Qui est Raúl Gómez Jattin ? Né en 1945 et mort en 1997, Jattin est un poète colombien auteur de sept ouvrages. Son œuvre truculente, investie par la nature, l’animalité, l’amour et la sexualité, est malheureusement quasi inconnue en France. Souvent comparé à Walt Whitman jusqu’à le soupçonner de l’avoir plagier (vive le vol), il partage avec le poète américain des thèmes commun comme l’amour pour les hommes, les femmes et les animaux. Ses aventures avec la drogue, ses séjours en asile psychiatre, informent moins de l’excentricité du personnage que de son écriture qui a usé de la drogue comme moyen pour décrire et affronter les convenances du monde. Il faudra un jour revenir un peu plus longuement sur sa biographie et l’ensemble de son œuvre ; en attendant, nous vous proposons quatre de ces poèmes à la lecture : Éloge des hallucinogènes, Coup de feu final dans la Voie Lactée, Presque obscène, et Le Dieu qui adore.
Que leurs traducteurs en soient délicieusement remerciés.
Éloge des hallucinogènes (Elogio de los alucinógenos)
Du champignon stropharia et de sa blessure mortelle
mon âme a distillé une folie hallucinée
qui cherchait à donner aux mots de toujours
le sentiment décisif de la vie toute entière
Dire ma solitude et ses raisons sans amertume
Approcher cette vielle mule de mon angoisse
et tirer de sa gueule toute la ferveur possible
toute son écume et l’étrangler lentement
avec des poèmes noués par l’affliction
De l’adolescence éternelle
que procure le cannabis sativa je ferai
un éloge différent Son mal est moins beau
mais il est des images de mon écriture
qui ont ressurgi avec son ensorcellement maladif
Certains amours sont réapparus enveloppés d’un éclat
éternel Certains épisodes de mon enfance ont jeté
leur lueur intacte sur le papier Les désillusions
de toujours m’ont dévoilé leurs viscères
Il y a ceux qui dans la vie s’en remettent à l’art
à la froideur intelligente de leurs raisonnements
Quant à moi je vais de larme en larme prosterné
Je rassemble des syllabes douloureuses qui n’entravent pas
le rire Mais le font peut-être parvenir
au repos de l’âme Non à sa léthargie
Je vais d’hôpital en prison en lieux hostiles connus
comme elles Ces âmes à la tête de seringue
et de lit misérable Offrant ma compagnie
en échange d’un os infâme pour seule nourriture
Toute cette grande vie je la dois aux hallucinogènes
La délicatesse d’une âme ne se trouve que peu
dans ce qu’elle s’approprie Plutôt dans le mépris de cette gêne
sanglante suscitée par le banquet de Thyeste
qu’offre vaine et futile l’opulence inconsciente
Coup de feu final dans la Voie Lactée (El disparo final en la Vía Láctea)
Dans le ciel profond de mes masturbations
Tu habites ce domaine du désir irrépressible et vorace
Inépuisable et tendre qui te dévore le sexe
bien que tu ne le saches pas Ton corps habite le mien
Et m’appartient comme jamais il ne m’a appartenu là-bas
dans la réalitéIl est à moi lorsque je te désire
De cette même manière impalpable et éternelle
Que ce livre est à toi Comme je suis à toi
Nous habitons le huit Double infini
des deux univers Le 8 des cercles
Celui qui ressemble à deux astres frères et jumeaux
Celui qui ressemble à deux yeux Deux culs rapprochés
Celui qui ressemble à deux testicules qui s’embrassent
Quand tu viens dans mon ciel je suis nu
Et tu aimes les colonnes de mes jambes
pour reposer en elles Et tu es surpris
par mon centre son impétuosité et sa fleur dressée
et ma caverne de Platon charnelle et gnostique
par où tu t’échappes vers l’autre vie
Dans ce ciel tu embrasses ce que tu es
vraiment Agression de baisers Entrechoc d’épées
Essoufflement qui s’abat comme une mer contre ma poitrine
Folie de tes yeux orientaux illuminant
l’aurore de l’orgasme tandis que tes mains
s’agrippent à mon corps Et tu me dis
Ce que je veux et tu respires si profondément
comme si tu venais de naître ou de mourir
Tandis que nos fleuves de sperme grandissent
et notre chair tremble et enclenche son plaisir
avant le coup de feu final dans la Voie Lactée
Dans les draps de notre ciel il y a des nuages
aux parfums d’aisselles et de délicats résidus
de l’amour Sur l’oreiller le creux
que ta tête a laissé et qui sent le jasmin
Et dans mon âme et mon corps l’immense douleur
de savoir que tu renies mon amour
Ô toi pour qui ma vie renaquit
dans la lueur de la mort
Presque obscène (Casi Obsceno)
Si tu voulais écouter ce que je dis sur l’oreiller
le feu de tes joues serait la récompense
Ces mots sont aussi intimes que ma chair
endolorie de ton souvenir implacable
Veux-tu savoir ? Te vengeras-tu un jour ? Je me dis :
J’embrasserais lentement cette bouche jusqu’à la rendre rouge
et sur ton sexe le miracle d’une main qui descend
au moment le plus inattendu et comme par hasard
le touche avec cette ferveur qu’inspire le sacré
Je ne suis pas mauvais Je cherche ton amour
Je tente d’être sincère malade comme je suis
et de pénétrer le maléfice de ton corps
comme un fleuve qui redoute la mer mais toujours en elle se meurt
Le Dieu qui adore (El Dios que adora)
Je suis un dieu dans mon village et ma vallée
Non pas que je sois adoré Mais que moi-même j’adore
Parce que je m’incline devant celui qui m’offre
des grenadelles ou un sourire
Ou parce que je vais chez ses habitants rustres
mendier une monnaie ou une chemise et qu’ils me la donnent
Parce que je scrute le ciel avec des yeux de faucon
puis le nomme dans mes vers Car je suis seul
Parce que j’ai dormi sept mois sur une chaise à bascule
et cinq sur les trottoirs d’une ville
Parce que je regarde la richesse de travers
mais sans haine Parce que j’aime celui qui m’aime
Parce que je sais élever des orangers et cultiver des légumes
même en temps de canicule Parce que j’ai un ami
dont j’ai baptisé tous les enfants et béni le mariage
Parce que je suis bon mais d’une manière méconnue
Parce que je n’ai pas défendu le capital en étant avocat
Parce que j’aime les oiseaux et la pluie et leur intempérie
qui purifie mon âme Parce que je suis né en mai
Parce que je sais frapper un ami voleur
Parce que ma mère m’a abandonné quand justement
j’avais le plus besoin d’elle Parce que quand je suis malade
je vais à l’hospice Parce que avant tout
je ne respecte que celui qui me respecte Celui qui travaille
chaque jour un pain amer et solitaire et disputé
comme ces vers qui sont miens et que je dérobe à la mort
Poèmes traduits de l’espagnol (Colombie) par Martín, Lola et Marcus.
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