A l’occasion de la sortie du livre Mirage gay à Tel Aviv en 2017, nous avions interviewé Jean Stern pour le site Lundi matin. Cet entretien, qui n’a pas pris une ride, nous le republions aujourd’hui sur Trou Noir.
Cofondateur de GaiPied en 1979, puis journaliste de Libération, de La Tribune et de La Chronique d’Amnesty International, Jean Stern a publié Les Patrons de la presse nationale. Tous mauvais (La Fabrique, 2012) et Canicule. En souvenir de l’été 2003 (Libertalia, 2020).
Comment définir le pinkwashing et pour quelles raisons Israël en a fait usage ?
Jean Stern : Le pinkwashing c’est assez simple en fait, on peut le traduire à la française par "ça lave plus rose" ; ça consiste à repeindre en rose une réalité qui ne l’est pas. Le mot pinkwashing vient d’une stratégie mise en place par des marques qui s’appelle le greenwashing et qui consiste à repeindre en vert des politiques de marques qui ne sont pas forcément vertes : on va faire des déclarations, de la communication, on va mettre des plantes vertes dans le siège alors que ce n’est pas la réalité de la société. Le pinkwashing c’est exactement la même chose, et ce qui est spécifique à Israël, c’est non pas que la stratégie pinkwashing, il y a d’autres pays qui ont essayé et essaient encore, qui développent un marketing ciblé en direction des gays, Paris compte s’y mettre, mais disons que pour Israël, c’est intéressant, car le propos est plus directement politique puisqu’il y a beaucoup plus de linge sale à cacher. Le linge sale d’Israël, on le sait, c’est l’occupation de la Palestine, mais pas seulement. Israël a beaucoup de caractéristiques qui rendent ce pays déplorable disons, sur le plan à la fois de sa réalité et de son image. D’abord c’est un pays où les inégalités sociales sont extrêmement importantes et se sont beaucoup creusées ces dernières années : aujourd’hui c’est le deuxième pays de l’OCDE où elles se sont le plus aggravées ces 20 dernières années avec le Mexique. Deuxièmement c’est un pays qui connaît un racisme réel, qui progresse de plus en plus, et en particulier un racisme anti-arabe. Il y a une loi en discussion en ce moment même au parlement, et qui va consister à faire de l’hébreu la langue unique et à faire de l’Etat juif un Etat reconnu par la constitution, ce serait le deuxième point clef de la constitution actuelle, la loi fondamentale, et donc ça voudrait dire que seraient exclus d’Israël tous ceux qui ne sont pas juifs. Or vous savez, il y a 20% d’israéliens qui sont aujourd’hui arabes, sans parler des palestiniens dans les territoires occupés et à Gaza. Et donc ce projet est un projet fondamentalement raciste parce que l’extrême droite actuellement au gouvernement le justifie en disant « de toutes façons un jour il faudra faire partir les arabes. Tôt ou tard la cohabitation ne pourra pas durer sur cette terre ». Et donc la loi israélienne va probablement intégrer dans les mois qui viennent une dimension foncièrement raciste [la loi a depuis été adoptée le 19 juillet 1918]. Misère sociale donc, occupation et racisme, voilà quelles sont les réalités d’Israël. Or qu’est-ce qu’on entend sur Israël avec le pinkwashing ? Quel est le discours qu’on vend aux homosexuels dans les boîtes, dans les magazines gays, sur les sites internet ? On vend l’image d’un paradis gay, c’est-à-dire d’une ville, Tel Aviv, où il y a plein de boîtes, de bars, de restaurants, des plages, des hôtels gay-friendly où vous pouvez baiser à volonté, où y’a des parties géniales etc. Toutes choses qui d’une certaine manière sont vraies : c’est vrai si on ne veut regarder la réalité israélienne que du prisme strictement, non pas LGBT mais gay, homosexuel mâle car vous n’avez pas ou peu de lesbiennes qui viennent faire du tourisme à Tel Aviv, et encore moins de trans. Ces homosexuels viennent à Tel Aviv rencontrer une ville qui s’est dit, d’un point de vue marketing, « je vais utiliser la carte gay pour changer l’image de mon pays ».
Vous décrivez donc le pinkwashing comme une stratégie politique d’Etat. Comment s’est-elle construite ?
