Aux 35° Rencontres plurinationales de femmes en Argentine - octobre 2022
Nous vous présentons ici le récit des 35° rencontres plurinationales de femmes, lesbiennes,trans, travestis, bisexuelles et non binaires, qui se sont déroulées du 8 au 10 octobre 2022 en territoire Ranquel, Comechingón en Argentine. Chaque année, plus de 100.000 personnes se rassemblent pour imposer un rapport de force féministe et plus récemment transféministe à une échelle plurinationale, c’est-à-dire incluant les différents peuples indigènes du territoire.
Sur le même sujet, nous avions rencontré la réalisatrice Isabelle Solas qui, dans son film Nos corps sont vos champs de bataille, avait notamment filmé un moment conflictuel autour de la visibilisation des femmes trans survenu de la 34 édition de ces Rencontres.
Anciennement nommée Rencontre nationale de femmes, c’est finalement un long titre qui ouvre à la dissidence sexuelle et à la visibilisation des territoires indigènes après de houleux débats et séparation d’avec une partie du mouvement. Ce long nom certes pénible à énoncer part du principe que ce qui n’est pas nommé n’existe pas. « Nous sommes plurinationales parce que nous habitons ce territoire et sommes indigènes, originaires, marron, noires, migrantes. Nous sommes des femmes qui nécessitent d’être nommées parce que l’on continue de nous assassiner. L’invisibilisation nous met en danger. Nous sommes lesbiennes, travesties, trans, intersexuelles, bisexuelles et non binaires. Nous avons toujours été là et pourtant on ne nous nommait jamais. […] Changer le nom à notre chère rencontre n’est pas un caprice. C’est écouter, empathiser, visibiliser, donner une existence à toutes ces camarades qui ne cadrent pas avec la catégorie FEMME et qui ne se sentent pas représentées par la NATION », peut-on lire sur le site internet des rencontres [1].
Il faut savoir que ces rencontres ont fait du chemin et sont uniques au monde. En 1986, dans un pays tout juste sorti d’une dictature civico-militaire particulièrement violente et répressive, un millier de femmes issues principalement de différents partis et organisations politiques se sont réunies pendant trois jours. Pluralistes, elles partaient d’une condamnation commune de la dictature.
Leur succès n’a fait que croître et de plus en plus de femmes se prêtent au jeu de converger quelques jours dans une ville différente chaque année (on est passées du millier à la centaine de milliers de participantes). La ville suivante est décidée à chaque rencontre et cela dans une logique de décentraliser de la capitale ainsi que de parcourir et connaître les particularités de chaque territoire où vécurent et vivent encore les peuples originaires (huarpes, tehuelches, comechingónes, ranqueles, mapuches, guaranis, etc). Les thématiques abordées ont toujours tourné autour des droits des femmes, du travail, du corps, mais chaque rencontre a incorporé de nouveaux thèmes et axes. Dès les premières rencontres surgit la question de la femme indigène, identité particulièrement niée après avoir été considérée comme « disparue ». En Argentine la construction nationale s’est faite en parallèle à un massacre génocidaire des indigènes. Après plusieurs changements, depuis 2003 à Rosario, les ateliers dédiés à la question se renomment « Femmes des peuples originaires [2] ».
Il se dit qu’après les concerts del Indio (chanteur extrêmement populaire de ce côté-ci de l’hémisphère sud), ce sont les rencontres qui concentrent le plus de monde dans le pays. Il faut donc s’imaginer tout un tas de villes, petites, moyennes ou grandes, où déferlent des groupes et bandes de femmes issues d’univers et milieux très variés. C’est assez impressionnant. Chaque année, une nouvelle commission organisationnelle s’occupe de trouver et obtenir les autorisations pour qu’écoles et gymnases accueillent les trois jours d’ateliers et d’activités. Des manifs et des soirées de musique, de danse et de fêtes ponctuent les journées.
