À travers un arpentage cinématographique de films « queer », Esteban Lloret Linares mène une réflexion politique sur le cinéma, l’image, l’esthétique. Entre la virtuosité de réalisateurs gays sublimant des thématiques LGBT+ et un cinéma underground cherchant à transmettre une rage de vivre, il partage avec nous son regard passionné.
Image extraite du film Hideous, de Yann Gonzalez
Vendredi 11 nov.
Ce mois-ci,est sorti dans les salles le second long-métrage du jeune réalisateur gantois Lukas Dhont.Depuis l’obtention du Grand Prix à Cannes et la promotion qui s’en est suivie, une chose était claire : Close, tout comme son aîné, Girl, déjà adoubé par le festival,allait faire pleurer dans les chaumières.
Lukas Dhont, c’est un peu le Xavier Dolan du cinéma belge : un jeune cinéaste doué, gay, qui traite des questions de genre, avec un goût un peu trop prononcé pour les ambiances de fin de journée - ses films baignent dans unegolden hour permanente. D’ailleurs, Close semble être la version prépubère,et plus tragique, de Matthias et Maxime [1].
J’ai vu Girl il y a seulement quelques semaines, loin du climat polémique de sa sortie en salle en 2018,à savoir :peut-on filmer ce qui ne nous concerne pas ? Un réalisateur qui considère l’étiquette « cis » insultante [2]peut-il brosser correctement le portrait d’une jeune danseuse transgenre ?À la fin du film, j’ai simplement pensé à Jacques Rivette et à sa critique incendiaire du film Kapo (1961), dans lequel le réalisateur italien Gillo Pontecorvo filmait le suicide d’une détenue de camp nazi avec trop d’artifices.Posant ainsi les bases d’une éthique critique et esthétique dans la France cinéphile des années 60, Rivette écrit :
« Voyez cependant, dans Kapo, le plan où Riva se suicide, en se jetant sur les barbelés électrifiés : l’homme qui décide, à ce moment, de faire un travelling avant pour recadrer le cadavre en contre-plongée, en prenant soin d’inscrire exactement la main levée dans un angle deson cadrage final, cet homme n’a droit qu’au plus profond mépris. [3] »
Dans Girl, l’équivalent de ce travelling, c’est ce plan lâche et distant sur le geste désespéré de son personnage, vers lequel tend tout le film, réduisant l’adolescente à ce seul pan de son expérience : une transition de genre dont les effets apparaissent trop lentement à son goût, compliquant son quotidien de jeune danseuse d’élite, ce qui l’amènera à se mutiler génitalement. Une séquence dont l’économie, ou l’ellipse aurait justement pu faire la force du film.
Je suis donc allé voir Close avec une vraie curiosité quant au sujet du film, qui promettait de s’atteler à la question prégnante de la « masculinité toxique ». Lukas Dhont est effectivement paré des meilleures intentions.
Dans la douceur d’une fin d’été, deux garçons, voisins, vivent une amitié tout à fait fusionnelle ; à leur rentrée dans l’enseignement secondaire, leur proximité évidente nourrit des suspicions d’homosexualité, tantôt naïves, tantôt virulentes,parmi les élèves. Quand Léo prend ses distances pour échapper aux remarques, Rémi finit parse suicider. Le reste du film suit le deuil mutique et coupable du premier ado, dont l’expression angélique impose l’innocence dès les premières minutes du film.
Le suicide brutal est à Close ce que la scène d’automutilation est à Girl : un électrochoc bien naïf, Lukas Dhont semblant découvrir,en même temps que nous,la masculinité toxique implantée très tôt (mais tardivement à l’écran) dans les cours de récré,ou encore les tourments de la « dysphorie de genre ».
Car, rappelons-le, il faut souffrir pour être queer. Il faut en baver. Mais surtout, il faut rassurer le grand public. C’est parce que les conséquences sont dramatiques qu’il faut en accepter les causes. Ainsi,des films comme Girl et Close sortent au cinéma, et toucheront sincèrement beaucoup de gens. C’est la méthode douce. Caresser dans le sens du poil. Sublimer la douleur. Recourir aux plus grosses ficelles du mélodrame,viser l’universel. D’ailleurs, l’histoire de Rémi et Léo ne se situe nulle part, si ce n’est dans une Belgique rêvée,au milieu de ses familles idéales, d’une bienveillance inébranlable, et loin du temps présent – hormis une ou deux références à Kylian Mbappé et Cristiano Ronaldo.
