer ensemble.
Passer d’une ligne à l’autre. D’un niveau à l’autre.
Faire entrer pas à pas la fractal dans le trou noir.
Lucas Fritz.
Lucas Fritz est chercheur en sciences sociales et travaille le texte.
Bibliographie :
- Ahmed, S. (2024). Vandalismes queer (trad. Emma Bigé et Mabeuko Oberty). Burn Août.
- Bigé, E. et Dormeau, L. (2024). Réduction des risques et des dommages (RDRD toxicocrip). Multitudes, 94, 146-147. https://doi.org/10.3917/mult.094.0146
- CASQS (2021). Quelques considérations sur la pride radicale. Trou Noir, [en ligne] https://trounoir.org/?Quelques-considerations-sur-la-Pride-radicale
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« Comment pouvons-nous apprendre à écouter vraiment, avant que celleux d’entre nous qui hurlons des mots inaudibles ne nous effondrions d’épuisement ? »