C’est un discours entièrement élaboré par les stratèges du gouvernement israélien à la fin des années 2000, à partir de 2007-2008, Tzipi Livni est devenue ministre des affaires étrangères, c’est une politicienne très rusée qui a toujours navigué entre la droite et le centre-gauche, et elle a été dans sa jeunesse agent du Mossad. Elle a été en poste entre autres à Paris et à Londres. Comme agent du Mossad, elle a parfaitement compris que l’image d’Israël dans les opinions publiques occidentales qu’elle côtoyait était déplorable. Au début des années 2000 Israël avait la pire image au monde juste avant la Corée du Nord. Et quand un pays a une mauvaise image les gens n’ont pas du tout envie d’y faire du tourisme. Ceux qui allaient en Israël sont ceux qui y avaient de la famille ou les pèlerins catholiques mais qui ne constituent pas du tout un tourisme intéressant puisqu’ils voyagent en groupe, ils mangent peu, ils ne dépensent pas d’argent, ils dorment dans les dortoirs des bonnes sœurs etc. Il fallait intégrer Israël dans le flux touristique moderne et profiter des atouts du pays. Israël en a identifié deux : le premier c’était la High-tech, atout très séduisant, c’est un pays qui forme très bien ses ingénieurs, et pour cause, c’est une des armées les plus puissantes et technologiques du monde. Les systèmes de sécurité notamment, d’armement, de contrôle social développés par l’armée l’ont été en partenariat avec des start-up dont l’armée est la pouponnière : elle a formé des ingénieurs pour le développement militaire du pays. Mais des ingénieurs, des missiles téléguidés, des systèmes de surveillance de masse, c’est pas absolument vendeur pour le grand public. Par contre vendre des plages, des cafés, des jolies filles, ça marche. Sauf qu’ils se sont dit : on va vendre des jolies filles mais on n’est pas les seuls ; le Brésil vend de jolies filles. Ils se sont d’ailleurs beaucoup inspiré de Rio de Janeiro : comment ce pays, un des plus violents du monde, où des touristes se font attaquer sur la route de l’aéroport, réussit à maintenir sa place dans le tourisme mondial et notamment par les plages, par le discours, par la drague etc.? Ils se sont dit : à Tel Aviv il y a beaucoup de gays, et donc un diplomate a ajouté : « il vaut mieux vendre la vie gay que la vie de Jésus aux gays libéraux américains ». Et c’est comme ça que tout est parti.
Pourquoi il y a des gays plus à Tel Aviv que dans d’autres villes ?
C’est lié à deux phénomènes. Le premier, très classique, est une réalité qu’Israël cherche à cacher : contrairement à son discours pinkwashing c’est un pays homophobe. C’est même, dans le camp occidental, le pays le plus homophobe : 47% des Israéliens considèrent que l’homosexualité est une maladie, une dégénérescence, une tare etc. Et le chiffre monte à 76% pour la partie ultrareligieuse de la population qui représente un tiers de la population globale. (Les chiffres en France sont de 10% et c’est un des plus élevés de l’Europe. En Allemagne, en Espagne, en Belgique c’est environ 5% de la population qui se déclare homophobe et considère l’homosexualité comme une maladie). L’homophobie est donc très prégnante dans la société israélienne, dans la famille. Le berceau de la société israélienne c’est la famille, c’est l’enfant-roi. Si vous n’allez pas au sabbat le vendredi soir chez vos parents, c’est que vous êtes gravement malade, en voyage à l’étranger ou dans une rupture familiale extrême. Le sabbat est sacré aussi pour les gays et donc ce modèle est très étouffant : la réalité familiale (quand est-ce que tu vas te marier, mon fils ? quand est-ce que tu vas te marier, mon