TROU NOIR

Voyage dans la dissidence sexuelle

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Queer influence : le management de l’innocence

Entrons dans la matrice de la queer influence. Le pinkwashing n’étant plus seulement l’apanage des gays cis et des grandes marques de luxe, s’est répandu à une grande vitesse par l’intermédiaire des réseaux sociaux, puis s’est délicatement logé dans les contenus et formes des discours de la multitude influenceuse LGBTQI+. Entre produits à vendre et partages de techniques de développement personnel, cette influence queer est à comprendre comme un élément supplémentaire de la contre-insurrection du capital face à la dissidence sexuelle.

Illustation : Dos de couverture d’un numéro du Whole Earth Catalog, une revue de contre-culture cybernétique qui a fortement influencé le mouvement hippie des années 1970 et les futurs créateurs d’Apple et de Google.


Comment ne pas glisser à devenir les managers des âmes dans un contexte social qui en requiert l’office ? Le plus corrupteur des conforts est le confort intellectuel, comme la pire corruption est celle du meilleur.

J. Lacan, Écrits, 1955.

À ces multitudes, qui n’étaient pas encore dans les matrices de l’humanité, mais pouvaient assurément y être engendrées, il donnerait le mot : Homme et Femme, de vous procède la nation à venir, l’éclair de vos masses en travail : l’ordre de la concurrence est employé contre lui-même ; les aristocraties sont supplantées ; et, au milieu de la paralysie générale d’une société démente, la volonté des confédérés se manifeste dans l’action.

J. Joyce, Portrait de l’artiste.

Que reste-t-il de l’héritage queer et trans-féministe, depuis le site toujours mouvant de la dissidence, de tout ce courant épistémopolitique maintenant dévitalisé au profit du « féminisme/queer d’influence » [1], présenté comme lieu et enjeu de l’égalité au travail et des problèmes de violence ? Davantage les politiques de l’identité, dont l’échec est à présent acté par celles et ceux qui les promouvaient il y a peu encore, apparaissent comme compatibles avec le régime néolibéral. La présentation cynique d’une soirée podcast de La Poudre, indique dès la première phrase toute grossière un écrasement des luttes micropolitiques et une destruction des mémoires et des archives collectives au profit de quelques individualités élevées au rang de starlettes militantes :

« Les féminismes contemporains ne seraient pas grand-chose sans les réseaux sociaux. Instagram, Twitter, Tik Tok, sont les vecteurs de nos luttes et de nos idées depuis plusieurs années, servant de support au mouvement #metoo depuis presque 5 ans. Faut-il s’en réjouir ou s’en inquiéter ? Quels sont les enjeux de cette influence qui incombe à quelques-unes ? À quelle responsabilité, à quels risques sont-elles exposées ? Comment gèrent-elles ce statut d’influenceuse politique en période électorale ? Qu’espérer pour demain ? » [2]

Il faut immédiatement se poser la question : qu’est-ce qu’un féminisme/queer qui d’une part cherche et d’autre part revendique une influence. Ce signifiant vide, accepté comme allant de soi, comme évidence politique, doit subir l’examen de la critique queer et dissidente. Car ce féminisme/queer produit de l’aliénation à balle ; et davantage il le fait en (se) donnant bonne conscience — ou plutôt il donne bonne conscience à celles et ceux qui le suivent, et mauvaise conscience à ce qui discorde ; toujours une histoire de conscience qui malmène. Ce moment s’inscrit dans ce que Nancy Fraser nomme la « resignification des idéaux féministes » [3] et prend ses racines dans le développement personnel et les théories du management, cette mixture que l’on a par abandon nommée « pensée managériale » :

« L’avènement du néolibéralisme a coïncidé avec un changement majeur dans la culture politique des sociétés capitalistes. À partir de là, en effet, les exigences de justice ont de plus en plus souvent pris la forme de revendications pour la reconnaissance de l’identité et de la différence. Ce glissement de la redistribution vers la reconnaissance s’est accompagné de pressions très fortes visant à transformer le féminisme de la deuxième vague en variante de la politique de l’identité. Une variante progressiste, certes, mais néanmoins encline à surinvestir la critique culturelle au détriment de la critique de l’économie politique. » [4]

