« Tant que je serai à la tête du pays, l’homosexualité ne sera pas dépénalisée au Sénégal » [1]. C’est avec ses mots, prononcés le 27 janvier 2022, que le président du Sénégal, Macky Sall rappelait sa position devant l’association des imams et oulémas du Sénégal. Depuis une vingtaine d’années, la situation des homosexuels sénégalais s’est passablement dégradée tant par la répression de l’État exercé par la police et la justice que par le rejet et la violence de la société.
Compte tenu de ce caractère brulant de la question homosexuelle, Macky Sall s’est toujours efforcé de ménager la communauté internationale [2], principalement française. Premier investisseur et premier partenaire commercial du Sénégal, la France, dont les multinationales sont très bien implantées, exerce des formes de pressions [3], par l’économie, mais aussi par les aides au développement en direction d’un plus grand respect et de légiférations en faveur des droits de l’homme, de respect des minorités ou de la santé.
On comprendra donc qu’une image ambiguë est renvoyée par les ONG occidentale à la population sénégalaise. Alors que le travail sanitaire, de prévention et de protection mit en place par ces organismes est essentiel, leur présence, leur discours et leur mode de fonctionnement sont perçus comme un cheval de Troie occidental introduisant mode de vie, mœurs et façon de penser.
D’un autre côté, l’État sénégalais ne peut pas se permettre qu’une force politique ou un contre-pouvoir s’empare de la question homosexuelle. Très dépendant de l’opinion publique, celui-ci ne peut pas risquer de mettre en jeu son autorité par un conflit avec sa population. On a pu voir au cours des dernières années des collectifs importants se former contre une éventuelle décriminalisation de l’homosexualité comme « And Samm Jikko Yi » (Ensemble pour la sauvegarde de nos valeurs en wolof) regroupant associations, chefs religieux et personnalités publiques [4].
Cette instrumentalisation de l’homophobie n’est pourtant pas l’essentiel du caractère politique de l’homosexualité. Le tabou qu’incarnent les goor-jigeens est particulièrement profond dans la société sénégalaise. L’interdit social qui frappe l’homosexualité ne s’applique pas seulement au fait d’avoir un rapport sexuel avec une personne du même sexe, mais prend l’ampleur symbolique du fait même d’entrer en contact avec. Tout ce qui oriente les pensées vers ce qui est interdit, vers l’image d’un rapport homosexuel, qui établissent un contact par la pensée est défendu au même titre que le contact physique immédiat.
Quiconque a transgressé un tabou est devenu de ce fait lui-même tabou…
Cette situation initiale semble se complexifier par le biais des études historiques sur les mœurs sociales et sexuelles de l’Afrique de l’ouest qui racontent que les pratiques d’inversion de genre ont bénéficié, dans l’histoire récente puisque de mémoire des plus anciens, d’une tolérance et de places et fonctions au sein de la société sénégalaise. A l’inverse de la construction de l’homosexuel comme analysé par Michel Foucault, le góor-jigéen, littéralement homme-femme en Wolof, se caractérise par son inclusion dans le social. Homosexuel et góor-jigéen ont ainsi pu cohabiter sans désigner la même chose, c’est-à-dire sans susciter le même rapport avec l’ensemble des sénégalais. Le glissement vers une teneur purement sexuelle et infamante de l’expression est particulièrement récent.
Voici donc les trois éléments entre lesquels nous naviguerons tout au long de cette courte étude.
La lecture des notes est essentielle pour permettre l’évasion des conceptions européennes de violence, d’État ou encore d’Islam.
UNE SITUATION DIFFICILE
Dans son rapport de 2010 Craindre pour sa vie, violences contre les hommes gays et perçus comme tels au Sénégal, Human Rights watch [5] note que les violences à l’encontre des personnes fondées sur l’orientation sexuelle et l’expression de genre se sont intensifiées au Sénégal début 2008. Les hommes se disant gays ou perçus comme tels sont progressivement devenus la cible de la vindicte populaire et d’arrestations arbitraires. L’ONG a pu établir l’existence de nombreux cas de violences lors d’une enquête menée en 2009 et début 2010 : brutalités policières, détentions arbitraires, menaces physiques, agressions, insultes, chantage, extorsion, et vol. Elle a, en outre, pointé du doigt le rôle joué par les médias et les institutions religieuses dans l’instauration de ce climat de violence.
