Pierre Simon : artisan de la récupération de la libération sexuelle
Alors que Mickaël Tempête vient de sortir La Gaie Panique. Une histoire politique de l’homophobie, il revient dans cet article sur le rôle de la sexologie libérale dans le contrôle d’une homosexualité et d’un féminisme révolutionnaires. Ces discours que l’on pourrait croire passéistes trouvent au contraire une nouvelle jeunesse dans les critiques actuelles contre l’« idéologie LGBT+ ». Pierre Simon (1925-2008), grande figure de la sexologie française, est au cœur de cet avènement d’une sexualité dite « apolitique ».
La sexologie libérale a fait émerger une position centriste sur la sexualité, la voix du milieu entre les deux extrêmes (révolutionnaires/conservateurs), lui permettant de chuchoter à l’oreille des hommes de pouvoir, notamment de droite. Cette sexologie était porteuse d’une dimension sociale qui a accompagné la plupart des projets de loi sur la contraception (Loi Neurwith en 1967) et l’avortement (Loi Peyret en 1970, Loi Veil en 1975) portés par des gouvernements et des députés de droite républicaine et gaulliste. Pierre Simon, gynécologue de formation, était la figure forte de ce mouvement de la sexologie libérale. Il s’agissait pour lui de désamorcer les velléités révolutionnaires d’une société sur le point d’exploser (Mai 68) et en même temps de poser les bases d’un idéal-type de société fonctionnelle. Si aujourd’hui, on ne s’est pas mis à consulter un sexologue aussi simplement qu’un dentiste, sa plus grande victoire est toutefois d’avoir réussi à créer un désir de connaissance de la fonction sexuelle en désamorçant les forces conflictuelles du désir. Il s’agira ici de comprendre comment une politique de droite est parvenue à neutraliser les potentialités révolutionnaires des luttes de libération sexuelles à travers un présupposé sur la sexualité comme n’étant ni de droite ni de gauche.
Faire fonctionner la sexualité
Si jusqu’ici la sexologie avait surtout réussi à s’implanter durablement aux États-Unis grâce à des travaux d’ampleur (l’enquête sociologique de Kinsey, les observations physiologiques de Masters et de Johnson), en France le tournant arrive en 1972 avec le Rapport Simon sur le comportement sexuel des français. Issu d’un travail collaboratif avec une juriste (Anne-Marie Dourlen-Rollier), un sociologue (Jean Gondonneau), un chef d’enquête à l’IFOP (Lucien Mironer) et surtout le médecin gynécologue Pierre Simon qui pilota le projet. Dès 1969 et durant trois ans, les recherches et l’écriture du rapport sont alors contemporaines des insurrections de mai 1968 et des mouvements de libération féministes et homosexuels. Contrairement au Rapport Kinsey qui « se réfère à toutes les formes d’excitation sexuelle conduisant à l’orgasme » [1], celui de Pierre Simon a la particularité de s’inscrire dans le sillage du Mouvement pour le planning familial et de se concentrer, par conséquent, autour de la sexualité génitale hétérosexuelle [2]. Or, si Pierre Simon était bien un défenseur de la contraception et de l’avortement, il se tient à l’écart des visées révolutionnaires du MLF et mènera son combat à l’intérieur de l’institution politique en exerçant notamment la fonction de conseiller dans les cabinets des ministres de la Santé Robert Boulin et Michel Poniatowski (sous la présidence de Georges Pompidou) puis de Simone Veil (sous la présidence de Valéry Giscard d’Estaing).