Voilà le point de départ : celui d’une alliance qui va de soi de ces deux mots « influence » et « queer/féminisme », évidence vilaine, ce que Hester Eisentein a appelé « les liaisons dangereuses » avec le néolibéralisme [5] et qui fait écho à la question d’Élise, lancée dans Trou Noir [6] : À quel monde nous lions-nous ? Ou encore cet événement de la Queer Week 2021 : « Queer & successful, peut-on se vendre sans se compromettre ? » [7] Entre l’influenceur.euse qui fait la promo d’Adidas en mêlant marketing, discours de l’empowerment et aphorismes du développement personnel ou « créateur.ice de contenu » qui publie des slides qui rappellent le doigt de l’instituteur : « Il ne faut pas dire ceci !il faut penser cela ! » : un même continuum, une même pauvreté militante et politique. Tout ce succède dans ce mouvement éphémère où l’on s’espère starlette et que l’on peut nommer starmaniafication [8].

Gérer l’intime : le capital humain

Ce féminisme d’influence est indissociable de la « pensée » managériale, comme production d’une nouvelle rationalité qui vient enserrer les subjectivités. Cette rationalité s’établit au croisement du management, du développement personnel ainsi que des nouvelles psychologies cognitives et comportementales (TCC). Cette bête à trois têtes entend développer l’individu, le faire croître, sous différents aspects psychologiques (TCC) et spirituels (développement personnel). Cette doctrine du management affirme que l’entreprise doit à la fois reconnaître la diversité des acteurs rationnels en son sein ainsi que de leurs comportements ; rendant possible pour la première fois la présence revendiquée de LGBT au sein de l’entreprise [9].

Ce nouveau régime de pouvoir, dans sa haute production, fait ainsi de tout.e un.e chacun.e un.e entrepreneur.euse de soi dont la mise en scène, par ses capacités communicationnelles maîtrisées, mène à une meilleure gestion de son « capital humain », expression d’un hideux cynisme. Il ne s’agit plus, comme dans le pouvoir disciplinaire, d’exiger que l’individu colle à un rôle social ; l’entrepreneur de soi doit désormais sadapter et s’investir pleinement, avec l’intime conviction, dans le rôle qu’il doit tenir. Réflexivité d’un sujet qui doit se connaître et se donner l’illusion de se gouverner soi-même, de suivre ses propres aspirations alors que ces dernières sont produites selon les besoins du Kapital et ainsi orientées. En somme, il s’agit là de la normalité déterminée comme modalité d’un contrôle des corps et des esprits beaucoup plus serrés, totalisants :

« Ces dispositifs managériaux entendent répondre aux nouvelles aspirations individuelles à l’autonomie, à la responsabilité, à la gestion du rapport à soi et à autrui, et dans le même temps, en font des compétences attendues de l’entreprise, les réintégrant ainsi dans un projet gestionnaire. Le projet du développement de soi en entreprise répond à la fois au projet managérial (faire que chacun soit utile et efficace en entreprise) et au projet individualiste d’inspiration humaniste (devenir une personne autonome et se réaliser). Chacun de ces deux projets, à sa manière, entend comprendre et gérer la subjectivité individuelle. » [10]

Le pouvoir managérial a pour objectif la normalisation des comportements individuels à partir d’un arsenal technique issu du développement personnel — un meilleur soi, une meilleure communication, sa véritable personnalité — : il faut être socialement utile et désirer l’être. C’est là badigeonner de miel l’exigence capitalistique de conformité aux besoins de l’entreprise. Ce pouvoir, à la différence des précédentes formations historiques, s’exerce moins par la coercition que par l’exercice d’une influence sur les individus, c’est-à-dire que c’est par les interactions et relations que la normalisation doit s’effectuer : « Opéré par les états, les entreprises, les ONG, etc., le biopouvoir néolibéral et les politiques des droits qui l’alimentent produisent une subjectivation homogène et restreinte, des citoyens interchangeables et individualistes. » [11]

