TROU NOIR

Voyage dans la dissidence sexuelle

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Zeus se transformait en cygne

« Et une fois qu’on avait dit oui, c’était comme si on avait dit oui à tout et quand on aimait le sexe, on devait aimer tout le sexe et on devait l’aimer à tout moment. » Voici qu’on aurait pu lire dans Trou Noir n°2 - Aimons-nous le sexe ?. Eva Mancuso, écrivaine et performeuse qui vit et travaille à Bruxelles, propose ici un poème en prose sur cette première fois, qui devrait être une expérience mais qui, quand ça arrive, on se demande si une expérience s’est vraiment produite. Ce texte est issu de son livre Je n’arrive pas à parler et à dire des choses en même temps paru aux Éditions de l’Arbre de Diane.

Eva Mancuso présentera et lira des extraits de son livre le dimanche 26 mai (17h) à la librairie EXC à Paris, le dimanche 23 juin au Monte en l’air à Paris et le 27 juin à la librairie Météores à Bruxelles.


Je ne disais jamais : je veux perdre ma virginité. Mais dans les films c’était toujours comme ça il y avait toujours une fille qui disait : je veux perdre ma virginité. Et dans les films quand une fille voulait perdre sa virginité elle voulait la perdre un peu avec n’importe qui. C’était comme ça même dans les films qu’on nous emmenait voir à l’école. Et un jour l’école nous avait emmené regarder un film indépendant avec une fille qui était apprentie coiffeuse et la fille qui était apprentie coiffeuse elle voulait perdre sa virginité et ça l’obsédait pendant tout le film et à la fin elle la perdait dans une ruelle avec un homme vieux avec un long manteau. Et dans les films plus commerciaux, c’étaient surtout les garçons qui voulaient absolument perdre quelque chose les filles, elles, souvent elles voulaient absolument garder quelque chose et c’était pour ça que c’était compliqué pour les garçons de perdre ce qu’ils voulaient perdre et parfois les filles voulaient juste bien faire des fellations et rien d’autre. Et pour les filles c’était toujours soit absolument perdre soit absolument garder ce n’était jamais autre chose. Et les films qui montraient les jeunes qui faisaient du sexe parlaient seulement de la première fois. Et moi je croyais qu’on était novice seulement quand on n’avait rien fait et je croyais que la première pénétration transformait une fille en femme. Je croyais qu’avec la première fois d’un coup on se débarrassait de toute l’ignorance d’un coup et on était une femme et plus rien ne posait de problème.

Je regardais les dessins que les pavés faisaient sur le sol, je comptais les pavés, je comptais les pas, je comptais les kilomètres, je comptais les voitures, je comptais les jours avant noël, je comptais les gens que je connaissais, je comptais les minutes avant la fin de la journée, je comptais les jours avant les vacances, je comptais les gens que j’aimais, je comptais les gens qui passaient dans la cour, je traçais des barres dans les marges de mes feuilles, je recopiais des phrases pour les retenir, je prenais des trains très tard, je prenais des trains très tôt, j’achetais un cheeseburger au quick en descendant du train, j’avais froid à cause de la climatisation, j’étais en short et je n’avais pas dormi, j’allais à la piscine extérieure, je laissais mes cheveux sécher au soleil, je laissais les gouttes s’évaporer, dans le bus mes cheveux bouclaient, je ne savais pas rouler en vélo avec des talons, je mettais quand même des talons, je trouais mes bas, le matin quelqu’un m’achetait des nouveaux bas au marché, les gens mangeaient du poulet rôti et des sardines à l’huile, je voulais manger du poulet rôti, je voulais manger des olives, je remettais mes cheveux derrière mes oreilles, je me lavais le visage avec de la lotion purifiante, je me regardais dans les vitrines des magasins, j’achetais des vêtements que je ne mettais pas, j’achetais du maquillage que je n’utilisais pas, je me regardais dans les rétroviseurs, je rêvais de poils qui ne repoussent jamais, je regardais le prix des épilations au laser, je pensais aux gens comme s’ils étaient des playmobils, je n’avais rien d’autre à faire que chercher des choses à faire, je n’aimais pas dire bonjour de loin, je m’ennuyais plus vite que les autres, je demandais des cigarettes et je ne fumais pas, quand je fumais je n’avalais pas la fumée et je ne m’en rendais même pas compte, j’acceptais qu’on me paie des verres, je me sentais obligée de parler comme si on avait acheté mon temps, je rentrais gratuitement dans les soirées parce que j’étais une fille, je me regardais dans les miroirs des toilettes, j’avais envie de dormir, je mettais ma capuche sur ma tête, je mettais une tranche de pain dans le grille-pain, je laissais brûler le pain, j’aimais le pain brulé même si je savais qu’il était cancérigène, j’achetais des disques en coton au supermarché, je demandais à ma mère d’acheter des disques en coton au supermarché, je regardais une série avec des médecins qui voulaient réparer les jambes d’une femme pour qu’elle puisse marcher jusqu’à l’autel, je regardais des films où les méchants avaient des passés traumatiques.