En voici quelques exemples :
Février 2008, après la publication de photos d’un « mariage gay » dans le magazine Icone, la police arrête ceux dont le visage est reconnaissable. En l’absence de preuves, les hommes sont relâchés, mais l’évènement est tellement médiatisé qu’il contraint la plupart des hommes à l’exil après avoir été ouvertement attaqué et menacé. Madièye Diallo, exilé au Mali pendant plus d’un an, malade et fragile, rentrera dans sa famille avant de décéder au cours de l’année 2009. Par deux fois, son corps fut exhumé par les habitants du quartier et traîné jusque devant la maison de ses parents. Sa famille décida de l’enterrer dans l’arrière-cour de la maison. Cette histoire particulièrement difficile s’est répétée au cours de la décennie. Des vidéos devenues virales d’exhumation de cadavres d’homosexuels accentuent encore un peu plus la violence exercée à leur encontre. C’est une vidéo de ce genre qui sera le point de départ du roman De purs hommes de Mohamed Mbougar Sarr [6] traitant de la violence homophobe de la société sénégalaise.
25 janvier 2016, le journal jeuneafrique.com relate l’affaire de Kaolack : « Dans la nuit du 24 au 25 décembre 2015, onze hommes soupçonnés d’avoir participé à un mariage gay étaient interpelés par la police de Kaolack dans l’enceinte du lycée Ibrahima Diouf, lors d’une soirée. Dès le lendemain, l’affaire fait scandale dans la capitale du bassin arachidier, où des rassemblements s’improvisent, résolument hostiles aux onze suspects. Lundi 28 décembre, au terme de leur garde à vue, ces derniers sont déférés au Parquet. Mais le procureur du TGI de Kaolack, considérant que le dossier ne contient pas d’éléments suffisants pour les incriminer, classe l’affaire sans suite et ordonne leur remise en liberté. Au-dehors, les manifestations de colère redoublent d’intensité. Massée devant le tribunal, la foule semble prête au lynchage [7]. Les policiers devront finalement attendre 2 heures du matin pour relâcher discrètement les intéressés — dissimulés dans des véhicules banalisés — aux quatre coins de la ville. » [8]
23 mai 2021 une grande manifestation, initié par un collectif d’associations visant à défendre les valeurs traditionnelles contre les pressions internationales, réclamait une loi criminalisant l’homosexualité [9]. La foule brulait le drapeau LGBT pendant que les guides confrériques soufis, unanimes sur la volonté de combattre activement ce fléau appelaient à « brûler » les homosexuels. L’évènement fait grand bruit puisqu’il politise la question au point de faire réagir le gouvernement. Il proposera l’année suivante un projet de loi visant à alourdir les peines à l’encontre des homosexuels.
28 mai 2021 un scandale éclate dans l’éducation nationale après qu’un sujet de bac blanc d’anglais, proposé dans le département de Rufisque, ai proposé un texte extrait des chroniques de San Francisco d’Armistead Maupin. Ce texte, une lettre d’un fils à sa mère, aborde la question de son homosexualité et les difficultés sociales que celle-ci lui pose. Les questions de l’examen « que pensez-vous de ce texte ? Êtes-vous pour ou contre l’exclusion des homosexuels au Sénégal ? » ont été jugés prosélytes. Dans un des nombreux articles de journaux sur le sujet [10] on peut lire « Le mal est profond pour deux raisons : d’abord l’offensive pour la banalisation de l’homosexualité, ensuite faire passer cette abominable pratique dans notre société. Rien ne semble arrêter ces gens pour la réussite de leur projet… ».
Les témoignages abondent sur le drame que constitue la révélation sociale de l’homosexualité d’un individu [11] :
« Il m’a dit que mon frère aîné lui avait dit : “Si tu le vois, dis-lui de ne jamais revenir, parce que s’il revient, je le tuerai.” Ma sœur a appelé mon ami et lui a dit : “Si XXX est chez toi, fous-le dehors pour qu’on puisse le livrer à la police. »
« Le mardi, j’ai reçu un appel d’une fille de mon quartier avec laquelle je ne m’entendais pas. Elle m’a dit : “Tout le monde te cherche. Quand ils t’auront trouvé, ils te tabasseront, te tailladeront les jambes et te tueront. »
« À l’arrivée de la police, je me suis enfui. Je suis monté en courant au quatrième étage. La police m’a poursuivi. Le seul moyen de m’échapper était de sauter. J’ai envisagé un instant de ne pas sauter et de laisser les policiers m’arrêter, mais avec ma tenue féminine, je me suis dit que s’ils m’attrapaient, ça irait mal pour moi. Alors j’ai préféré sauter et j’ai atterri sur le toit d’une maison voisine. Je me suis fait très mal au genou. J’avais le visage écorché. (…) Cette nuit-là, je suis parti de chez moi pour aller à Thiaroye et je n’y suis plus jamais retourné. »
En complément de la note7, il nous semble nécessaire de faire percevoir que la violence, tant verbale que physique, fait partie intégrante des normes sociales sénégalaise. Les expressions telles que « je vais te tuer » ou « que Dieu m’accorde ta mort » revêtent une généralité que l’on retrouve dans une foule de contexte qui dépasse largement le cadre de notre étude.
