TROU NOIR

Voyage dans la dissidence sexuelle

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Cette obscure monarchie du désir

Dans ces réflexions solitaires qui osent se formuler à voix haute, Xavier prieur évoque la complexité du désir. Il partage avec nous ce qui le déroute et ce qui l’interpelle : les relations amoureuses, le sexe, le capitalisme, les images. Comment désirer encore ? Comment désir mieux ?

Illustration : Claudius Pan


En créant cet élément imaginaire qu’est « le sexe », le dispositif de sexualité a suscité un des ses principes internes de fonctionnement les plus essentiels : le désir du sexe - désir de l’avoir, désir d’y accéder, de le découvrir, de le libérer, de l’articuler en discours, de le formuler en vérité. Il a constitué « le sexe » lui-même comme désirable. Et c’est cette désirabilité du sexe qui fixe chacun de nous à l’injonction de le connaitre, d’en mettre au jour la loi et le pouvoir ; c’est cette désirabilité qui nous fait croire que nous affirmons contre tout pouvoir les droits de notre sexe, alors qu’elle nous attache en fait au dispositif de sexualité qui a fait monter du fond de nous-même comme un mirage où nous croyons nous reconnaitre, le noir éclat du sexe. [...] On évoque souvent les innombrables procédés par lesquels le christianisme ancien nous aurait fait détester le corps ; mais songeons un peu à toutes ces ruses par lesquelles, depuis des siècles, on nous a fait aimer le sexe, par lesquelles on nous a rendu désirable de le connaitre, et précieux tout ce qui s’en dit ; par lesquelles aussi on nous a incités à déployer toutes nos habiletés pour le surprendre, et attachés au devoir d’en extraire la vérité ; par lesquelles on nous a culpabilisés de l’avoir si longtemps méconnu. Ce sont elles qui mériteraient, aujourd’hui, d’étonner. Et nous devons songer qu’un jour, peut-être, dans une autre économie des corps et des plaisirs, on ne comprendra plus bien comment les ruses de la sexualité, et du pouvoir qui en soutient le dispositif, sont parvenues à nous soumettre à cette austère monarchie du sexe, au point de nous vouer à la tache indéfinie de forcer son secret et d’extorquer à cette ombre les aveux les plus vrais.
Ironie de ce dispositif : il nous fait croire qu’il y va de notre « libération ».

Michel Foucault, Histoire de la sexualité - 1976

T’es avachi dans ton lit. T’hésites entre t’allonger et t’asseoir. T’es trop crevé pour te recoucher. Allongé, tu vois pas super bien les fleurs qui s’ouvrent seulement à l’aube derrière tes fenêtres. Dès que le soleil les parcourt, elles se rétractent, se mettent à gondoler comme du papier à cigarette humide. En s’enroulant sur elles-mêmes, les pétales se transforment en un petit tube avec un bout troué tout ridé. Les abeilles peuvent encore y pénétrer mais moins facilement que lorsqu’elles sont ouvertes. Elles ne vivent que quelques heures, comme les papillons, les bonnes nouvelles et les crises d’angoisses. Elles doivent tout donner en une matinée avant de rider très vite et tomber. Tu aimes attendre que le soleil se lève et fasse se refermer les corolles sur les abeilles qui, jaunies par le pollen, doivent se faufiler délicatement à l’extérieur.

Ça fait plusieurs minutes que tu regardes dans le vide, derrière le petit eucalyptus qui pousse contre les ardoises, en direction de la grande tour que tu vois de chez toi. Elle est floue. La musique que tu écoutes aussi. Tu t’ennuies un peu. Il est trop tôt pour sortir du lit. Trop tard pour se rendormir. Tu ouvres ton laptop. Il y a peu de temps, tu as trouvé une vidéo très douce sur un site pornographique et elle te fascine. Tu as envie d’en voir un morceau. Dans ce film, les protagonistes sont très tendres les uns avec les autres. Tous les codes des orgies hardcore sont là. Pas de lit, pas de meuble, du matériel de sport, des chaînes, des garçons nus en chaussettes blanches, quelques casquettes, beaucoup de corps dans un petit espace. On pense que ça va partir en gang bang ou en bukakke. Dès le début, on aperçoit depuis une immense baie vitrée, une mer magnifique et on reconnaît des îles grecques. Des murs blancs, des toits bleus, des petites montagnes sans végétation, un ciel turquoise. La mer est calme, le paysage est sublime, calme, asexuel. Les bouches des corps nus passent une grande partie de la vidéo à s’embrasser. Très lentement, avec une douceur extrême, suspecte, presque suisse. Bien sûr, il y a quelques érections mais les pénétrations - SPOILER - vont mettre de longues minutes à arriver. Et toujours avec beaucoup de tendresse. Les pénétrants sont tour à tour pénétrés ou délicatement soumis. Il y a de jolis plans sur l’extérieur et l’horizon au loin. Les images sont un peu publicitaires, le soleil vient éblouir l’intérieur et brouiller les scènes. On pourrait penser que le film est au ralenti tellement les protagonistes s’attardent sur les baisers pour délaisser la baise. Tout le monde se regarde longuement, les plans sont larges, les gestes précautionneux. Tu as l’impression d’apercevoir un lit, puis une chambre, puis une bande d’amis en vacances qui déjeune au soleil, qui se passe l’huile d’olive et les tomates. Tu regardes un amour d’été, une erreur pornographique. C’est Fellini derrière la caméra.