Et dans les films quand le sexe était une question dont il fallait parler, c’était toujours parce que c’était la première fois et parfois c’était sucer pour la première fois et parfois c’était lécher pour la première fois et souvent c’était un sexe dans un sexe pour la première fois. Et ce n’était jamais la deuxième ou la troisième et ce n’était jamais la quatrième ou la dixième. Dans les films c’était toujours la première et le reste c’était tout de suite on était adulte et après on n’en parlait plus. Et c’était comme si quand on avait déjà fait quelque chose on pouvait tout simplement continuer à le faire encore et encore et c’était comme si on pouvait tout simplement continuer à le faire sans plus jamais se poser de question. Et jamais on ne se demandait si on voulait encore ou si on ne voulait plus et jamais on ne se demandait si on voulait autre chose ou la même chose et jamais on ne se demandait si on voulait quelque chose plutôt que rien.

Je voulais être nette, je me lissais les cheveux avec un fer très chaud, je voulais être nette, je me brûlais l’oreille, je voulais être nette, j’avais une croûte carrée sur le lobe, je voulais être nette, je me collais les doigts dans la cire, je voulais être nette, je me regardais dans le miroir de la salle de bain, je voulais être nette, je mangeais des frites pour mon anniversaire, je voulais être nette, sur ma main il y avait du sel, je voulais être nette, dans ma bouche une tranche de citron, je voulais être nette, je léchais le sel avec ma langue, je voulais être nette, avec mes dents, j’écrasais le citron, je voulais être nette, quelqu’un détachait pour moi les lacets de mes chaussures, je voulais être nette, je m’endormais où je n’aurais pas dû m’endormir, je m’endormais à une fête dans une chambre avec des photos de chevaux sur les murs, je n’arrivais pas à me lever du lit, je voulais être nette, je buvais de l’eau en regardant par la fenêtre, je voulais être nette, je mettais mon dos contre le radiateur, je caressais mes jambes, je ne voulais pas mettre de manteau même s’il faisait froid, je mettais des baskets, je mangeais des carottes râpées, je n’écrivais rien dans mon journal de classe, à la bibliothèque Zeus se transformait en cygne pour violer Léda, à la bibliothèque Zeus se transformait en pluie pour violer Danaé, dans le couloir un garçon sentait ma peau et disait qu’elle sentait bon.

Je rentrais de l’école à pied, je regardais des films où les gens se jetaient de la nourriture dessus parce qu’ils étaient heureux, je regardais des séries où les filles arrêtaient d’embrasser les garçons pour s’épiler les jambes dans la salle de bain. On disait que le sexe c’était un sexe dans un sexe et quand il y avait eu un sexe dans un sexe, on n’était plus vierge et on pouvait continuer à mettre des sexes dans des sexes et une fois que ça avait commencé on disait qu’on n’arrêtait plus, on disait qu’on ne pouvait plus revenir en arrière et quand le sexe était dans le sexe, on disait qu’on ne pouvait plus l’enlever.

J’avais très faim, je mangeais des tartines avec du fromage, des pizzas congelées, des pommes, je finissais le paquet de biscuits, je prenais le bus pour rentrer la nuit parce que je ne voulais pas dormir dans le lit de quelqu’un, je regardais les gens s’éveiller, je regardais les lumières s’éteindre, je regardais les gens travailler, j’avais l’impression que j’avais tout mon temps, je n’avais rien d’autre à faire que marcher, je regardais mon téléphone, je n’avais pas de message, je voulais tout de suite une réponse, je voulais la peau nette, le visage net, les jambes nettes, les ongles nets, les dents nettes, les cheveux nets, je n’aimais pas quand d’un coup toutes les lumières s’allumaient dans une soirée, je n’aimais pas quand il fallait trouver une place dans une voiture pour rentrer, je n’aimais pas m’asseoir sur les genoux de quelqu’un, je buvais dans une bouteille que les autres me passaient, des gens me prenaient en photo. On me faisait une blague et je ne la comprenais pas. Je me rappelais de tout ce qu’on m’avait dit, j’oubliais tout ce que j’avais fait.