LOI RÉPRESSIVE ET HÉRITAGE COLONIAL
C’est en vertu de l’article 319 du Code pénal sénégalais que la police et la justice arrêtent et écrouent les homosexuels. L’article stipule que « sera puni d’un emprisonnement d’un à cinq ans et d’une amande de 100 000 à 1 500 000 francs CFA, quiconque aura commis un acte impudique ou contre nature avec un individu de son sexe. Si l’acte a été commis avec un mineur de 21 ans, le maximum de la peine sera toujours prononcé ».
Comme c’est également le cas pour la plupart des pays d’Afrique de l’Ouest, les lois réprimant l’homosexualité sont des reliques de la période coloniale. Dans un article de Tatiana Salvan paru dans le journal Libération et datant de novembre 2014, la journaliste interroge le sociologue camerounais Charles Gueboguo [12] :
« C’est l’interdiction légale de l’homosexualité qui a été imposée par l’Occident à travers un système législatif qui reproduisait celui en vigueur dans les métropoles d’alors, et non le contraire. Les législations des nouveaux pays africains après les indépendances ont été inspirées par les colons et conçues parfois par ces derniers comme un package de nombreux interdits pour établir de nouvelles valeurs nationales se voulant fédératrices.
Ainsi, par exemple, au Sénégal, la loi contre l’homosexualité est mot pour mot l’ordonnance de juin 1942 signée par le Maréchal Pétain. »
Pour qu’un procès puisse avoir lieu, il faut une preuve tangible qu’il y a eu rapport homosexuel. Lorsqu’il n’y a pas de preuve, les personnes incarcérées sont relâchées. Toutefois, elles auront subi affront et tortures de la part de la police. Les témoignages sont toujours concordants :
« Il y avait une dizaine de gendarmes. Ils nous ont fait faire des pompes pendant plus d’une heure. Si l’on refusait ou arrêtait, ils nous battaient. Ils nous demandaient d’aller de plus en plus vite et si l’on n’y arrivait pas, ils nous aspergeaient d’eau. Ils ne nous ont pas laissé téléphoner. Ils nous traitaient de goorjigeen et de pédés. Ils disaient : “Pourquoi vous ne voulez pas de nos femmes, de nos jolies femmes ?” Nous avons été battus, frappés, giflés au visage et à la tête. Ils ne nous ont pas laissés aller aux toilettes pendant des heures. » [13]
À propos de cette violence d’État, Boris Bertolt explique que les arrestations tous azimuts des homosexuels ont principalement pour objectif le renforcement de la légitimité politique et morale des institutions. L’État se fait le « sous-traitant de la violence » en déléguant aux populations la répression de l’homosexualité afin de ne pas susciter la réprobation des organismes internationaux concernant la défense des droits de l’homme. La police et la justice entretiennent une connivence avec la population hétérosexuelle dans la traque des homosexuels. Cette population se sent investie du même devoir que les policiers de faire appliquer les normes et valeurs légales régulant le genre et la sexualité. L’impunité dont jouissent les agresseurs auprès des forces de sécurité alimente la violence homophobe et installe un climat de peur chez les homosexuels [14].
Il faut toutefois entendre cette sous-traitance comme une incapacité. Il ne s’agit pas tant d’une stratégie que d’une incapacité qui fait que L’État sénégalais n’est pas en mesure de s’approprier la violence politique et sociale nécessaire au maintien de l’ordre. Si en Occident, l’État détient le monopole de la violence légitime, au Sénégal cette légitimité appartient également à la population qui fait respecter ses valeurs et sa morale.
UNE HISTOIRE TROUÉE
Au Sénégal, une majorité de gens perçoivent l’homosexualité comme une importation occidentale. Or, qu’elle soit ancienne ou récente, l’histoire des sexualités d’Afrique de l’Ouest donne tort à ce lieu commun si rependu. Ndèye Gning [15] parle de sources concordantes à établir l’existence, bien avant la période coloniale, de pratiques homosexuelles « traditionnelles », « autochtones » et socialement définies. « On connaît la dimension ritualisée de ces pratiques sexuelles chez les Azandés [16] du Soudan, les Mossis [17] de l’Afrique occidentale ou les Wolofs [18] du Sénégal.