Pour asseoir la valeur institutionnelle de ce travail scientifique, le ministre de la Santé Robert Boulin [3] est invité à rédiger la préface du fameux Rapport. Dans celle-ci, il estime que « notre dessein est de conduire la société vers son perfectionnement où la notion qualitative de l’individu est indissociable de la santé physique et mentale », et appelle pour cela à investir davantage l’éducation sexuelle : « il faut élaborer, en France, les instruments nécessaires aux structures qui dispenseront l’information et favoriseront l’éducation du couple et de la famille ». Et qu’il faut mobiliser pour cela les principales branches de la médecine (gynécologie, psychiatrie, pédiatrie, hygiène sociale et santé publique) et du droit (droit criminel, droit matrimonial, jurisprudence du travail et de la main-d’œuvre). L’objectif est clair, une meilleure connaissance des comportements sexuels des Français permettra d’améliorer qualitativement la vie des couples et des familles : accomplir le projet d’une société de la perfectibilité humaine à partir d’une nature domptée. Les intentions du Rapport sont présentées dès son introduction. Le but est d’investir la voie du milieu entre le camp des conservateurs (« une société stable, adulte, fondée sur l’ancienneté, l’autorité et la morale religieuse » [4]) et le camp des révolutionnaires (« où la modification politique et sociale doit se faire autour de nos pulsions et pour leur satisfaction » [5]) . La clé, c’est bel et bien l’équilibre :
Une sexualité bien entendue, un équilibre psycho et socio-affectif demeurent, dans cette civilisation technicienne, le seul bouclier préservant des troubles psychiques et de l’insécurité morale. Par sa perspective de réflexion d’ensemble sur la vie, ce Rapport est un effort pour contribuer à la connaissance et au maintien de l’intégrité de l’individu, en vue de son épanouissement biologique, spirituel et social. [6]
L’homosexualité tient une place extrêmement marginale dans le rapport, on la retrouve décrite sur trois pages (sur un livre en contenant 900) dans la section des « autres expériences de la vie sexuelle » aux côtés de la masturbation, des pollutions nocturnes et des maladies vénériennes. Reléguée au rang de « minorité érotique », elle ne suscitera pas beaucoup d’intérêt, s’en remettant tout au plus aux résultats antérieurs du Rapport Kinsey pour expliquer qu’elle n’est pas un « phénomène exceptionnel » et qu’à peu près 10 % des hommes ont déjà eu une activité sexuelle avec une personne de son sexe. L’attitude libérale de l’enquête les amène à produire un nouveau discours sur l’homosexualité qui passe « de la notion de perversion à celle de déviation » [7]. Le caractère statistiquement minoritaire et non reproducteur de l’homosexualité la maintient toutefois dans une conception biologique des catégories sexuelles (validation du paradigme de la différence sexuelle), si elle est déviation, elle est une déviation quant à son but reproductif. Il est vrai qu’avec ce Rapport, l’homosexualité se normalise et peut intégrer la société, étant entendue comme une simple déviation sexuelle minoritaire et respectueuse de l’intégrité de l’individu, trop faible en nombre elle ne constituera pas une menace antisociale.
De la contre-nature à la contre-culture
Ce qui m’intéresse, c’est l’écart politique qui se dessine paradoxalement entre l’objectif des travaux de Pierre Simon en vue de libéraliser la sexualité des Français et les mouvements militants de libération sexuelle. Le médecin gynécologue semble vouloir épouser et accompagner les changements de mœurs déjà à l’œuvre dans la société (la sexualité contraceptive, l’avortement, la recherche d’une sexualité épanouissante, etc.) à un niveau général susceptible d’établir ce que Michel Foucault appellerait une « économie politique des corps ». Or, le projet révolutionnaire féministe et homosexuel est précisément d’abolir cette modernisation des dispositifs de pouvoir, cette biopolitique toujours plus envahissante. Dans une archive sonore diffusée d’une émission de radio de France Inter consacrée à ce Rapport, Pierre Simon explique ce qui l’a amené à se faire l’« artisan d’une récupération » :
Il faut quand même se rappeler qu’en mai 68, le Parlement était en réalité dans la rue. C’était dans la rue qu’on réclamait des textes et que le gouvernement cédait ou non aux pressions de la rue. Alors il y avait deux attitudes : ou on les combat et ça donne du désordre ; ou on essaye de les absorber et c’est l’idéologie dominante qui les absorbe et qui se modifie. Cette technique semble avoir été la meilleure mais l’idée de ce livre c’était d’être l’artisan d’une récupération ; ce qu’on appelle en sociologie politique un phénomène de récupération. [8]
Pierre Simon entend se faire le régulateur de cette contestation afin que le « désordre » qu’elle provoque se transforme en demandes d’un changement de nature des lois qui entourent la sexualité. À travers la sexualité tout un ensemble d’institutions est appelé à modifier son exercice du pouvoir, elles doivent être plus à même de créer des relations entre elles et les individus, et les individus entre eux. Le projet sexologique du docteur Pierre Simon n’est rien de moins que le parachèvement de la mise en place de nouvelles « technologies de pouvoir » qui ne se réduisent pas à la coercition, elles sont productrices de subjectivités rationnelles et responsables. Ce qui ne veut pas dire que le pouvoir cesse de réprimer mais que l’ordre historique est inversé, le pouvoir produit du réel avant de réprimer.