fils ? quand est-ce que tu vas te marier, mon fils ?), au bout d’un moment ça pèse sur les gens, sans compter l’homophobie ambiante très répandue, dans les collèges, les lycées et à l’université etc. Et donc il y avait deux manières de s’échapper : la première, c’est l’armée. C’est une armée d’occupation mais aussi d’intégration parce que vous y passez trois ans pour les hommes, deux pour les femmes. La plupart des gays que j’ai rencontrés ont eu leur première relation à l’armée, et c’est à l’armée qu’ils ont fait leur outing. L’armée israélienne a été d’ailleurs la deuxième au monde à donner des droits aux gays, bien avant Obama, avec l’armée des Pays-Bas, en 1995. Donc l’armée a permis a pas mal de gens à « sortir du placard » ou au moins de s’assumer comme homosexuels. Deuxièmement quand vous êtes mal dans un endroit, dans une famille qui vous opprime, dans une communauté qui vous pèse etc., vous avez tendance très naturellement à fuir à la capitale, et c’est ce qui s’est passé avec Tel Aviv. Beaucoup de gays israéliens sont venus de tout le pays pour s’y regrouper. Or Tel Aviv c’est pas New York, Paris ou Berlin : c’est une petite ville. Le centre, c’est 400 000 habitants, donc la visibilité va très vite monter en puissance et accompagner la libéralisation de l’économie qui fait que Tel Aviv, qui était une ville de fonctionnaires dans les années 50-70, a privatisé les logements qui appartenaient au syndicat proche du Parti Travailliste, qui lui-même a exercé le pouvoir pendant 30 ans jusqu’à l’arrivée de la droite dans les années 80. Ils ont privatisé les logements, et petit à petit Tel Aviv est devenue un aspirateur à jeunes cadres de la high-tech fortunés. Phénomène qu’on retrouve dans plein de villes dans le monde comme San Francisco, autre exemple de la gentrification par l’argent de la high-tech. Puis les gays eux-mêmes s’y sont installés parce qu’ils y avaient des possibilités de rencontre. Et donc ça a permis à la mairie, puisque très vite des conseillers municipaux gays sont arrivés à la mairie (des adjoints au maire etc.), de se dire à partir de 2007-2008 « là on a une carte à jouer ». Ils ont développé leur stratégie sur deux plans. Le premier plan a été de financer avec le gouvernement israélien et avec le syndicat des hôteliers des campagnes marketing très puissantes. Le deuxième a a été de monter en visibilité en ouvrant dès 2009 à Tel Aviv un centre LGBT municipal à côté duquel celui du Paris on ressemble au centre gay de Romorantin, un petit machin sombre et sans moyen. Là-bas c’est une grande maison, il y a onze salariés permanents payés par la mairie. Donc Tel Aviv, à la fois sur le plan extérieur marketing et sur le plan intérieur avec le centre gay, a accompagné ce mouvement destiné à faire venir des touristes en masse dans cette ville, qui n’était fréquentée jusqu’alors par les touristes étrangers qu’à l’occasion de congrès ou de déplacements familiaux pour les fêtes religieuses. Mais même les congrès sont un problème pour Israël puisqu’il y a de très nombreuses organisations qui, lorsqu’elles veulent faire des congrès à Israël, se retrouvent avec des débat internes : j’ai l’exemple récent des anesthésistes qui ont refusé par vote majoritaire d’y faire leur congrès à cause des arguments du boycott etc. Ces arguments, autant ils peuvent porter sur des franges entières de la population comme les médecins, autant sur les gays, ça ne porte absolument pas.
La question qui vient immédiatement, c’est : comment ils allient ça avec le fait que ce soit un Etat juif ? Comment allient-ils leur orthodoxie ou leur rigueur religieuse avec la question homosexuelle ?