Pour une histoire plus récente, le podcast d’euronews « Dans la tête des hommes » [19] reportage sur les goor-jigeens ou l’homophobie au Sénégal donne le ton. On y découvre le journal de voyage de Michael Davidson qui présente Dakar comme la capitale gay d’Afrique de l’Ouest :
« En 1949, Dakar était déjà une ville réputée gay friendly en Afrique de l’Ouest où l’homosexualité était acceptée. Neuf ans plus tard, lorsque j’y suis retourné, les Français étaient partis et la ville était plus gay que jamais. Pour une raison qui m’échappe relevant de l’histoire et de l’ethnographie on évoque la réputation de cette région ouverte aux pratiques homosexuelles et Dakar ne déméritait pas, loin de là. »
« Homme biologique paré de vêtements et d’attributs féminins (maquillage, dépigmentation de la peau, etc.), agrégés au monde des femmes, principalement celles de la haute société (nommées diriyanké), le góor-jigéen occupait au Sénégal, durant la majeure partie du XXe siècle, la fonction de maître de cérémonie lors de mariages ou de baptêmes par exemple, notamment grâce à son savoir-faire culinaire (dont l’une des traces est l’existence pérenne de la “sauce góor-jigéen”). Il se chargeait plus ordinairement d’égayer le quotidien de ces dames, en empruntant certaines de leurs manières et façons d’être, mais aussi de les conseiller. Jusqu’aux années 1980, le góor-jigéen était considéré par la plupart des Sénégalais comme un homme biologique mimant la femme et occupant préférentiellement certaines fonctions sociales. Pendant longtemps, son statut et sa place étaient ainsi reconnus au sein de la société. Mais sa sexualité n’était pas interrogée » [20]
Le podcast propose également le témoignage du professeur d’étude panafricaine à l’université du Kent Babacar N’Baye :
« Quand je grandissais, j’en voyais (des goor-jigeens) dans les sabars [21], c’était les cérémonies de danse qui existaient qui existaient au Sénégal et qui existent toujours. On en voyait dans les sabbats. On en voyait dans les baptêmes. Pas tout le temps. Mais parfois. Mais on en avait un certain respect envers ces individus-là.
Il n’y avait pas d’insulte il n’y avait même pas d’accent sur ces individus-là. On les voyait et on ne disait rien. Mais maintenant, quand on regarde comment dirai-je la TV ou quand on lit les journaux, ce que l’on voit c’est des insultes, des injures contre ces individus. »
Il y a toujours des góor-jigéen dans les sabars. D’autres occasions, principalement des fêtes ou des célébrations religieuses, offrent de manière ritualisée, l’occasion de performer l’autre genre, de jouer avec la transgression des valeurs. On peut citer le soir du tamkharit (fête religieuse célébré le dixième jour du premier mois de l’année selon le calendrier musulman), célébration au cours de laquelle les sénégalais fêtent le tadjabone. Les hommes se déguisent en femmes ( et vice versa selon certaines sources) et demandent de l’argent aux habitants de leurs quartiers. Cette coutume bien que donnant lieu à des controverses est toujours honorée [22].
Si la visibilité de ces pratiques a reculé avec l’amalgame entre góor-jigéen et homosexuel et le sens injurieux que recouvre maintenant la notion de góor-jigéen, elles continuent pourtant à susciter questions et débats. La raison en est que l’on peut performer un autre genre au Sénégal, par exemple les filles garçon-manqué sont généralement appelé « garçon » par leur entourage. Si le terme est plutôt moqueur, il favorise une tolérance envers une forme de masculinisation du féminin. Pour les hommes, si les normes de la masculinité sont beaucoup plus exigeantes au quotidien, elles peuvent ainsi être renversées dans les sabars et les fêtes.
INTIMITÉ ET PARENTÉ
Contrairement à l’histoire des sociétés occidentales dont le développement industriel (capitalisme) a transformé le tissu social familialiste en un mouvement d’indépendance progressif de l’individu vis-à-vis de sa parenté, la société sénégalaise elle est construite selon des réseaux de parenté denses qui comprennent des liens familiaux, amicaux et de voisinage. Ces liens sont extrêmement exigeants et regardants quant aux normes comportementales : ils encadrent les pratiques de la vie quotidienne et sont les garants de leurs reproductions [23].