L’organisation se veut horizontale, fédérale, indépendante et démocratique bien que les partis politiques et les organisations y soient présents (trop présents !). Si ce sont en majorité des partis et organisation péronistes et de gauche, pendant de nombreuses années des femmes catholiques venaient en groupe pour exposer leur vision de la question féminine. Ces présences questionnent. Cette année la rencontre a eu lieu pendant qu’une répression (on prétendait que les gouvernements kirchneristes ne réprimaient pas…) avait lieu en zone mapuche où une dizaine de femmes (dont certaines étaient enceintes) ont été arrêtées et emprisonnées à Buenos Aires [3]. La Campora qui est une organisation de jeunesse kichnériste [4] -marquée à gauche du gouvernement actuel d’Alberto Fernández- et qui a des ministres dans ce gouvernement était présente et condamnait la situation. Cependant elle fait partie de ce gouvernement. C’est souvent difficile à comprendre la politique dans ce pays… Tout comme la participation croissante du gouvernement qui finance (surtout les toilettes chimiques, les transports en commun et les grilles antiémeutes devant la cathédrale) et décrète l’évènement d’intérêt national. Ainsi se pose cette question de la radicalité de ce grand mouvement féministe argentin tant vanté… Il faut dire qu’avec la grande vague féministe mondiale, ce gouvernement de centre gauche a tout intérêt à capter et désactiver le potentiel révolutionnaire de ce mouvement. Permettre ces rencontres comme une catharsis collective…
Parce que malgré cette impression forte de voir converger autant de femmes engagées ou curieuses, il n’y a pas d’organisation d’actions ou même de décisions concrètes qui en émergent. L’idée étant même que toutes les voix se fassent entendre et qu’il n’y ait aucun parti ou groupe qui écrase. Mais la question du pouvoir est bien plus complexe. Les rencontres ont néanmoins pris une orientation plutôt progressiste : pour la démocratie, pour la reconnaissance des minorités, pour l’égalité, etc. Des campagnes importantes en ont émergé comme celle pour le droit à l’avortement sûr et gratuit (lutte qui a duré plus de dix ans). Si le mouvement est aujourd’hui bien accepté et qu’après de nombreux revers juridiques la loi pour l’avortement a fini par passer (atrophiée et amputée cependant), il n’en a pas toujours été ainsi. Les rencontres qui semblent bien pacifistes et mainstream aujourd’hui ont connu durant certaines années des tensions fortes avec l’Église catholique notamment.
Le cortège officiel ne passait jamais par les cathédrales, mais une partie du cortège (la gauche) déviait pour y aller. Ce n’est pas un hasard, l’Église catholique argentine, opposée à l’avortement, a été complice lors de la dernière dictature civico-militaire qui est responsable de la disparition de 30 000 personnes. Pour ces raisons, elle a souvent été prise à partie par des groupes de femmes lors des rencontres. À Mar del Plata, en 2015, il y a eu des heurts entre le groupe Foro Nacional Patriótico qui s’en serait pris à des manifestantes (le groupe de femmes secouristes, vaste réseau d’entre-aide pour les avortements clandestins) et les pro-avortements. Le chef de ce groupe nationaliste a twitté sur le moment “Caca, tampons, pisse, bouteilles et pierres […] Du jamais vu. Elles ont cassé les grilles de la cathédrale et nos femmes et enfants ont dû se réfugier à l’intérieur pour prier pour tous... Grâce à la vierge qui nous a protégés de la tentation d’incendie de la cathédrale. Et quand elles étaient au moins 5000 ou 6000 manifestantes, les partis de gauche, marxistes, trotskistes, léninistes, etc. qui nous agressaient sans dégoût, est finalement arrivée l’Infanterie. Miracle”. (On adore !!!!)
À Rosario un an plus tard, en 2016, les fidèles qui priaient et défendaient avec leur corps l’église ont été pris à parti par des femmes, des gays et des lesbiennes qui s’embrassaient, des femmes cagoulées seins à l’air, des punks aux cheveux colorés, parfois alcoolisées, et toute une foule qui leur lançaient des slogans tels que « Église, poubelle, tu es la dictature » (en espagnol ça sonne mieux, « Iglesia, Basura, Vos sos la dictadura ») et insultes bien senties (ta mère aurait dû t’avorter !) et parfois quelques jets de bière et autres objets non identifiés [5].