Et voilà que se dessine le cercle vertueux de notre petite époque, duquel notre âme est captive et y tourbillonne : accéder à l’intime soi-même — sa personnalité [12] — par une prise de conscience s’exprimant dans l’estime de soi, l’affirmation de soi, la confiance en soi. Tout ce processus de connaissance consciente de soi vient dans le retour améliorer ou plutôt perfectionner le soi. Quelle horreur d’avoir dit le soi ! Voilà que l’âme s’enchaîne et s’aliène à la conscience aplatie du néolibéralisme ! Et c’est dans ce paysage gris sans aucun horizon que prend consistance la culpabilité 2.0 : il faut maintenant se déconstruire soi-même. Mais dans cette tâche clamée par le prêtre qui gît dans notre tête, cette tâche dont on ne sait rien si ce n’est qu’elle est nécessaire pour communiquer avec autrui, sereinement, pour ouvrir à un espace d’émancipation. Dans cette tâche donc, il faut recourir à quelqu’un. Non pas la rencontre de l’altérité — impossible dans la clôture — mais d’un super-soi qu’il faut écouter comme une sorte de gourou new age et que l’on nomme : le ou la cybermilitant.e ou influenceur/euse. Un grand Soi avec sa communauté de piafs qui piaillent pour obtenir leur dose d’injonctions et de culpabilité quotidiennes.

Disons-le : il ne s’agit pas de reconnaître à cette bêtise élevée au rang de mentor des foules une tâche consciente et assumée de gestion des comportements. Mais d’y voir, avec les lunettes de la dissidence, celles qui ne grisent pas la vision, l’étreinte des subjectivités queer/lgbt — et plus largement de quasi-toutes les subjectivités — par la pensée managériale. Ce projet managérial est prolongé par cette sphère de l’influence  : c’est la reprise d’un projet gestionnaire au travers de la connaissance de soi et de la meilleure communication qui en découle (communiquer de manière safe et bienveillante). Il suffit de voir l’allégresse de ces cyberbidules lorsqu’une entreprise (Mastercard, Adidas, Levis,…) joue sur l’ouverture et la communication des identités LGBT+. Et à en être le porte-manteau publicitaire : « Ma commu, je vous ai déjà parlé de la nouvelle pub intersectionnelle et queerfriendly d’Adidas ? » On s’en réjouit, on dit : voilà que les entreprises ont écouté mon discours, elle a lu mon powerpoint Instagram des bonnes choses à dire et à penser — rarement à faire, la praxis est là orpheline — : « Le service de vente est devenu le centre ou l’« âme » de l’entreprise. On nous apprend que les entreprises ont une âme, ce qui est bien la nouvelle la plus terrifiante du monde. Le marketing est maintenant l’instrument du contrôle social, et forme la race impudente de nos maîtres. » [13]

Intimité et intimidation

Il suffirait de se pencher sur les slides des profils Instagram, partagés massivement, et généreusement réalisés par nos mentors pour nous aider à nous déconstruire, s’y pencher non point pour s’y mirer mais pour que s’en dégage quelque éclat de notre « propre personnalité » au travers des quelques mots du cyber-Soi — les phrases les plus courtes sont les plus efficaces, motto de tout manager. Des slides cybermilitants qui ont pour modèles les rapides diapos des salles de réunion : pas penser, pas discuter, droit au but, efficacité 100 % assurée. Le gros lot mérite ces quelques minutes quotidiennes de gavage surmoïque : c’est l’harmonie avec soi qui est à la clef. C’est devenir enfin une bonne personne. {}Le perfectionnement rapide dans ce nouveau rapport à soi tire ses origines dans un pragmatisme comportemental et cognitiviste dont la notion d’apprentissage, d’abord expérimentée sur des souris enfermées dans des boîtes, s’entend programmatiquement : éduquez-vous ! nous lance-t-on quotidiennement. Mais le ou la cybermilitant.e est une machine à produire du slogan creux : cherchez-y la moindre singularité ou pointe d’audace, il n’y aura que de la répétition d’une oraison galvaudée : « Mais le propre du cynisme est de prétendre au scandale là où il n’y en a pas, et de passer pour audacieux sans audace. » [14]