Contrairement à la sexologie conservatrice qui entendait naturaliser la sexualité normale en étudiant ses marges perverses (cf. « Marcel Eck contre le péril homosexuel » in La Gaie Panique, éd. Divergences), la sexologie libérale opère une véritable rupture avec ces méthodes « à l’ancienne » de répression de l’homosexualité en se concentrant uniquement sur la sexualité dite normale, c’est-à-dire reproductrice. On comprend mieux pourquoi l’homosexualité ne suscite pas beaucoup son intérêt, celle-ci a rejoint une place d’indifférence (ou de rationalisation) en tant que comportement sexuel minoritaire de la société française, désormais toléré et intégré dans un pacte social : l’homosexualité est une fiction qui a pris corps [9]. Ainsi, voici ce qu’affirme Pierre Simon à propos de militants comme ceux du FHAR et du MLF qui cherchent au contraire à « désintégrer la société » :
Tous ceux qui s’opposent à cette société, tous ceux qui ont créé cette espèce de contre-culture se sont assis justement sur ce qui peut être des minorités et des singularités, et en partie sur le sexe comme d’autres sur la couleur de la peau, ou d’autres sur les origines ethniques. Et c’est pour ça qu’on voit des minorités sexuelles qui, aujourd’hui servent de courant politique et servent à saper une société. Alors quelles sont les possibilités qui nous sont offertes ? Je ne veux pas dire si l’on n’y prend garde mais si l’on n’intègre pas la sexualité au courant de notre propre société ? Et bien, on va assister à un système de sape et on va voir des défilés du type de ceux qu’on a vus dans laquelle, soit les mouvements de libération de la femme, soit comme on l’a vu au mois de mai dernier le front révolutionnaire des homosexuels défiler avec les gauchistes au mois de mai. [10]
Son entreprise de « récupération » ne suppose nullement l’exercice fondamental de la violence, mais laisse planer cette dernière comme une issue possible si le contrat social n’est pas respecté. La violence devient une perspective. Ainsi, à la notion de « contre-nature » utilisée par les conservateurs, le docteur et politicien Simon avance la menace d’une « contre-culture » : « Et l’on va voir, s’appuyant sur la sexualité tout un système qui va tenter d’appuyer sa contre-culture et puis son opposition à la société. » [11] Dans ses propos, la crainte du désordre est réelle et doit être neutralisée par l’application d’une récupération politique, et cela passe par un réformisme pénal, médical, et social : supprimer la sentence et la remplacer par l’intégration. Que contiendrait cette « contre-culture » qui mettrait en danger la société ? Pierre Simon ne développe pas davantage ses propos, mais une phrase trahit sa pensée et pourrait nous aider à identifier la menace : « des minorités sexuelles qui servent de courant politique ». Il y a, dans cette paranoïa politique, le dévoilement d’une peur que les homosexuels seraient porteurs d’une idéologie viciée. Je me mets à penser que cette idéologie viciée, qui emprunterait le « courant » des minorités sexuelles, pourrait être le communisme, ou en tout cas une idéologie qui s’opposerait frontalement au capitalisme. Perrine Simon-Nahum [12], fille de Pierre Simon qui intervient dans cette même émission de radio en tant que témoin et défenseuse des travaux de son père, explique la querelle avec les militantes féministes et homosexuels en termes de dette politique (ingratitude du militantisme) et prétend que celui qui œuvra aux côtés des gouvernements gaulliste défendait une liberté apolitique :
Avec l’un et l’autre, je crois qu’il a beaucoup servi leur cause tant que leur cause n’était pas récupérée par une idéologie, en particulier une idéologie d’extrême-gauche, marxiste. Encore une fois, c’est quelqu’un qui a vécu la guerre, c’est quelqu’un qui a vécu l’affrontement avec le Parti communiste et qui ne s’est jamais laissé enrôlé dans des idéologies, qui a toujours pensé que ce qui devait prévaloir c’était la liberté.