Il y a une réalité d’Israël très difficile à comprendre de l’extérieur et qui est fondamentale : la différence entre laïcs et religieux. Différence poreuse, puisqu’un des partis des colons se définit comme national-religieux, c’est-à-dire de l’extrême-droite pure avec le côté bigot de Marion Maréchal Le Pen. Traditionnellement le camp laïc s’oppose beaucoup au camp religieux, ce qui dure depuis la fondation de l’Etat, avec des partis spécifiquement laïcs et d’autres spécifiquement religieux. Le Parti travailliste était le parti charnière, c’est le Likoud maintenant, essayant toujours de ménager le camp adverse et faisant des coalitions gouvernementales avec les partis religieux. Ce camp laïc s’est toujours très fortement opposé au religieux et Tel Aviv s’est construite contre Jérusalem, la ville religieuse des yeshiva (écoles juives), comme ville laïque et « socialiste ». Tel Aviv est la ville qui est restée la plus à gauche d’Israël. Encore aujourd’hui elle vote à 80% « à gauche », dans un pays qui vote massivement à droite et à l’extrême-droite. Les électeurs votent principalement pour deux partis : le Parti Travailliste qui lui-même est dans une coalition de centre-droit et pour un petit parti, le Meretz, rouge-vert-rose, plutôt rose que rouge en réalité, et qui s’affirme clairement comme laïc. En fait les principaux leaders politiques de la communauté homosexuelle sont issus du Meretz ou du PT, et donc ils sont en combat permanent contre les religieux. Mais ce combat, ils sont en train de le perdre : le pinkwashing s’est construit politiquement en Israël dans une alliance entre les partis de gauche au pouvoir à Tel Aviv et les partis de droite au pouvoir à Jérusalem, et notamment et surtout, parce qu’il joue un rôle encore très important, Benjamin Netanyahou qui, tout en étant allié des nationaux-religieux, affiche clairement ses choix laïcs à titre personnel. Et donc Netanyahou sans arrêt, puisqu’il voit l’intérêt économique des choses et l’intérêt de son gouvernement, met en avant le Tel Aviv gay et la politique supposée gay-friendly qu’il mène, et le retour sur investissement tout aussi puissant. C’est absolument sidérant de faire comme je l’ai fait deux Gay Pride à TA et de voir cette foule de touristes occidentaux, les Danois, les Australiens, les Allemands, les Américains etc. qui soutient Israël. Et c’est d’autant plus stupéfiant que j’ai vu ce public évoluer en deux ans : en 2014 le discours dominant c’est « on vient pour le fun, on vient se marrer, nous emmerde pas avec ta Palestine etc. ». En 2016 c’était « tu nous emmerdes avec ta Palestine et les Israéliens ils ont raison avec la Palestine, ils ont raison de combattre les arabes, il faut combattre l’Islam » ; dans cet espèce de grand discours dominant islamophobe très prégnant en occident, les pédés sont en première ligne et en sont devenus des acteurs de ça en allant à Tel Aviv plutôt qu’à Ibiza ou à Miami où il n’y a pas d’enjeux politiques de même ampleur de l’occupation.
Le paradoxe c’est que l’Etat d’Israël se pose comme défenseur des homosexuels au Moyen-Orient alors même que ses politiques aggravent le sort des palestiniens homosexuels.
Oui, il faut bien expliquer ça. Un des fondements du pinkwashing c’est de dire aux gays « venez prendre du plaisir et venez nous soutenir, nous qui sommes la seule démocratie du Proche-Orient et surtout la seule démocratie qui donne des droits aux gays ». Il faut prendre les termes un par un : d’abord ce n’est pas vrai qu’Israël donne des droits aux gays. Il y a moins de droits en Israël qu’en France par exemple ou qu’en Espagne. Il n’y a pas de forme de contrat civil, pas de mariage évidemment puisque le mariage civil n’existe pas en Israël. Le deuxième à mon avis est plus important : on vend quelque chose qui n’est pas la réalité, puisque je vous ai parlé de l’homophobie extrêmement importante de la société, qu’on masque totalement au profit d’un discours sur l’homosexualité et l’homophobie dans les pays arabo-musulmans, et en Palestine. On vous dit « les gays palestiniens n’ont aucun droit, les gays syriens sont jetés du haut des immeubles par Daech ». En Egypte il y a eu un durcissement à l’égard des gays et dans le monde musulman il y a un durcissement général à l’égard des gays. On l’a vu dernièrement en Indonésie : 150 gays ont été arrêté, au Bangladesh une trentaine etc., un leader gay a été assassiné au mois d’août dernier etc. Donc il y a une situation des gays qui n’est pas bonne dans beaucoup de pays