Car il faut le dire : ces mentors croient à leur bêtise, et ils/elles y croient tellement qu’ils/elles affirment rendre un service à tout individu. Que de sacrifices, de courage, de charge mentale, de travail immatériel épuisant pour que progresse la communauté des êtres ! « Quels sont les enjeux de cette influence qui incombe à quelques-unes ? » se demande Lauren Bastide, avec ce ton de la cochonnerie startup. Le « travail pédagogique » de l’influenceur.euse s’entend alors comme celui d’un évaluateur au sein de l’entreprise : une sorte de coach qui promet et assure le développement de l’individu. « C’est pour ton bien que je fais tout cela ! Mes slides, mes call out, mes stories, cela me coûte tant (et me rapporte beaucoup mais c’est là une revanche sur le cis-système, c’est normal que je me fasse du biff sur ta culpabilité tu ne crois pas ?) », larmichette arrachée. C’est que le pinkwashing, longtemps réservé aux pédales, s’est emparé de l’ensemble de la sphère queer, la traverse avec tant de force qu’il nous semble indissociable de lui : l’influence queer établit une médiation entre l’individu et l’entreprise devenue cool et déconstruite. Faut-il encore souligner le cynisme avec lequel nos influenceureuses sont les porte-manteaux des entreprises et de leurs combats fantasmés contre X-phobie, nous les présentant comme l’engagement contemporain actif pour les queer alors même que ces entreprises sont elles-mêmes celles qui appauvrissent et précarisent les queer, les femmes et les corps non blancs.

Surgit et se renforce est un cyberpanoptique [15] : ces mentors, en dressant la liste des qualités morales et bienveillantes par lesquelles chacun.e parviendrait à la responsabilité politique et individuelle, incitent les individus à suivre les modèles comportementaux en adéquation avec l’entreprise. Ce n’est pas l’influenceur.euse qui infléchit l’entreprise, c’est l’entreprise qui affirme les utilités sociales nécessaires à son expansion et à sa survie et que l’influenceur.euse ânonne, les tenant pour siennes. Ce qui est établi dans l’ordre du discours, c’est un consensus — c’est en cela que le safe opère comme le mot d’ordre de la régulation sociale — qui légitime les positions et garantit la progression-perfection des individus. C’est à l’aune de ce consensus que s’évaluent les discours mais aussi les contre-discours : et que se décide l’exclusion d’un.e individu.e par le call out. Ce consensus évaluatif normalise les comportements et menace d’évincer toute parole inattendue, conflictuelle c’est-à-dire politique : il ne s’agit pas d’argumenter mais de se référer à ce que X-super-influenceureuse a dit et partagé dans ses powerpoints Instagram, comme la justification d’un nihil obstat renouvelé. De telle sorte que cette relation d’autorité devient une fonction du collectif. Et les slogans comme un langage autoréférentiel constituent un processus d’enseignement de valeurs et un élitisme partagé à partir duquel se règlent et se modèlent les comportements — la fameuse cohésion ou « communauté ». La bienveillance dissimule toute la réalité des rapports de pouvoir ainsi que les processus d’adaptation.

Le consensus est forcé et contraint ; comme se veut épurée de tout bruit la théorie de la communication, il s’agit de refuser toute conflictualité interne. La conflictualité est ainsi saisie comme un dysfonctionnement improductif — et non plus dysfonctionnement producteur de ruptures et de nouveautés énonciatrices — qui doit être sanctionné collectivement. La conflictualité, d’abord simplement communicationnelle, se corrige par un redressement : « Il faut t’apprendre à parler, c’est-à-dire à partager notre système de références et de valeurs, c’est simple, tu vois, et tu ne risques rien si, mais seulement si, tu t’y plies ! On passera l’éponge et tu pourras toi-même un jour t’abattre sur quelqu’un d’autre. » Si le conflit est simplement communicationnel, s’il peut être évité par un redressement moral collectif, alors l’individu devient ce cyberêtre qui suit des règles sans jamais les contester. Et lorsque le rappel à l’ordre n’a pas fonctionné, quand la disruption ne peut être avalée, c’est le call out. Le fait qu’une énonciation soit produite à distance des valeurs et des représentations communes est reçu comme une provocation à l’encontre du petit chef et, par extension, de la « communauté ». Et c’est parce que cette énonciation dévoile un court instant la facticité de l’élection du chef — qui t’a élu.e comme représentant.e, quels critères si ce ne sont ceux fixés par les tenant.e.s eux-mêmes de l’influence ?– et de la représentation dont il/elle se réclame, la réponse doit être d’autant plus forte que la blessure narcissique est profonde. Derrière l’apparente unité et fixation des valeurs de la « communauté », il nous faut trouver la cacophonie et la rassembler en une multitude — une meute — qui n’a plus rien à voir avec ce collectif sériel qui traque et obéit comme des chiens domestiqués à la voix du Mentor. Et se jettent sur la proie au son du cor.