Ce que l’on a pu nommer une « récupération politique » des mouvements de libération sexuelle a été contemporaine de ces mêmes mouvements. Tandis que des groupes féministes luttaient pour des pratiques autonomes des avortements et des accouchements (cf. Mouvement pour la liberté de l’avortement et de la contraception), le pouvoir politique lui avait répondu par des procès de pratiques illégales de la médecine et en réaffirmant les médecins comme seule légitimité d’intervention sur les corps des femmes. Tandis que les homos luttaient pour une dépénalisation de leurs pratiques sexuelles, l’État a fini par accepter tout en lui indiquant les chemins qui mènent vers les lieux privatifs et monnayables. Les expérimentations sociales de ces mouvements qui remettaient en question les structures même de la reproduction capitaliste ont tout simplement subi une contre-révolution sexuelle.
Le spectre de l’anti-communisme du XX° siècle français sous-tend encore aujourd’hui les conflits sociaux et politiques, revivifié à coup de « communautarisme », d’« idéologie LGBT » et de « wokisme ». Cette théorie ni de droite ni de gauche de la sexualité a sa petite histoire qu’il fallait raconter pour comprendre pourquoi aujourd’hui les sirènes du libéralisme siéent si bien à un certain conformisme féministe et LGBT+.
Mickaël Tempête.
[1] Maryse Jaspard, « L’observation statistique de la sexualité », in Sociologie des comportements sexuels. La Découverte, 2017, pp. 77-88.
[2] Ibid.
[3] Robert Boulin (1920-1979) est un homme politique français. Il fut Résistant en intégrant en 1941 le réseau Navarre (qui recrute parmi les hommes politiques de droite). Il est initié à la franc-maçonnerie en 1975. Gaulliste, il entame sa carrière politique en tant que député UNR (le même parti que Paul Mirguet). Secrétaire d’État puis ministre sous les présidences de Charles de Gaulle, Georges Pompidou et Valéry Giscard d’Estaing.
[4] Pierre Simon, Rapport sur le comportement sexuel des français, Julliard, 1972, p. 18.
[5] Ibid., p. 18.
[6] Ibid., p. 23.
[7] Ibid., p. 268.
[8] Pierre Simon, « En France, en 1972, le rapport Simon : série Enquête sur le sexe épisode 3 », in Jean Lebrun, La Marche de l’Histoire, France Inter, 19 février 2020, 29 minutes.
[9] Selon Guy Hocquenghem : « L’homosexuel produit n’a plus qu’à venir occuper la place qu’on lui a réservée, qu’à jouer le rôle qu’on lui a programmé, et il le fait avec enthousiasme, il en redemande. », in Le désir homosexuel, op. cit., p. 75.
[10] Ibid.
[11] Ibid.
[12] Perrine Simon-Nahum (1960-…) est une historienne et philosophe française. Directrice de recherches au CNRS. Directrice de collection aux éditions Odile Jacob. Spécialiste de l’histoire du judaïsme, de philosophie de l’histoire et de théorie politique. Et fille de Pierre Simon.
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