arabo-musulmans, elle a même souvent empiré depuis 15 ans Cependant on ne peut comparer ce qui n’est pas comparable : Israël est responsable de la situation des gays en Palestine, pas aux Philippines ou en Egypte. Et nous sommes fondés comme citoyens, éventuellement comme homosexuels, à nous battre pour les droits des gays en Egypte, au Bangladesh, en Indonésie mais aussi à se battre pour ceux en Palestine, parce que c’est la triple peine pour eux. En premier lieu c’est une société conservatrice, traditionnelle, là comme en Israël, c’est la famille élargie qui domine la scène sociale, le clan et donc c’est les oncles, les tantes, les cousins, les cousines etc. A l’intérieur de ce cercle conservateur les gays et les lesbiennes ont du mal à « sortir du placard », à pouvoir se vivre librement. Mais Israël contribue à l’oppression de deux manières : la première en les enfermant. C’est pas les Palestiniens qui ont construit un mur mais Israël et vous ne pouvez pas en sortir, ni même pour certains gays des territoires aller à Jérusalem (alors que les distances y sont très courtes). Vous êtes à moins de 70km de la mer et vous ne pouvez pas imaginer aller vous baigner ou sortir en boîte. Vous êtes dans une situation d’enfermement total avec ce mur. Mais aussi parce qu’Israël avec son double langage quotidien sur le plan politique et moral a une unité, une unité de l’armée, high-tech, très puissante, qui s’appelle l’unité 8200, chargée de la surveillance de masse de la population palestinienne : vous êtes écoutés, le moindre mouvement sur le téléphone ou l’ordinateur est immédiatement connu par l’armée israélienne qui va donc utiliser ces informations pour faire chanter les LGBT. On veut en faire des collabos, des informateurs de l’armée sur les activités locales etc. S’ils acceptent ils prennent le risque d’être découverts par la police palestinienne et donc morts. S’ils refusent Israël les dénonce à la police palestinienne, et ils sont parfois tués, parfois battus, avec pour seule solution l’exil. Or comment partir en exil d’un pays lui-même fermé ? Il n’y a pas de porte de sortie pour les gays palestiniens. Il y a quelques pays d’Europe du Nord (la Suède, le Danemark) qui accueillent une poignée de gays palestiniens, et sinon certains arrivent à passer le mur par Jérusalem ou d’autres endroits et à se réfugier à Tel Aviv : 2 ou 3 000 y vivent, mais Israël leur refuse le bénéfice de la convention sur les réfugiés qui sont victimes de discrimination alors qu’Israël a signé cette convention. Et donc c’est des sans-papiers : aucun statut, aucun droit sinon celui d’errer dans la ville. Evidemment comme toujours il y a des ONG qui s’en occupent, qui vont les aider à faire des dossiers pour avoir des papiers, pour devenir réfugiés dans d’autres pays mais c’est extrêmement difficile. Et pendant ce temps-là, le discours du pinkwashing fait rage, alors même qu’Israël contribue à l’enfermement et à l’oppression, fait des gays palestiniens un argument de cinéma. Dans tout ce cinéma plus ou moins branché ou grand public qui a accompagné le pinkwashing, on présente pour les gays palestiniens comme unique solution de tomber dans les bras d’un garçon israélien pour pouvoir s’en sortir, ce qui est atroce. Comme le disent les gays palestiniens eux-mêmes, on n’est pas que des victimes, on existe aussi. Si on est des victimes c’est en grande partie à cause de la politique d’Israël mais sinon nous sommes des individus qui pensons, qui avons une âme, un corps, un sexe, on a le droit d’exister, et Israël nous empêche d’exister comme LGBT palestiniens et dans le monde arabe. Ce n’est pas une question de niveau de développement, on le voit en Jordanie en ce moment, on l’a vu en Egypte dans les années 90 : il y avait « communauté » gay en qui s’exprimait, qui vivait librement il y a 30 ans, à l’époque où la plupart des gays en Israël se cachaient et n’avaient que les parcs de nuit pour se rencontrer. Il y a une volonté de cacher la réalité de l’occupation et un mépris ouvert qu’a Israël de son propre discours : d’un côté je m’affiche gay-friendly, Netanyahou parle des gays à chaque voyage à Washinigton, l’ambassadeur des Etats-Unis reçoit une délégation de gays libéraux américians de passage à Tel Aviv, et de l’autre je fais preuve d’un cynisme absolu à l’égard des gays palestiniens.
Sur la question de la natalité, un des grands arguments de ton livre, le pinkwashing prétend donner des droits alors que de fait Israël ne donne pas accès à la natalité aux homosexuels.