Tu penses souvent à cette vidéo. Tu es en panne de désir depuis un long moment alors elle te rassure un peu. Elle ne t’oblige à rien finir voire à ne rien commencer. Tu ne te sens pas anormal si rien ne vient. Tu as essayé plein de trucs. Tu as changé l’heure, les lieux, les états de repos, d’anxiété, d’euphorie pour y arriver. Ce film t’autorise à envisager la sexualité comme un voyage et l’asexualité comme une possibilité. Il t’aide à accepter le dernier jour du désir. C’est pas que tu aimes pas les rapports sexuels, c’est plutôt que tu ne les aimes pas avec toi dedans. Masturbation comprise. Tu ne penses pas être asexuel - ace comme disent les plus connectés - mais ton désir s’est clairement barré. Alors tu cliques pour matter la mer, la salade grecque et le reflet du soleil sur les jolis garçons. Après tout, c’est un site porno classique, tu te dis que ça doit compter comme du cul. Ça reviendra forcément un jour. Tu sais pas si c’est vraiment utile mais tu sais pas trop comment t’y prendre avec tout ce manque. Comme tu as pu être en manque de sexe, tu es maintenant en manque de désir. Tu te dis qu’on s’en sort jamais.

En lançant la vidéo, un pop up s’ouvre sur ton écran. Un garçon frappe à la porte d’un autre qui ouvre et l’embrasse directement. Ils sont très vite au pieu. Ils ont l’air très heureux, se tiennent la main, marche dans la rue, portent des t-shirt assortis, font des cabrioles et sont partis pour une longue vie d’amour et de sexe. La voix off dispense des conseils fabuleux : « laisse toi emporter, souris, embrasse, vis comme si c’était ton dernier jour, laisse toi surprendre, partage des moments ordinaires avec des personnes extraordinaires, sois fort et surtout aime ! ». Puis le logo d’un site de rencontre pour garçons avec préférences sexuelles, âge, poids, couleur de peau, taille des oreilles et tout le bordel.

Desire free - de Xavier Prieur

Tu mets de côté les contradictions entre les images et la voix off. Les projets de vie alors qu’ils sont censés vivre leur dernier jour. Le « laisse toi surprendre » suivi de critères si précis qu’ils écrasent le hasard. L’obligation d’aimer. La force dont il faut faire preuve pour « se laisser emporter ».

Mais c’est surtout l’injonction « vis ta vie comme si c’était ton dernier jour ! » qui t’interpelle. Si l’on vit son dernier jour, que se passe-t-il le lendemain ? Tu te demandes si la jouissance ou le désir sont là pour ne pas durer. Comment reconnaît-on le dernier jour du désir ? Tu penses à un capital sexuel comme on aurait un capital solaire.

Le désir est mort, vive netflix, les fleurs et la crème sexuelle SPF 50 !

Tu as bien remarqué que ces slogans apparaissent de plus en plus dans les descriptions de soirées queer et dans les publicités. Alternant souvent avec une bienveillance surjouée. Un refus des injonctions et des intolérances. Aucun ordre, aucun rejet… mais tu dois quand même t’amuser. Et désirer. Et si ça ne vient pas, il y a toujours le chimique. Tu ne peux pas rester comme ça à juste vivre trop longtemps. Il faut bien un dernier jour. 3, 2, 1… 3, 2, 1… 3MMC. Mais il faut désirer vite. Demain c’est fini. Si tu es toujours en vie, tu reviendras la semaine prochaine. Tu te dis qu’on accepte tout le monde mais surtout ceux qui ont la dalle, qui arrivent tôt et qui partent vite, comme un jet de foutre devant une vidéo hardcore. Comme dans les mauvais restaurants en somme. Il faut bouffer vite pour que quelqu’un d’autre entre dans le manège. Et le paye, bien sûr. On s’enlise encore là dedans.