Depuis ces incidents, (mais selon une amie l’idée des féministes-sales-tueuses-d’hommes est un stéréotype préexistant qui a la peau dure) la réputation des hordes de femmes violentes qui viennent pour casser des églises et s’attaquer aux hommes dans la rue est largement répandue. La rumeur fonctionne très bien dans les petites villes de province, plus conservatrices et retirées des débats politiques qui se concentrent dans la capitale. Et durant certaines rencontres les habitants se cloîtrent chez eux. Depuis les rencontres de Rosario et les affrontements qui en ont découlé, la gauche (et surtout le parti communiste qui a toujours gardé des liens avec l’Église catholique) ne veut plus que la manifestation dévie vers les églises. Et lors des rencontres de La Plata en 2019, très peu de personnes y sont allées. Pourtant les églises sont systématiquement grillagées et protégées par la police antiémeute (parfois avec le mauvais goût de mettre des policières en première ligne). Rumeurs absurdes quand on voit ce joli déferlement de femmes, adolescentes, jeunes, vieilles, de tous milieux et souvent maquillées de paillettes vertes ou violettes (couleurs des campagnes pour l’avortement et Ni Una Menos [6], Pas Une de Moins).
La 35e rencontre plurinationale de femmes, lesbiennes, Trans, Travestis, Bisexuelles et Non binaires a eu lieu en 2022 après deux ans de pandémie et c’est avec une véritable joie que toutes ces femmes et non-femmes se sont retrouvées. Il y avait plusieurs axes et plus d’une centaine d’ateliers sur le féminisme et le transféminisme, l’identité indigène, la question du territoire et de l’écocide, les sexualités, les enfances et adolescences (c’est l’une des nouveautés de cette rencontre avec la volonté de laisser de la place à leur parole et questionner l’adultocentrisme), la santé et le soin, le monde du travail, violences de genre, etc. Les ateliers ne sont pas préparés et sont ouverts. Une personne retranscrit ce qui est dit et les conclusions sont lues le dernier jour. Aucune conclusion n’est votée (a priori).
Si on peut regretter le manque de coordination et de décisions qui en résulte, ces ateliers visent à ouvrir la parole, faire émerger et connaître des réalités diverses, la possibilité de parler de sa vie, de son engagement et de ses préoccupations et il n’est pas rare de voir couler des larmes. Les récits ne sont pas toujours heureux et faciles à entendre. Ayant participé à l’atelier sur les écoféminismes, j’ai pu écouter plusieurs femmes venant des villes de la périphérie de Buenos Aires où les souvenirs d’enfance de la petite rivière avec des poissons se fondent avec celui de la déchetterie à ciel ouvert qui est devenu leur espace de vie. Dur d’imaginer ce que peut être une vie dans la poubelle. Et pourtant l’organisation de quartier (phénomène assez important en Argentine après la crise de 2001), l’organisation en coopératives des Cartoneras [7] (particulièrement stigmatisées et méprisées malgré un travail de fourmi du recyclage) a pu redonner de la dignité et un sens à lutter pour récupérer les terrains vagues et y faire revenir un peu de biodiversité. À côté de ces récits, il y en avait d’autres, le collectif féministe d’observation des oiseaux sauvages, une coopérative d’agriculture biologique ayant récupéré (occupé) un terrain au milieu des monstrueuses usines de papiers qui ravagent l’écosystème du fleuve Paraná, une ancienne militante contre la dictature qui incitait à descendre dans la rue, une lycéenne qui a voulu bloquer son école toute seule, etc. Plein d’histoires, plein de questions ouvertes : Comment penser une écologie sociale ? Qui est l’ennemi ? Faut-il lutter pour des droits à la nature ? Les gestes individuels sont-ils utiles ? Comment arrêter l’extractivisme ? etc.
C’est avec une manifestation que se conclut chaque journée visibilisant la lutte contre l’extractivisme, contre les féminicides, transféminicides et les travesticides, pour la liberté des femmes mapuches emprisonnées pour leur action de récupération de terres, etc. La manifestation de clôture, extrêmement massive, est pourtant bien décevante. Les seuls moments de tension sont les bousculades des groupes et partis qui s’insèrent en colonnes se disputant les places du cortège. Certaines organisations mettant en place des cordons et des services d’ordre d’un autre temps. Heureusement une certaine énergie lors de la marche existe à quelques endroits. Avec une bande d’amies dans le cortège de profs dissidentes lesbiennes et bisexuelles, on entonne des reprises de chants pop en changeant les paroles. Enfin un peu de joie licencieuse autour de ces colonnes militantes rigides et puis des tags fleurissent un peu partout… mais plus personne ne s’attaque à la cathédrale. Il faudrait trouver autre chose pour surprendre… Dommage qu’avec une telle multitude on ne puisse pas agir contre les entreprises responsables de l’extractivisme. La police est invisible, on est nombreuses et pourtant… La prochaine rencontre aura lieu en 2023 dans la province de Rio Negro, dans le sud du pays, là où les conflits contre les projets miniers, pétroliers, etc., et ceux du peuple mapuche feront partie intégrante des débats. Pourtant la situation est claire comme l’eau de roche et il faut agir maintenant ! Si comme dit la rumeur « on ne revient pas pareille des rencontres », il faut effectivement s’armer de nos récits et constats communs sur un monde qui ne tourne pas rond, où les responsables de la misogynie sont également ceux qui détruisent la vie autour de nous.