Pour que le consensus soit assuré, il faut que l’influenceur.euse et sa « communauté » affirment suivre des intérêts communs — harmonie des intérêts, des besoins et des désirs — ; intérêt aussi de ne pas contester les règles. Voilà le discours normatif commun des influenceur.euses et des DRH des entreprises : il y a une bonne attitude à adopter pour la bonne marche de l’entreprise ou de toute organisation ! Harmonie des intérêts, mais surtout si tu achètes ce t-shirt de la marque safe et inclusive avec laquelle je fais un partenariat. Car enfin, a-t-on déjà vu se cristalliser un énoncé de coupure avec le système hétéropatriarcal et colonial par ce queer influence ? Nenni ! À peine une succession de nouvelles petites starlettes avec leurs nouveaux slides et leur soumission à quelque attente de l’entreprise : « Pas de vagues ! Juste des vogues, modulées sur le marché de l’art et de l’opinion par le biais de campagnes publicitaires et de sondages. » [16]

Et plus ce rôle de coach auprès de l’individu se déploie, se rejoue dans des stories, des podcasts, des « conférences », plus s’occulte le rapport de pouvoir qui vient fonder la relation entre ces deux termes. Et plus ce pouvoir managérialo-pastoral s’intériorise et se renforce. Les cybermilitant.es ou influenceur.euses — vouloir les distinguer serait louper ce qui les unit — font du politique une pratique de développement personnel qui nécessite la conformité des comportements et le refus du conflit : raison pour laquelle cette « politique de l’influence » comme antipolitique ne porte que sur le comportement individuel — se déconstruire, se découvrir soi-même, devenir safe — avec une réponse collective — le harcèlement découlant du call out. Une uniformisation des comportements et des subjectivités, entendue comme réussite sociale individuelle, à l’exact opposé du queer que nous entendons comme dissensus dissident. C’est la conformité des subjectivités avec ce qui a été défini comme norme d’une bonne conduite qui se valide lui-même. Et on a l’audace d’affirmer que nous serions esclaves de nous-mêmes tant que nous n’avons pas pu nous déconstruire, tant que nous n’avons pas pu atteindre à cette région promise comme un éden par nos mentors désormais reconnus qu’est l’énonciation safe et bienveillante, entendue alors comme modèle de l’énonciation politique. Or l’expérience nous le dit : il ne peut y avoir de politique sans conflit, c’est de la conflictualité recherchée que naît la puissance collective. Antipolitique encore, car la conflictualité est refusée, est rendue inacceptable — alors que nécessaire au politique mais aussi au renouvellement des énonciations groupales, des nouveaux mots d’ordre qui vivifient la praxis.

Dériver imperceptiblement

J’ose affirmer ici que la liberté est toujours clandestine, que la vérité et la justice le sont également. Et qu’elles ne sont que simulacres et agents d’intimidation dès qu’elles s’érigent sur la place publique.

P. Klossowski, Le 14 juillet, n°3.

À cette recherche de l’individu performant et compétitif, cet entrepreneur de soi, qui doit maximiser son « capital humain » afin de se perfectionner, de se bonifier dans l’efficace, il y a lieu de réaffirmer une dissidence par la voie de la dérive. C’est à cela qu’ouvrait Hocquenghem lorsqu’il cherchait à refuser conjointement la neutralisation de l’homosexualité et l’enfermement dans la fixité du Soi [17] : la tentative de « rejoindre l’océan de l’informulé ». Un refus des relations déjà connues, déjà attisées et hiérarchisées par le pouvoir, où se vient fixer l’individu. Arracher à la viscosité dans laquelle les âmes sont prises. Un devenir-imperceptible dans lequel se jeter activement, car l’imperceptible est tout à l’opposé de l’inaction — il la méconnaît même. Nous pouvons expérimenter ce qui pointe dans les situations actuelles sans la médiation des voix d’influence ; comme la nécessité d’affronter sans cesse, par d’autres armes que la rumeur et l’intimidation, la bêtise trébuchante quotidiennement devant nous.