Tu penses à ce message qu’Aurélien, un garçon de ton âge, a laisser sur son feed instagram avant de se suicider il y a quelques mois. Il parle de solitude, de drogues, de soirées sans fin, d’hypersexualisation, de futilité, de manque de bienveillance, de rituels, de sexe sans lendemain. Tu penses aux injonctions au désir, aux lendemains du dernier jour. Tu te demandes si les injonctions aux désirs, l’ordre de vivre comme si on vivait le dernier jour ne fait pas disparaître les envies de lendemains. Ceux d’Aurélien ont disparu en tout cas. Il faut s’amuser, n’accepter aucune frustration. Tu reconnais quelques fondements sur lesquels est bâtie ta communauté. La fête, la nuit, les sourires fiers, les couleurs vives, la musique électrisante, les rires puissants. Et pourtant tu sais que c’est la pointe qui dépasse, celle qui brille et qui parle fort, qui chante juste, qui fait le tour des défilés de mode, qui danse longtemps, qui achète des maisons secondaires, qui accumule les likes sur les réseaux, qui squattent les plateaux télé. Le reste est entré dans un nouveau placard. Les autres ramassent les miettes et le payent de leurs désirs. C’est d’ailleurs parfois leur seule monnaie d’échange. Alors forcément tu penses que leur capital sexuel et leur énergie vitale crame vite. Trop vite. Et on sait bien ce qu’il se passe quand nos poches sont vides, il faut emprunter, quitte à fabriquer ce désir puisque c’est, parfois, le seul sésame pour sortir de la solitude.

Tu sais que cette injonction à la jouissance provient des images qui nous dominent. Cette industrie des images qui nous oblige à des schémas, dessine nos envies, force nos désirs, nous modifie. Tu penses à la crise de la représentation du désir et des images, au capitalisme pharmaco-pornographique de Paul Preciado. On entre en sexualité, comme on entre dans un dîner mondain, avec force : on nous force à prendre place autour de la table, on nous force à ne plus bouger, on nous force à répéter. On s’oblige à rejouer des films porno, on est écrasé par la nécessité de performances, les phrases prononcées par d’autres, la compétition. Tu t’es senti dépassé, tu as perdu confiance en toi alors t’as fermé boutique.

Bien sûr, ce n’est pas la liberté sexuelle ton ennemie.

lutter contre nos désirs ? Nos ancêtres se sont battus de toute leur force pour que l’on puisse être libre de nos désirs et patauger dans le plaisir, beaucoup l’ont payé de leur vie pour sortir des premiers placards et nous laisser une immense backroom à ciel ouvert

Il n’est pas question ici de manque de consentement mais des raisons de ce consentement et de ses conséquences.

Alors tu sens arriver le krach du marché du désir. Une onde de choc sans précédent qui nous incitera à nous libérer de cette injonction au désir, à la jouissance et peut-être aux images. Mener les dominant·e·s du désir, celleux qui ont tout ce qu’il faut à l’intérieur, les organes bien en place, les fluides qui fonctionnent, les hormones au garde à vous, vers des images différentes, une prise en compte de l’autre, un déjeuner en Grèce. Pour que les dominé·e·s du désir, celleux qui trainent derrière et acceptent beaucoup trop de trucs, sans vraiment se forcer, par habitude d’être traité·e·s comme un consommable - pour « trouver du bonheur et de la compagnie dans cette consommation  » comme l’écrit Aurélien - se sentent considéré·e·s, retrouvent des interactions et des gestes tendres, désintéressés.

Tu regardes la lampe qui est sur ta table de chevet. Tu te dis que tu as un peu trop traité ton désir comme cette lampe. Tu as fini par lui coller un interrupteur. Avec le temps, tu te rends compte que le désir n’est pas un truc immédiat qui s’allume et s’éteint comme un réverbère ou un SUV électrique. Avec le temps, il s’étire de plus en plus, agrège les images, les odeurs d’hier, les plis dans les draps, la couleur des slips, il s’épaissit ou se rétracte de ce qu’il fût et probablement, un peu, de ce qu’il sera. Oui, tu sais que les années prochaines vont le modifier, peut être l’oublier et ça t’écrase un peu. Tu n’as jamais appris à vivre sans.

La vidéo commence.

Tu as les yeux fermés.

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Xavier Prieur.

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