Et parfois dans les films qui parlaient de la première fois on disait il faut que tu en aies vraiment envie parce que c’est ta première fois et on disait ta première fois tu t’en rappelleras toute ta vie parce que c’est magique et dans les films qui parlaient de la première fois les pères s’inquiétaient pour leurs filles, ils voulaient que leur filles ne perdent pas leur virginité avec n’importe qui, il fallait que le garçon soit gentil, il fallait que la jeune fille soit sûre d’en avoir envie. Mais on parlait seulement aux filles et jamais aux femmes et c’était pratique pour les hommes qui étaient des pères parce qu’ils pouvaient s’inquiéter pour leurs filles et jamais pour leurs femmes. Et dans les séries qui passaient à la télévision, on ne parlait pas de la première fois, on parlait du plaisir, du plaisir qu’on arrivait à donner ou qu’on essayait de donner à quelqu’un qui était un homme et parfois la femme prenait du plaisir aussi et on la voyait crier et on voyait ses jambes bouger dans toutes les positions et sa bouche ouverte et parfois elle en parlait dans les restaurants de Manhattan où elle mangeait avec ses amies. Mais elle ne parlait jamais de ce qu’elle voulait vraiment et quand elle hésitait à faire quelque chose et quand elle n’était pas sûre d’en avoir envie aucune de ses amies ne lui disait jamais qu’il fallait qu’elle s’écoute. On ne lui disait pas : il faut que tu en aies vraiment envie parce que ça c’était quelque chose qu’on disait seulement aux jeunes filles et seulement aux jeunes filles quand c’était leur première fois.

Je rentrais de l’école à pied.

Je demandais des cigarettes et je ne fumais pas.

Quand je fumais je n’avalais pas la fumée et je ne m’en rendais même pas compte.

Je n’aimais plus quand on m’offrait un verre.

Et peut-être je n’ai pas fait assez attention à moi, même si on me l’avait dit ou peut-être parce qu’on me l’avait dit, ou peut-être parce que dans les films quand on n’était plus vierge tout était ok, tout coulait, tout roulait, tout était bon. Et une fois qu’on avait dit oui, c’était comme si on avait dit oui à tout et quand on aimait le sexe, on devait aimer tout le sexe et on devait l’aimer à tout moment. Et quand on aimait le sexe et qu’on disait oui à des choses parce qu’on les voulait on croyait qu’on disait oui parce qu’on n’avait rien à préserver. Et il parait qu’au Moyen Age les femmes qui n’appartenaient à personne quand on les violait ce n’était pas un crime. Un viol c’était toujours un crime qu’un homme faisait à un homme. C’était toujours un homme qui volait quelque chose à un autre homme, la pureté de sa femme, la chasteté de son bien, c’était toujours propriété et propriétaire. Et quand j’étais petite et quand j’étais jeune et sûrement encore aujourd’hui il y avait encore l’idée de préserver. Il y avait l’idée qu’il fallait préserver certaines filles plus que d’autres parce que certaines filles c’était trop tard. Et peut-être encore l’idée des filles qui appartenaient à quelqu’un et des filles qui n’appartenaient à personne. Et oui et non avaient encore un côté presque moral quand on nous en parlait à l’école et il y avait l’idée : préserver son corps comme un temple.

Et moi je pensais : mon corps n’est pas un temple et je ne voulais pas le préserver et je ne voulais pas le refuser ou le donner. Et je pensais : mon corps n’est même pas une maison et je pensais : mon corps c’est juste comme de l’herbe qui pousse au milieu du trottoir. Et je voulais dire ce qu’il y avait dans mon corps parce que je sentais qu’il y avait quelque chose, un désir qui pulsait, qui coulait dedans et je voulais le libérer, le verser partout, je voulais le dire et il disait qu’il voulait des choses et quand ce n’était pas les choses qu’il voulait, il voulait le dire aussi.

Et je pensais : je suis une jeune fille mais je ne suis pas une petite jeune fille, je ne suis pas du fer qu’on frappe, mais je ne suis pas non plus de la terre glaise toute molle qu’on malaxe, et si je suis peut-être de la terre si je suis peut-être de la pâte molle, je veux le rester, je ne veux pas qu’on écrase la terre, je ne veux pas qu’on l’étale avec les doigts pour faire un visage. Je veux rester trouble comme la flaque à côté de la grue à côté du canal.

Eva Mancuso.
Extrait de Je n’arrive pas à parler et à dire des choses en même temps publié aux Éditions de l’arbre de Diane.