Plusieurs sentiments se mêlent donc à cette expérience. J’en suis revenue perturbée, heureuse et frustrée à la fois, deux journées intenses sans sommeil. Les moments les plus forts étant aussi tous les en-dehors des rencontres, où tu prends la rue, tu t’amuses avec ta bande. Tu cries, tu chantes, tu danses et tu croises plein de regards complices et heureux d’être là. J’en retiens aussi un magnifique pogo géant, plus tripant et doux qu’une soirée réussie sous space cake, une danse effrénée où les visages familiers apparaissent et disparaissent dans un grand éclat de rire généralisé, une caresse collective vraiment trop marrante, et une partie de foot improvisée où l’ivresse se mêlait au jeu…
[2] Mujeres Indias (Buenos Aires, 1986), Mujer Aborigen (Rosario, 1989), Mujer aborigen. Los 500 años de la Conquista (Neuquén, 1992), Mujeres Originarias (Salta, 2002), Mujeres de los Pueblos originarios (Rosario, 2003).
[3] Le peuple mapuche se trouve au sud de l’Argentine et du Chili. Théoriquement reconnu par la Constitution Argentine, il est systématiquement réprimé et délogé des terres ancestrales récupérées. https://www.telesurtv.net/news/argentina-mapuches-denuncias-represion-20221006-0016.html ou encore dans un article plus détaillé sur la situation des communautés mapuches dans le sud : https://agenciatierraviva.com.ar/mapuches-en-villa-mascardi-el-estado-reprime-a-los-pueblos-originarios-que-demandan-derechos/
[4] Le kirchnérisme est un courant issu du péronisme (un populisme spécifique difficile à expliquer parce qu’il a été revendiqué autant par la gauche que par la droite). Il né de la présidence de Néstor Kirchner, président de l’Argentine entre 2003 et 2007 suivi par sa femme Cristina Kirchner, présidente de la nation argentine entre 2007 et 2015. Il soutient un progressisme social et culturel et s’est allié avec les organisations et les partis de centre-gauche. C’est une sorte de populisme anti néolibéral, qui a sorti le pays de crise de 2001 en octroyant des minima sociaux et en refusant la dette avec le FMI, tout en ne s’attaquant pas au système capitaliste et aux grands intérêts agro-industriels du pays. La société argentine est actuellement très divisée sur le sujet, on parle d’une énorme fracture entre les partisans de Kirchner et les antipéronistes (souvent réunis dans les partis de droite). Au mois de septembre, l’ancienne présidente aujourd’hui vice-présidente a été victime d’une tentative d’assassinat.
[5] Je mets ici le lien d’une vidéo parce que j’avoue avoir trouvé ça assez jubilatoire et extrêmement drôle : https://www.youtube.com/watch?v=Bh7Hxlvp-k0&ab_channel=ArgentinaSangra (vidéo mise par l’opposition pour choquer).
[6] En 2015, à la suite de l’assassinat d’une adolescente enceinte de 14 ans, Chiara Páez, tuée par son copain, et venant faire écho à une énorme augmentation des féminicides, une manif dans la capitale s’est viralisée sur les réseaux sociaux et a été reprise dans de nombreuses villes. Le nom « Ni una menos » a été repris à une Poétesse mexicaine assassinée qui avait écrit sur la vague de féminicides de Ciudad Juarez. Le mouvement est né et s’est étendu dans de nombreux pays d’Amérique latine…
[7] Les cartoneros et les cartoneras sont nés de la crise de 2001. Avec des chariots souvent poussés à la main ils ramassent les cartons, les canettes en métal, le verre, etc., et le revendent dans des centres de recyclage.
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