Alors qu’en occident, l’homosexuel s’émancipe par sa seule force de travail et la possibilité existentielle de vivre seul, la société sénégalaise ne permet pas un tel choix de vie. « Parce que la perte du réseau social (amis et famille) constitue une véritable mise en danger économique, les personnes homosexuelles sont contraintes de développer des tactiques de dissimilation. Pour se protéger, ils se marient ou collectionnent les conquêtes hétérosexuelles, adoptant une identité sexuelle multiple. La difficile articulation d’une pensée de sa singularité et de sa place dans le monde s’incarne violemment dans le déni de l’homosexualité. » [24]
L’homosexualité n’est pas une possibilité valide. Aux yeux de la société sénégalaise, elle ne peut pas être considérée comme un choix de vie. Elle représente au contraire l’impossibilité même, la destruction de lien de parenté, du lien social. Et puisqu’elle ne peut pas être considérée comme une possibilité existentielle, elle devient donc menace, menace des fondements de la société. La simple rumeur d’une homosexualité dans une maison est un puissant moyen de coercition permettant aux normes et aux traditions d’assoir leurs autorités. On peut ainsi lire dans une note d’un chapitre consacré au mariage du livre d’Ismaël Moya De l’argent aux valeurs, femmes, économie et société à Dakar :
« Certaines situations sont plus violentes. Ainsi après le refus répété par un homme de 34 ans, noctambule et « noceur » (c’est-à-dire fêtard) bien connu, d’un certain nombre de mariages plus ou moins arrangés par sa mère ou la sœur de son père, des rumeurs ou des allusions indirectes sur sa possible homosexualité ont commencé à circuler au sein de sa famille et l’on contraint, à grand regret, à accepter d’épouser la fille d’un frère agnatique de sa mère. » [25]
La définition de la masculinité au Sénégal ne permet pas à un homme seul, même entouré de ses réseaux, de vivre indépendamment de l’institution du mariage. Un homme, est un homme marié. Ce simple fait montre la puissance des valeurs sociales sénégalaises qui soumettent et canalisent les désirs pour construire les rôles sociaux d’homme et de femme.
TABOU
L’homosexualité est un interdit social très fort au Sénégal. Comme on vient de le voir, il représente une impasse, un non-sens existentiel incapable de dégager une voie vivable au sein des structures sociales. La violence collective, comme les chasses aux homosexuels dans les universités [26], procède du combat collectif contre ce qui est contraire aux mœurs et à la morale. Comme pour la sorcellerie ou la criminalité, l’organisation sociale constitué pour mettre fin au problème emprunte volontiers la voie de la violence, du lynchage et même parfois de la mort.
Le concept de tabou, construit par Sigmund Freud, nous semble le plus indiqué pour caractériser ce phénomène social.
« L’homme qui a transgressé un tabou devient lui-même tabou parce qu’il a la dangereuse capacité de susciter chez autrui la tentation de suivre son exemple. Il éveille l’envie : pourquoi ce qui est défendu aux autres lui serait permis ? Il est donc réellement contagieux dans la mesure ou chaque exemple incite à l’imitation, et c’est pourquoi lui-même doit être évité. » [27]
Cet extrait de totem et tabou doit attirer notre attention sur la perception que le corps social entretient avec l’homosexualité. Si un homme vit pleinement son homosexualité alors d’autres feront de même et on assistera bientôt à une dislocation du monde social dans son entier. Le rejet encré dans la conscience morale, puis la violence comme réparation, comme guérison du corps social doit intervenir inévitablement afin de refermer ce qui a été ouvert en chacun, la possibilité d’un désir divergeant et contraire à la morale.
« C’est seulement lorsqu’il n’y a pas eu vengeance spontanée de la transgression sur la personne du criminel que s’éveille un sentiment collectif d’une menace qui pèserait sur tous du fait du sacrilège, et ils se hâtent d’appliquer eux-mêmes le châtiment qui a fait défaut. Nous nous expliquons aisément le mécanisme de cette solidarité. La peur de l’exemple contagieux, de la tentation de faire de même, donc de la contagiosité du tabou, est en jeu. Si un individu a réussi à satisfaire le désir refoulé, dans tous les autres membres de la société vit nécessairement le même désir ; pour réprimer cette tentation, il faut priver du fruit de son audace celui qui au fond, est envié et, assez souvent, le châtiment donne l’occasion à ceux qui l’appliquent de commettre à leur tour le même acte sacrilège sous prétexte de l’expier. » [28]
Et en effet, il n’est pas rare de rencontrer dans le déchainement de violence à l’encontre des homosexuels une sorte de Talion, exutoire social d’un désir refoulé. Dans un bref témoignage à la télévision française, Omar, incarcéré pour homosexualité dans une cellule d’une centaine de prisonniers raconte ses viols en prisons : « Si tu te laisses sauter, le matin la personne qui t’a sauté te laisse prendre ta douche. Ils font ça sans capote (…) j’ai été violé en prison c’était horrible. C’était la première fois que j’avais vécu une telle chose dans ma vie. Je ne l’oublierai jamais (…) ils disent que l’homosexualité est très grave et qu’on doit tuer les personnes qui ont un penchant homosexuel » [29].