Je décide donc d’attribuer à Close le label bien mérité de film LGBT : une histoire qui finit mal, mais dans un bel écrin de lumière, avec ses acteurs et actrices justes et sensibles, ses gros plans larmoyant et ses hors-champ bien flous ; en bref, les choux gras du mélo social enrobés par une esthétique publicitaire virtuose.C’est comme si le réalisateur, n’ayant pas réussi à choisir entre l’héritage des frères Dardenne et la tentation hollywoodienne, avait tenté de répondre aux attentes de tous les publics possibles.
Samedi 12 nov
Je suis donc resté sur ma faim. Heureusement, le Pink Screens, festival bruxellois de films queers, vient de commencer. Cette année, comme les précédentes, la programmation est royale. Au menu : des lesbiennes rebelles, du porno indé, Susan Stryker à Francisco, le dernier Christophe Honoré, des débats et des lectures,ou encore une rétrospective accolée d’une masterclass du grand Joao Pedro Rodriguez. Ce soir, au Beursschouwberg, une panoplie de courts rassemblés sous un autre label : QUEER XPERIMENTAL.
Les courts-métrages sélectionnés par des festivals sont généralement projetés en série, ce qui rend leur visionnage parfois ardu ou inégal ; à peine sorti.es d’un univers, on se retrouve projeté.es dans un autre, lequel sera inévitablement apprécié à l’aune du suivant ou du précédent. Cette séance ne déroge pas à la tradition : du dernier musical de Yann Gonzalez, pépite eighties horrifique et définitivement camp, on passe à la captation épileptique d’une gigantesque fête virtuelle ayant eu lieu pendant le confinement, pour ensuite prendre part au rituel torride, fluide et pulp de Fucking Freaks Club. Lui succède Uma rapariga imaterial, voyage au fin fond d’une forêt portugaise, où l’on assiste à la lente naissance d’une utopie trans-poétique et politique. En guise de point final, un fist sur pellicule élégamment exécuté en trois minutes chrono et porté à l’écran par Romy-Alizée.
Dans cette multiplicité de sensations, et d’artefacts sonores, plastiques et dramatiques, je trouve pourtant une unité : la volonté d’essayer, la créativité à fleur de peau, l’urgence des corps, la rage de vivre, de baiser et de filmer, la force d’exister.
À la platitude de Close répondent des expérimentations loufoques ou audacieuses ; à une bande originale lourde de pathos, répondent les tubes d’Oliver Sim, le réalisme magique sonore du film d’André Godinho, les ricanements lubriques de Nour Beetch et Nicky Lapierre. Dans le cinéma queer, les monstres ne sont pas les rejetons d’une société homophobe poussant des angelots au suicide, les monstres sont les personnages principaux, les protagonistes sublimes de leur propre histoire. Leur laideur est un artifice, un érotisme absolu : l’aliénation sociale vient de l’intérieur et non de l’extérieur –comme dans Hideous, où les apparitions pour le moins hulkesques d’Oliver Sim traduisent la manière dont lui se sent perçu par sa communauté, en raison du VIH.
Close a coûté plus de 3 millions d’euros, et, contrairement à Fucking Freaks Club, circulera sans doute dans des écoles à des fins pédagogiques et préventives vis-à-vis du harcèlement scolaire. Très bien. Mais est-ce que porn pailleté de Nour Beetch et Nicky Lapierre, avec leurs corps tatoués, masqués, performant des vérités multiples, n’ouvrirait pas davantage de possibles à de jeunes générations, là où Close ne propose que le suicide comme horizon ?
Qu’est-ce qu’un cinéma queer ? Mille réponses sont possibles, mais inévitablement ce soir j’ai envie de dire que c’est un cinéma qui essaye, qui expérimente, qui ose sortir des carcans : toujours, le fond y rejoint la forme ; c’est en vivant autre chose que vient l’envie de faire autrement.
