Le 5 mai 2024, un peu partout en France, des personnes trans* et leurs allié.es organisaient une « riposte trans » aux attaques législatives et médiatiques transphobes orchestrées par la droite et l’extrême-droite françaises. Une occasion pour se rappeler que le ciblage des minorités de genre est une stratégie politique cynique à laquelle la réponse nécessaire reste, encore et toujours, la coalition.
Article également paru sur lundi.am / Version audio disponible ici
Les 19 mars et 11 avril 2024, le Parlement français a enregistré deux propositions de loi venant respectivement de LR et du RN qui visent à interdire, sous peine d’amende (jusqu’à 30.000€), l’accompagnement des personnes mineures trans et en questionnement de genre. Ces attaques législatives paraissent dans un contexte d’accélération de la transphobie dans l’espace public, où les militant.es anti-trans français.es s’allient avec les maisons d’édition d’extrême-droite (ainsi du récent Transmania paru aux éditions extrême-droitistes Magnus) et gagnent en visibilité dans les médias nationalistes (CNews, Le Figaro, RMC...). Des alignements politiques qui donnent une importante lumière sur les orientations politiques de la transphobie : alliées des fascistes et des masculinistes, les attaques transphobes sont les partisanes objectives du statu quo sexiste et du capitalisme racial qu’il sous-tend.
L’opportunisme de ces attaques est clair : orchestrées à des moments clefs (comme ici, juste avant les élections européennes), elles permettent de galvaniser les votes au service de « guerres culturelles » tout droit empruntées au trumpisme. S’il est donc important de lutter contre ces lois liberticides pour les personnes trans, il est aussi essentiel de se rappeler qu’elles sont au service d’un projet fasciste plus général de contrôle sur les corps (des enfants, des femmes, des minorités sexuelles, des personnes racisées) qui forme le socle idéologique des extrêmes-droites contemporaines et de leurs alliances internationales.
Quant aux premières personnes concernées, les enfants trans et leurs parents, il est peut-être bon de rappeler les réalités matérielles de leurs existences. D’abord, notons qu’iels représentent une minorité statistique : en France, en 2020, il y avait 295 mineur.es qui étaient accompagné‧es dans des transitions médicales (d’après un rapport de la Haute Autorité de Santé en 2022). Sur ces 295 mineur‧es, certain‧es recevaient des bloqueurs hormonaux (une pratique par ailleurs assez courante dans les cas de pubertés précoces chez le reste de la population), et très rares étaient celleux qui avaient recours à des chirurgies. Au reste, seule la torsoplastie peut être envisagée avant 18 ans, et encore est-ce de façon bien encadrée : à partir de 16 ans, avec l’accord des parents et en concertation avec l’équipe médicale. Comme le pointent les parents d’enfants trans dans leur tribune « Nous ne cacherons pas nos enfants trans » :
« les bloqueurs de puberté permettent à nos enfants de vivre plus sereinement leur adolescence et de baisser fortement leurs tentatives de suicide ce qui, vous le comprendrez aisément, nous est primordial. (…) Les enfants transgenres existent et ils ont toujours existé. Ce qui est nouveau, c’est que nous, parents, sommes aujourd’hui prêts à les écouter et à les accompagner, à leur rythme et quel que soit leur cheminement, pour qu’ils vivent heureux et sereins en accord avec leur autodétermination de genre. »
La persistance des vies trans dans l’histoire est un enjeu qu’il reste important de continuellement rappeler. Comme l’historien médiéviste Clovis Maillet l’a montré dans ses Genres fluides. De Jeanne d’Arc aux saints trans, il existe une longue histoire des transitions sociales qui n’a pas attendu les avancées de la médecine hormonale et chirurgicale pour se manifester (de Thècle, disciple transmasculin de Saint Paul, au Ier siècle de notre ère à Eugène-Eugénie et Marin-Marine, deux saints trans célébrés dans la Légende Dorée). Plus récemment, l’historienne de la médecine Jules Gill-Peterson a montré dans Histories of the Transgender Child que les pratiques de transition médicale chez les enfants n’ont rien de la nouveauté qu’on leur prête, puisque dès l’invention des premiers protocoles de transition hormonale et chirurgicale au XXe siècle, des enfants et des adolescenz trans réclament et parfois se voient octroyer des accompagnements médicaux.
Il est vrai que si l’on en croit les statistiques concernant les enfants trans dans d’autres pays plus progressistes en termes de droits sociaux, la proportion d’enfants et d’adolescenz trans (qu’iels recourent à des suivis médicaux ou pas) est de plus en plus importante. Ainsi, « sur un échantillon représentatif aléatoire de 8166 jeunes du secondaire en Nouvelle-Zélande, 1,2 % ont dit être “transgenres” et 2,5 % ont dit hésiter ou être “en questionnement”. Parmi ces jeunes transgenres ou en questionnement, 27,3 % l’on su avant l’âge de 8 ans, 17,9 % entre 8 et 11 ans, et 54,8 % à 12 ans ou plus. Il faut noter que 65,2 % de ces jeunes ne l’avaient jamais dit à personne avant de répondre à l’étude. » (Clark et al., 2014 cités in Pullen Sansfaçon et Medica, 2021) Ces proportions sont en contraste avec la proportion moyenne des personnes trans dans la population générale, adultes et enfants confondu.es, estimée à 0,6 % (selon une étude de 2016 réalisée par le Williams Institute de UCLA).