C’est une histoire assez complexe et stupéfiante qui nécessite une analyse fine. Quand je suis retourné en Israël en 2009, j’ai été stupéfait de voir des couples de garçons dans les rues de TA poussant des poussettes partout. A chaque fois que j’y retourne depuis, il y en a de plus en plus. Il y a deux raisons à ça : la première c’est que la structure de base de la société israélienne c’est la famille, qu’elle est sacrée, que pour se faire intégrer donc dans la famille, pour faire plaisir à maman, quel meilleur moyen que de lui présenter un enfant ? Les gays israéliens sont dans un modèle extrêmement normatif, en ce sens qu’ils ont intégré avec enthousiasme la norme, c’est pour ça qu’ils séduisent tellement les gays occidentaux de droite. Au fond ils ont toujours 2 ou 3 ans d’avance sur eux, sur le discours par rapport au monde arabo-musulman – « on en a marre de s’encombrer avec ces cons » -, sur l’affirmation homosexuelle d’un point de vue politique (en Israël vous avez des candidats qui se sont présentés ouvertement homosexuels et fait élire comme homosexuels, membres du PT ou du Meretz, avec une identité homosexuelle très forte, ce qui n’était pas arrivé en France depuis les législatives de 1979 avec Jean le Bitoux il me semble). Donc avoir et élever un enfant est quelque chose de très important pour réintégrer la famille. Or comment vous faites des enfants quand vous êtes gays ? Vous avez trois manières aujourd’hui : la première c’est l’adoption. L’adoption ne plaît pas énormément au gouvernement israélien parce que les pays fournisseurs d’enfants (Europe centrale et Russie) ne fournissent souvent pas d’enfants juifs. Vous pouvez toujours les convertir, mais c’est des processus longs, les rabbins peuvent refuser etc. L’adoption est un processus très compliqué et couteux en Israël, et incertain d’autant que l’enfant accueilli peut être à un moment de sa vie considéré comme non-juif même s’il a été converti. La deuxième solution qu’on connaît aussi un petit peu de manière marginale en France, c’est la coparentalité : vous faites un enfant avec un couple d’amies lesbiennes ou avec juste une amie lesbienne si vous êtes célibataire etc. Bref, vous trouvez des solutions dans votre entourage propre. Sauf que ça marche si tout le monde s’entend bien. Mais le jour où c’est plus le cas, ça fout un bordel terrible. J’ai des exemples de couples de deux garçons et de deux filles qui ont fait deux enfants ensemble, et les deux couples ont explosé... Qui a la garde des enfants ? Vous ne pouvez pas faire une garde alternée une semaine par mois. Donc aujourd’hui le tribunal local a mis l’affaire devant la Cour suprême et en attendant les a confiés aux grands-parents. Pour les lesbiennes spécifiquement vous avez la solution de la FIV, qui est une solution formidable pour les rabbins puisque c’est les femmes qui se font féconder avec du sperme et donc, comme vous êtes juifs par la mère, automatiquement le petit qui va naître sera juif. Israël est donc un des pays pionniers au monde de la FIV. Aujourd’hui vous avez 3,7% des naissances en Israël qui se font par FIV, c’est le record du monde. Ce sont 10 000 femmes par an qui accouchent de cette façon, et essentiellement des lesbiennes.
Est-ce que vous pouvez nous expliquer comment fonctionne la collecte de sperme ?