Si le phénomène de l’homosexualité s’inscrit dans un tabou très fort garant des structures sociales du Sénégal, il trouve aussi des causes dans la politique de manière consciente. Le professeur socioanthropologue à l’université de Dakar Cheikh Ibrahima Niang, militant pour la dépénalisation de l’homosexualité, voit dans la politisation et la radicalisation du discours religieux une cause importante de l’homophobie [30].
POLITISATION DE LA QUESTION HOMOSEXUELLE
Pourquoi parler de politisation ? Parce que le rejet de ce tabou social, comme nous venons de le voir est un vecteur susceptible de mobiliser l’intégralité du corps social. La construction d’une politique relative à ce tabou consiste à mettre en place une politique de l’homophobie au travers de pratiques et de discours. Il faut entendre ici que dans sa capacité de mobilisation générale, l’homophobie est un vecteur de pouvoir et d’influence utilisé par l’ensemble des pouvoirs et contre-pouvoirs qui forme la démocratie sénégalaise.
Si nous avons déjà évoqué le front islamique [31] composé d’associatifs et de chefs religieux appelant à un durcissement voire à la peine de mort pour les personnes reconnues coupables de crime contre nature, il nous faut également signaler le rôle de l’Église catholique et de ses représentants sénégalais. Trois jours après la grande manifestation du front islamique du 25 mai 2021, l’Église catholique du Sénégal prend la parole dans le but de faire connaitre sa position et d’assoir son autorité. L’archevêque de Dakar, Monseigneur Benjamin Ndiaye déclare ainsi :
« Les évêques réitèrent leur déclaration de Thiès faite en novembre 2019 pour rejeter l’homosexualité et la pédophilie qui sont contraires à nos valeurs. La position de l’Église sur l’homosexualité se base sur la révélation ; si vous lisez la Bible, à l’origine, Dieu créa l’homme et la femme et leur dit : soyez féconds, remplissez la Terre ».
A la question d’un journaliste sur la prononciation de l’Église quant à la criminalisation de l’homosexualité, celui-ci a répondu : « Nous ne voulons pas être juges des personnes, c’est cela que nous voulons éviter. Nous ne sommes pas un Tribunal de Dieu pour dire qui mérite d’être mis aux enfers et qui mérite d’être brulé ou égorgé. Cela n’est pas de notre ressort » [32]. L’influence des sphères religieuses ne se cantonne pas à la morale sociale des Sénégalais. Elle participe pleinement à la construction politique du pays jusque dans les processus électoraux [33].
Le rôle de l’État est beaucoup plus ambigu. Comme nous le faisions remarquer en introduction, l’État doit composer avec les différentes forces politiques traversant le pays, les pressions internationales, la législation en vigueur. S’il n’a aucun intérêt à durcir la législation qui criminalise l’homosexualité, illustré par le rejet du parlement sénégalais le 6 janvier 2022 de durcir la répression anti-homosexuelle [34], il n’en reste pas moins dans l’obligation de réitérer régulièrement la promesse qu’il ne dépénalisera pas l’homosexualité.
Par ailleurs, la globalisation de l’économie favorise, pour les Sénégalais, une perception du monde dans lequel ce qui est extérieur tend à déstabiliser, voire à mettre en péril valeurs, coutumes et traditions. Si certains éléments provoquent l’enthousiasme comme les télénovelas mexicaines ou les contrefaçons de marques de luxe occidentales, l’efféminisation masculine [35] et l’homosexualité apparaissent comme des éléments exogènes placés là dans le but délibéré de nuire à la tradition.
Ce rejet destiné à protéger le pays et sa vertu ne trouve pas à se dire positivement. Or on sait bien que si la tradition reste (gestes, pratiques rituelles) le rapport à celle-ci change et change même très rapidement. Toutefois la resignification n’est pas un phénomène à sens unique.
IL N’Y A PAS DE FIN
Deux grands processus incommunicables forment l’étau broyant les homosexuels sénégalais. D’un côté, une tradition, collective et anonyme, se rétractant dans un mouvement continu trouve dans le rejet du bouc émissaire goor-jigeen un motif d’unité sociale et religieuse.
De l’autre, une présence occidentale dont la défense des droits des individus, particulièrement les personnes vulnérables comme les malades du sida ou les homosexuels est perçu comme un nouveau colonialisme de l’occident mondialisé [36].
L’Etat, n’a pas d’autre choix que de se maintenir entre les deux. Si a certain égard, celui-ci s’efforce de favoriser les associations et ONG de soutiens aux homosexuels, il n’en criminalise pas moins leur existence par la justice et la police. Symbole exemplaire d’une impasse, mais également symbole universel de la difficulté à transformer une tradition sans y perdre son âme.