Cette différence entre jeunes et adultes est parfois employée par les militant‧es et écrivain‧es anti-trans pour brandir le spectre d’une contagion. Ainsi Elizabeth Roudinesco : « Il y a une épidémie transgenre. Il y en a trop ». Ou encore Jacques-Alain Miller et Éric Marty : « les idées des sectateurs du genre, pour le dire avec les mots du président Mao, ont pénétré les masses et sont devenues une force matérielle ». La rhétorique de la contagion est un trope commun des phobies concernant les personnes étrangères et migrantes, comme celles concernant les minorités de genre : elles sont trop nombreuses ; elles sont un danger pour nos enfants (et/ou pour les femmes blanches) ; elles exercent une influence culturelle trop importante ; elles changent nos manières de penser, d’écrire, de représenter le monde.
Tout cela, dans une certaine mesure, est vrai. Il y a quelques années de cela, des collègues d’une école supérieure où j’enseignais ont envoyé un e-mail à la direction de l’établissement qui s’inquiétait de mon « influence sur les étudiant(e)s ». L’e-mail précisait : « la question du changement de genre et de ses bienfaits semble être partagée au-delà du cadre pédagogique », et se concluait sur un appel la « vigilance » : « la partie est délicate mais il ne faut pas la sous-évaluer ». De fait, les transitions de genre ne laissent pas indemnes leurs entourages : elles peuvent fonctionner comme des puissances d’autorisation, et rappeler à chacun‧e ce qui, peut-être, avait été oublié ou jamais envisagé. Mais croit-on les personnes, mineures ou majeures, si influençables par les mots et les images qu’elles seraient susceptibles d’engager un changement aussi profond que celui impliqué dans une transition de genre (qu’elle soit sociale et/ou médicale) ? Étant donnée la transphobie régnante et étant donnée la domination adulte, on devrait au contraire s’étonner de voir tant de jeunes personnes trouver l’incroyable courage de dire au monde qui les entoure : non ; ce que vous pensiez savoir de moi, la manière dont vous parliez de moi, la manière dont vous m’habillez, les papiers que vous avez enregistrés à mon nom ; tout cela est faux.
Comment rendre compte des (dés)identifications trans et non-binaires contemporaines ? En 2017, face à la montée trumpiste des législations et des rhétoriques anti-trans, la biologiste Julia Serano avait proposé une analogie avec ce qu’au début du XXe siècle, certains analystes ont désigné comme une dangereuse épidémie de mains gauche : alors qu’on commençait à cesser de corriger les enfants gauchers à l’école, une augmentation vertigineuse (de 2 à 4 % en moyenne en 1900 à 10 à 12 % à partir des années 1950) troublait les journalistes et les médecins au point de parler de contagion, de mode, d’influence dangereuse de l’école… tous termes qui résonnent fortement avec les paniques morales actuelles. Après une augmentation fulgurante au cours des premières décennies où les abus envers les personnes gauchères ont diminué, un plateau statistique a été atteint (autour de 10 %) resté stable jusqu’ici.
Où est ce plateau statistique pour les personnes trans et en questionnement de genre ? Difficile à dire, surtout étant donnée la continuation des brutalités dont les personnes trans, mineures et adultes, font encore l’objet. Ce qui est certain, c’est que la criminalisation des existences trans et de celleux qui leur viennent en aide n’a pas seulement pour vocation de nuire aux personnes trans, ni même pour seul résultat d’augmenter la mortalité des personnes trans – des meurtres aux suicides, qui sont le résultat direct du climat transphobe orchestré par les militant.es et écrivain.es anti-trans. Les militant‧es et acteurices politiques d’extrême-droite sont peut-être transphobes, mais ce n’est pas la principale raison pour laquelle iels portent leurs discours anti-trans : dans leurs rhétoriques, les vies trans (jamais considérées pour elles-mêmes) ne sont qu’une opportunité cynique pour servir le projet plus vaste de droitisation de la société, d’accélération des écocides et de stabilisation des oppressions de genre.
À la fin de Trans*. Brève histoire de la variabilité de genre, le théoricien culturel Jack Halberstam cite une phrase des Sous-commun*es de Fred Moten et Stefano Harney que l’on peut répéter à notre tour en ces temps sombres où les fascismes emploient les vies trans comme chair à canon : « Je n’ai pas besoin de ton aide. J’ai juste besoin que tu comprennes que cette merde te tue toi aussi, même si elle le fait plus lentement. Tu captes, espèce d’enfoiré*e ? » Voilà la formule de la coalition à laquelle les mouvements trans appellent : pas seulement la défense des vies trans (dont nous avons certes urgemment besoin), mais aussi la réalisation que les attaques sur les vies trans sont un dangereux cheval de Troie pour faire insister, dans nos imaginaires, l’idée selon laquelle personne ne devrait avoir le droit d’inventer des manières d’échapper à l’oppression. Nous, collectivement, avons la tâche de continuer à produire ces échappées.
Emma Bigé.
Il y a des dons qui se font qui ne présupposent ni de savoir ce qui est donné, ni de savoir à qui l’on donne. Appelons cela l’amour*.
Some gifts are given without knowing what is given, nor who they are given to. Let’s call it love*.
« Nous n’avons pas de récit transmasculin de nos enfances à vous offrir. »