Dans ce sens, Close est un film juste : son protagoniste principal n’essaye pas de faire autrement, et cette vérité, nous sommes nombreux.ses à la partager ; avoir rejoint le groupe des dominants pour s’y fondre soi-même, se faire oublier, sentir la culpabilité revenir nous ronger. Quel dommage que Lukas Dhont, avec un tel budget, une telle lumière, ne rende rien d’autre que la pâle copie du bon élève. La mise en scène semble s’être retirée derrière le talent des acteur.ices, le scénario derrière la tragédie évidente de n’importe quel suicide adolescent. Tout comme Girl alternait entre des scènes familiales et des séquences de répétitions de danse, jusqu’à l’épuisement, Close reprend le même procédé, un enchaînement de scènes de hockey sur glace et de scènes écolières, pour nous indiquer que son personnage, finalement, continuera de vivre exactement de la même manière… Un cinéma de constat, qui dénonce maladroitement une évidence : deux garçons trop proches se feront irrémédiablement traiter de pédés dans la cour de l’école.
Le cinéma queer, à l’inverse,invente l’après (après le coming out, après l’école ,après le virus, après le sexe, après la rupture, après l’amour, après la mort, après la « déconstruction », après l’enfance, après…ces films mainstream traitant de personnages LGBT.)
Et ainsi, indéfiniment, cohabitent, en se rencontrant parfois, le temps que les uns s’inspirent des autres, en réduisant leur part de subversion, les films officiels et les films underground, le grand public et la niche expérimentale… Ce qui n’est peut-être pas un problème en soi. Il faut circuler de l’un à l’autre, ne pas tant les cloisonner, voir ce qui restera, au final… Un constat ou une révolution ? Une action ou une réaction ? Un travelling savant ou un poing ganté de noir ?
Les archives de notre temps présent, et les premières traces des films encore à venir ; à nous de choisir vers quels écrans nous tourner.
Dimanche 13 nov
Tout en rédigeant cet article, je feuillette la programmation du Pink Screens en cours :Gendernauts, L’ornithologue, Passion, Framing Agnes… Une chose est sûre, le cinéma queer n’a pas fini d’embellir nos week-ends.
Esteban Lloret Linares
Le site du Pink Screens Festival :https://pinkscreens.org/fr/pink-screens
La bande annonce de Close (si vous la jugez nécessaire) :
https://www.youtube.com/watch?v=ZqPaPT6E_1k
Films cités :
Close, Lukas Dhont, 2022, Belgique
Hideous, Yann Gonzalez, 2022, Royaume-Uni
Club Quarantine, Aurora Bracham, 2020,États-Unis
Fucking Freaks Club, NickyL. Lapierre & Nour Beetch, 2022, Belgique
Una rapariga imaterial, André Godinho, 2022, Portugal
Fist, Romy-Alizée, 2021, France
Gendernauts, Monika Treut, 1999, Allemagne
L’Ornithologue, João Pedro Rodrigues, 2016, Portugal
Passion, Maja Borg, 2021, Suède/Espagne
Framing Agnes, Chase Joynt, 2022, Canada/États-Unis
[1] Film de Xavier Dolan sorti en 2019 et retraçant les bouleversements d’une amitié masculine initiés par un baiser anodin.
[2] “I really feel like when I read an article about Girl and it will say ‘cis director Lukas Dhont’, I see that as an offensive thing.”https://www.screendaily.com/news/girl-director-addresses-trans-controversy-calling-for-inclusion-without-exclusion/5135360.article
[3] Cité par Serge Daney dans Trafic n°4, à l’automne 1992.http://www.pileface.com/sollers/IMG/pdf/Le%20travelling%20de%20Kapo%20par%20Serge%20Daney.pdf
A propos du film « Emilia Pérez » de Jacques Audiard.
« C’est quelqu’un qui a brillé dans un à-côté, à une place d’artisan. »
« Dévalider, dans ce cadre crip signifie donc : refuser la validation du validisme, et, plus avant, questionner le monde qui le rend possible. »
28 octobre 2021
Retour sur la Pride Radicale de Rennes du 16 octobre 2021.