Tati-Gabrielle
[1] Bien que son discours se soit durci au fil du temps, sa position ne varie guère. On peut citer une interview sur itélé, en date du 27 octobre 2015 dans laquelle il affirme : « Au nom de quoi, parce qu’ailleurs l’homosexualité est dépénalisée, cela doit être une loi universelle ? » et de poursuivre : « Nous avons des homosexuels chez nous. Les associations n’ont pas de difficultés avec le gouvernement, mais est-ce qu’elles n’auront pas de difficultés avec la société ? Ça, c’est une autre affaire. Les gens doivent avoir la modestie de comprendre que tous les pays ne sont pas les mêmes, n’ont pas les mêmes histoires, n’ont pas les mêmes évolutions. »
https://www.youtube.com/watch?v=rMpNdZ4mAOc
Citons également cette déclaration de 2013 lors d’une conférence de presse avec Barack Obama : « On n’est pas prêts à dépénaliser l’homosexualité. C’est l’option du Sénégal pour le moment ».
https://www.lemonde.fr/afrique/article/2013/06/27/a-dakar-choc-des-cultures-entre-barack-obama-et-macky-sall-sur-l-homosexualite_3438210_3212.html
[2] Un exemple récent nous est fourni du jeu d’équilibre de Macky Sall lors de la venue du président canadien Justin Trudeau en 2020 https://information.tv5monde.com/video/canada-senegal-la-question-de-l-homosexualite-au-coeur-de-la-rencontre-entre-justin-trudeau-et
[3] http://www.soninkara.com/informations/actualites/apres-sarkzoy-bertrand-delanoe-apporte-son-soutien-aux-homosexuels-senegalais.html
[4] On peut constater, dans l’article proposé en lien, l’aspect éminemment politique de la morale et le poids de la religion dans l’organisation de la politique sénégalaise. https://www.seneplus.com/politique/and-samm-jikko-yi-le-glissement-politique
[6] Mohamed Mbougar Sarr, De purs hommes, éditions Jimsaan (Dakar), 2018 puis Le livre de poche (Paris) 2021.
[7] La notion de lynchage apparait régulièrement dans la presse sénégalaise et n’a rien d’inhabituelle. Beaucoup de raisons sont susceptibles d’entrainer des déchainements de violence de la part de la population (vol, sorcellerie, criminalité…). Le lynchage est vécu et perçu comme une forme de justice populaire. C’est par ce biais qu’il faut se représenter les attaques contre les homosexuels sénégalais.
Pour comprendre un peu mieux les mécanismes de la violence populaire, voir Julien Bonhomme et Julien Bondaz, L’Offrande de la mort. Une rumeur au Sénégal, CNRS éditions.
[10] https://senego.com/bac-blanc-lia-de-rufisque-propose-aux-eleves-un-texte-qui-fait-la-promotion-de-lhomosexualite_1275191.html
[11] Les citations sont extraites du rapport de Human Rights watch https://www.hrw.org/reports/senegal1110frwebwcover.pdf
[12] https://www.liberation.fr/planete/2014/11/19/en-afrique-l-homophobie-est-un-exutoire-pour-tous-les-autres-maux-sociaux_1128017/
[13] Le témoignage de Babacar est extrait du rapport de Human Right Watch « craindre pour sa vie » https://www.hrw.org/reports/senegal1110frwebwcover.pdf
[14] Boris Bertolt Les ambiguïtés de la question homosexuelle au Sénégal, Editions de l’EHESS, « cahier d’études africaines », 2020.
[15] Ndeye Gnagna Gning, Les motifs de l’illégitimité sociale de l’homosexualité au Sénégal, Africultures, 1993.
[16] Edward Evan Evans-Pritchard, L’inversion sexuelle chez les Azandé, traduction de Christophe Broqua, Politique africaine 2012/2 (N° 126). https://www.cairn.info/revue-politique-africaine-2012-2-page-109.htm
[17] Charles Gueboguo, l’homosexualité en Afrique : sens et variations d’hirer à nos jours, 2006. https://journals.openedition.org/socio-logos/37
[18] Joseph Larmarange, Annabel Desgrées du Loû, Catherine Enel, Abdoulaye Wade, Homosexualité et bisexualité au Sénégal : une réalité multiforme, Population 2009/4 (Vol. 64). https://www.cairn.info/revue-population-2009-4-page-723.htm
[19] Podcast d’Euronews « Dans la tête des hommes » https://fr.euronews.com/culture/2021/01/04/podcast-dans-la-tete-des-hommes-tous-nos-episodes
Épisode 5 : Le Góor-jigéen au Sénégal : le secret
Épisode 6 : Le Góor-jigéen au Sénégal : le passé
Épisode 7 : Le Góor-jigéen au Sénégal : le coming out
Épisode 8 : Le Góor-jigéen au Sénégal : la colonisation sexuelle
[20] Christophe Broqua Góor-jigéen : la resignification négative d’une catégorie entre genre et sexualité au Sénégal, 2017, La nouvelle revue des sciences sociales.