C’est très amusant, c’est un détail mais le diable se glisse souvent dans les détails. Donc vous avez pas mal de banques de sperme en Israël. Mais les donneurs ne sont pas si nombreux parce qu’Israël est un petit pays et que vous avez deux parties de la population dont les rabbins ne veulent pas entendre parler : les premiers sont les juifs. Il n’y a pas plus grand danger pour les rabbins que l’enfantement consanguin. Si vous prenez, dans un petit pays, le sperme d’un donateur juif anonyme et que vous êtes juive, vous avez le risque de tomber sur un cousin, même éloigné, et donc de faire un enfant consanguin, qui sera un enfant maudit. Le deuxième, c’est le sperme de l’arabe : aucun rabbin, aucune femme israélienne ou très peu par les temps qui courent, n’ont envie d’avoir des enfants arabes. Ce qui marche le mieux donc c’est le sperme goy, c’est-à-dire non juif, et donc israël va importer du sperme goy des Etats-Unis, des pays du nord, ça fait des beaux enfants blonds aux yeux bleus. Si vous êtes étudiant et que vous allez faire un séjour dans une université israélienne, la banque du sperme va vous approcher et vous demander de faire un don pour 100 dollars. Il y a une industrie et un trafic du sperme très importants. Mais évidemment, les pédés ne peuvent pas avoir recours à la FIV, et donc il a fallu autre chose et c’est la GPA qu’on appelle là-bas « Maternité de substitution », ce qui est une litote plus plaisante évoquant un projet plus éthique. Pour l’instant la GPA est autorisée pour les couples hétérosexuels, mais pas pour les couples homosexuels, donc vous êtes obligés d’aller faire une GPA à l’étranger. Soit aux Etats-Unis et vous trouvez une mère porteuse américaine, voire américaine juive, et là c’est parfait car le petit sera juif, mais c’est très cher, au moins 150 000 dollars. Soit vous allez en Asie et vous prenez des mères porteuses népalaises, thaïlandaises, philippines, indiennes... Vous payez beaucoup moins cher mais les enfants qui naîtront ne seront pas juifs. Il y a donc en ce moment une bagarre politique pour introduire la GPA pour les couples gays. Il y a même un projet de loi proposé en 2014 par le gouvernement mais qui est suspendu parce que pour l’instant les rabbins le bloquent et disent qu’ils feront éclater la coalition s’il est adopté. Mais il y a d’autres rabbins, parce que tout ça c’est le problème de la démographie qui est très important en Israël puisque selon les études on pense que dès 2030-2040 il y aura plus d’arabes que de juifs en Israël-Palestine, et donc il faut encourager la production d’enfants, de toutes les manières qui soient, et les gays sont les bienvenus, à la fois parce qu’ils réintègrent le cercle familial et parce qu’ils apportent des enfants et donc des futurs soldats. Ca oblige les rabbins à réfléchir. On est avec des gens qui sont en première ligne du combat quotidien contre les palestiniens dans les territoires occupés. Tous ces gens-là se disent « on va quand même réfléchir ». C’est une évolution qui va prendre des années mais qui est en cours. Il y a par exemple des rabbins qui remarquent qu’au moment de la circoncision, qui a lieu chez les juifs quelques jours après la naissance, le circonciseur dit « tu es juif au nom du père », et qui disent donc que ça pourrait faire évoluer la loi ancestrale qui dit par la mère. Ca marche pour les garçons ; pour les filles il va falloir inventer une nouvelle règle. Pour l’instant elles sont adoptées puis converties, ce qui n’est pas toujours simple. Mais l’enjeu est majeur. On parle quand même de milliers d’enfants : 7 000 homos ont fait des enfants ces 3-4 dernières années, et c’est très massif. Est-ce que ça va être la même chose pour les gays occidentaux ? La question que je me suis posé et qui est centrale dans ce bouquin, c’est que les gays israéliens sont en train d’imposer un modèle de domination du mode de vie à la fois sea sex and sun et totalement dépolitisé. Domination par l’argent aussi : les gays de Tel Avi font souvent partie de la classe la plus favorisée de la société et vivent dans la ville la plus favorisée d’Israël. Et enfin de domination contre les arabes parce que je crois que là-dessus les gays israéliens rejoignent les préoccupations des gays occidentaux, plus à droite que jamais. Si j’ai fait ce livre c’est aussi parce qu’il y a beaucoup de gays allemands, danois, anglais, hollandais, américains, australiens, qui sont très convertis au modèle israéliens. Pour les gays français ça commence, mais ce n’est peut-être pas encore tout à fait trop tard…
Tu montres aussi dans ton livre qu’il y a eu aussi des résistances.