Voie praticable de la promotion, dès à présent et sur-le-champ comme le regain complet de la communauté, de formes de subjectivation alternatives au modèle de l’entreprise de soi. Une dérive et un devenir-imperceptible. Rendre impossible d’une part que tous les domaines de la vie individuelle soient des ressources potentielles et d’autre part que la culpabilisation et la surveillance s’affirment toujours plus avant comme légitimes. C’est là l’ébauche de ce qu’il faut expérimenter collectivement autant qu’individuellement pour la redécouverte d’une conflictualité dans la politique queer, d’une dissidence entendue et affirmée comme un mouvement conflictuel dont l’issue n’est jamais certaine mais a du moins l’audace de stimuler le révolutionnaire, de le faire éclore et même éclater, plutôt que de le brimer et d’en couper l’horizon. Dans le refus des notions inadéquates à la situation politique, celles de culpabilité, de faute et d’identité à soi, la dissidence s’exige comme une forme d’extériorité polymorphe et diffuse [18].

Face à ces régimes d’innocence d’une tonalité cynique nouvelle, il faut l’arrogance de se faire l’Olibrius.

CASQS
(Le Comité des Anus Solaires et des Queues Suppliciées)

[1Nous nous garderons bien de le nommer cyberféminisme, par respect aux travaux de Donna Haraway ou encore de Zoe Sofoulis/Sofia.

[2Le descriptif de l’événement du 15 juin 2022 « Féminisme et influence » et que l’on peut trouver sur la page Instagram de La Poudre.

[3Nancy Fraser, Le Féminisme en mouvement. Des années 1960 à l’ère néolibérale, Paris, La Découverte, 2012.

[4op. cit., p. 296. Nous soulignons.

[5Hester Eisenstein, « A Dangerous Liaisons ? Feminism and Corporate Globalization », Science and Society, vol. 69, n°3, 2005.

[8La lancinante : « Pourquoi lui pourquoi pas moi ? Après tout qu’est-ce qu’il a celui-là ? Qu’est-ce qu’il a que tu n’as pas toi ? »

https://www.youtube.com/watch?v=A-lql85AhS8&list=PL2BHvXPoHBOqfxE85WAef3NrMLrqbagzo&index=13

[9Sam Bourcier dans Homo Inc., souligne ce qu’il nomme le management de la diversité et qui, prenant comme point de départ l’entreprise, s’étend à l’ensemble du socius.

[10Valérie Brunel, Les managers de l’âme. Le développement personnel en entreprise, nouvelle pratique de pouvoir ?, Paris, La Découverte, p. 30, 2004.

[11Un ouvrage clef pour comprendre les liaisons dangereuses avec le capitalisme : Sam Bourcier, Homo Inc., Paris, Cambourakis, 2017, p. 103.

[12La « pensée » managériale s’établit à partir de la psychologie dite humaniste de Carl Rogers, Abraham Maslow, Rollo May et autres diables des années 50. Cette psychologie repose sur l’affirmation d’une potentialité intérieure qui peut se développer, se réaliser, dans un environnement bienveillant et ouvert.

[13G. Deleuze, « Post-scriptum sur les sociétés de contrôle », Pourparlers, Paris, Minuit, 2003, p. 245.

[14Deleuze et Guattari, L’Anti-Œdipe, Paris, Minuit, 1972, p. 347.

[15L’expression est de Michelle Perrot en 1977.

[16F. Guattari, Cartographies schizoanalytiques, Galilée, Paris, 1989, p. 56.

[18Voir la deuxième proposition du traité de nomadologie. G. Deleuze et F. Guattari, Mille Plateaux, Paris, Minuit, 1980, p.446.

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