[21] Aurélie Doignon définit le sabar comme la danse populaire et festive du Sénégal, performée par les femmes lors des baptêmes, des mariages, des fêtes de tontine, etc. Seuls les musiciens sont des hommes. En plus des sabars de rue, le folklore des faux-lions est une performance de sabar dansée par les hommes.
Dans son roman déjà mentionné, Mohamed Mbougar Sarr met en scène un homme travesti divinement en femme, Samba Awa, qui anime les sabars du quartier. On peut ainsi lire :
« Samba Awa Niang était un cas à part dans ce pays. Une exception. Dans un pays majoritairement musulman où les homosexuels étaient exclus de la vie sociale – et parfois de la vie tout court –, je ne comprenais pas que Samba Awa Niang fût épargné, voire apprécié, alors que tout le monde savait qu’il était un goor-jigeen. Samba Awa était l’improbable, mais pourtant réelle rencontre du motif le plus puissant de la haine populaire et de la réalité la plus visible de l’adoration publique. Il concentrait dans sa personne ce que les Sénégalais appréciaient le plus – ces êtres hauts en couleur, parangons du folklore local – et ce qu’ils avaient sans doute le plus en horreur – les goor-jigeen. »
[22] Ce petit reportage sonore en donne un bon aperçu : https://www.rfi.fr/fr/afrique/20161012-senegal-tadjabone-deguisement-femme-homme-tradition-critique-religion
[23] Delphine Durand Sall, « La maison de la mère », de la patri-virilocalité au cycle domestique féminin chez les Wolof, journal des Africanistes, 2022.
[24] Ndèye Gning, Les motifs de l’illégitimité sociale de l’homosexualité au Sénégal, Africultures, 2013.
[25] Ismaël Moya, De l’argent aux valeurs, femmes, économie et société à Dakar, Société d’ethnologie, 2017.
[27] Sigmund Freud, Totem et Tabou, 1913, éditions Gallimard, Paris, 1993.
[28] Idem.
[29] Le témoignage d’Omar apparait dans ce petit documentaire du média L’effet Papillon : https://www.youtube.com/watch?v=XxApEzgCRW8.
[30] Cheikh Ibrahima Niang, Anthropologie de la sexualité : philosophie, culture et construction sociale du sexe au Sénégal, thèse d’État, 2013.
[31] Si depuis le 11 septembre 2001, l’apparition de l’État islamique sur la scène internationale, les guerres du Proche-Orient et les vagues d’attentats terroristes l’occident a développé une vision uniforme, politique et dangereuse de l’islam, il est essentiel, pour comprendre le Sénégal de s’émanciper de cette idée uniforme de la religion islamique. L’Islam confrérique sénégalais (Mouridisme, Tijaniyya, Qadiriyya et Layeniyya) possède une histoire singulière et indépendante. De même la place sociale que prennent les pratiques et valeurs religieuses dans la société est tout aussi originale.
[33] https://africa.la-croix.com/au-senegal-leglise-se-rejouit-de-la-contribution-de-ses-enfants-a-ce-qui-construit-la-nation/.
[34] https://fr.africanews.com/2022/01/06/senegal-la-criminalisation-de-l-homosexualite-rejetee-par-le-parlement//.
[35] L’affaire très médiatisée de Wally Seck en est un exemple frappant. Photographié avec un sac à main féminin, l’artiste devient le centre de rumeurs et d’une rancœur populaire grandissante. Afin d’éviter d’être considéré comme un goor-jigeen, ce qui mettrait fin à sa carrière et à sa vie sociale, celui-ci s’est vu contraint de mettre en scène la destruction du dit sac-à-main lors d’un concert aux allures de cérémonie expiatoire soufflé par son marabout. https://www.letemps.ch/societe/senegal-interdit-sacs-main-un-homme.
[36] Boris Bertolt nous renseigne sur le fait qu’il existe au Sénégal, depuis plus d’une vingtaine d’années, des programmes spécifiques de traitement des homosexuels contre le VIH/SIDA. Ces derniers bénéficient de traitements et suivis gratuits, à la différence des hétérosexuels également atteints du VIH/SIDA qui doivent parfois payer les consultations. (…) Le Sénégal a été l’un des premiers pays en Afrique à mettre en place des stratégies et services spécifiquement adaptés aux homosexuels.
28 JUIN 2021
Pourquoi l’État a-t-il fait le choix à différents moments historiques de surveiller et punir l’homosexualité ?
28 novembre 2021
Tour d’horizon du sort des homosexuels dans l’Europe en guerre.