Il y a eu un moment particulier dans l’histoire d’Israël, l’après Oslo, à partir de 93-95. C’est le mouvement de la paix, l’espoir qu’on va y arriver, toutes choses qui font qu’une partie de la société israélienne va basculer vers un militantisme de la paix, incarné par le mouvement de la paix et par Yitzhak Rabin, assassiné en 1995. Autour du mouvement de la paix, qui était un mouvement social-démocrate, assez consensuel, fédérateur et puissant, qui plaisait en France aussi bien au PCF qu’à Bernard Henri-Lévy, des mouvements plus radicaux se sont développés. D’abord, les Femmes en noir, qui ont essayé très vite de faire le lien entre les femmes israéliennes militantes radicales et les femmes palestiniennes. Elles s’inspiraient des méthodes d’action directe en manifestant tous les vendredis soirs à la même heure à Haïfa, à Jérusalem et à Tel Aviv. Et quand je dis manifester vous aviez 2000 personnes à Haïfa, 3000 à Tel Aviv, et 4000 à Jérusalem. C’étaient des mouvements très massifs qui avaient pour but de pousser le « camp de la paix », d’obtenir l’arrêt de la colonisation, le retrait total d’Israël et la création d’un Etat palestinien à ses côtés. Tout ça à un moment où la colonisation était beaucoup moins importante qu’aujourd’hui où vous avez à peu près 700 000 colons à Jérusalem-Est et dans les territoires contre 250 000 à l’époque. A côté va se créer un groupe radical LGBT, une expérience très originale en Israël puisqu’il va se revendiquer d’un certain anarchisme politique, d’une méthode d’action radicale, et surtout ça va être le premier mouvement LGBT qui va regrouper aussi bien des palestiniens que des israéliens, aussi bien des lesbiennes que des homos et des trans. Et donc ce mouvement, Black Laundry va inventer en Israël, en s’inspirant d’Act Up en France et aux Etats-Unis, l’action de rue très radicale et très spectaculaire. Ils vont défiler en tenue orange de prisonniers palestiniens, avec des slogans radicaux, ironiques et violents. Donc Black Laundry va marquer considérablement les esprits et des groupes vont en être issus, dont un qui perdure encore aujourd’hui, qui est Anarchistes contre le mur. Black Laundry va combattre ce qui n’est pas encore le pinkwashing institutionnel mais va perturber déjà des Gay pride à Tel Aviv totalement dépolitisées avec un discours très radical et des modes d’action absolument formidables et sensationnels. Black Laundry va disparaître au début des années 2000 et ça va être plus de dix ans de grand silence, très dur, parce que les gays et les lesbiennes radicaux de Tel Aviv vont faire le chemin inverse du reste de la population gay qui est arrivée du reste du pays : eux, au contraire, ils vont partir. Certains pas très loin, à Jérusalem, ou à Haïfa. D’autres en Europe, à Berlin notamment qui est en train de devenir une grande ville de gays israéliens. On va avoir pendant dix ans un silence absolu. Puis la nostalgie de Black Laundry va construire une mythe qu’il est possible d’agir de manière radicale en Israël-Palestine, et finalement à partir des années 2010 ça va nourrir différents groupes comme Queers for Palestine aux Etats-Unis, au Canada, en Grande-Bretagne, en Allemagne, mais pas en France. Tous ces groupes vont finalement s’inspirer de formes d’action en défilant nus, s’opposant sur le terrain directement à toutes les actions de promotion d’Israël, que ce soit les festivals de film, les représentations de théâtre, les conférences dans les facs etc. Cet esprit Black Laundry va perdurer et s’essaimer à travers le monde. Aujourd’hui en Israël, le pinkwashing sort par les trous de nez de beaucoup de radicaux et de radicales gay et lesbiennes. Il y a aussi des organisations palestiniennes, comme Al Qaws, basées à Jérusalem Est, qui ont beaucoup de militants à Haïfa (grande ville du nord d’Israël où il y a une cohabitation historique entre Israéliens et Palestiniens). C’est la ville de l’expérimentation sociale du côté palestinien. Ces groupes font aussi des conférences dans les territoires occupés et ils essaient d’apporter des réponses à ce discours pinkwashing qui de fait les transforme en victimes, point barre. Ils font par exemple tout un travail de réhabilitation de la culture gay arabo-musulmane : les poètes, les chanteurs, les troubadours etc. Il y a des poèmes du Xe siècle où tout le monde passe la journée à s’enculer et à se sucer. C’est quelque chose d’absolument fascinant et il s’agit pour eux de faire redécouvrir ce patrimoine aux arabes eux-mêmes. Ce sont des groupes assez restreints, quelques dizaines de militants, mais qui sont l’espoir de la société palestinienne et qui témoignent du fait qu’elle n’est pas aussi anéantie qu’Israël aimerait le faire croire.
Entretien réalisé en 2017.
A lire, une enquête de Jean Stern paru sur le média en ligne Orient XXI, France-Israël. Lobby or not lobby ?, sur la guerre d’influence que mène le gouvernement israélien en France.
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