TROU NOIR

Voyage dans la dissidence sexuelle

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De la puissance des femmes wolofs au Sénégal

Il est toujours intéressant d’être confronté à des manières de fonctionner qui nous sont tout à fait étrangères. Une fois la fascination ou la répulsion initiale dépassées, un vertige nous prend : ce que nous prenions pour le plus connu et le plus évident s’effondre. Et malgré tous nos efforts pour essayer de domestiquer une réalité qui nous est difficilement compréhensible, il y a toujours quelque chose qui résiste.
C’est l’effet qu’a provoqué ce texte sur nous, alors que cela n’avait pourtant rien d’évident. En effet, pourquoi aller voir une réalité qui nous est si éloignée, celle des femmes Wolofs, leur rapport au mariage, aux hommes, à la sexualité et à l’argent ? Nous pourrions ainsi face à celle-ci avoir la réaction qui semble la plus partagée : celle de comparer la condition des femmes Wolofs avec celle des femmes occidentales. Une certaine manière de compter les points, et donc de s’interdire tout vertige. Que l’on pose les femmes Wolofs comme des victimes d’un système de domination phallocentrique, ou au contraire comme un modèle à suivre de femmes puissantes, nous passons toujours à côté de l’essentiel : celui d’interroger, de manière d’autant plus radicale qu’elle nous est étrangère, notre propre rapport, que nous soyons un homme ou une femme, à l’argent, la sexualité, la norme sociale ou même à l’existence.
Face à un tel chambardement, nos concepts si confortables de domination, d’égalité, ou d’émancipation, que nous a livrés la tradition féministe occidentale, et dont le rôle critique n’est plus à prouver, semblent devenir dans cette situation contre-productifs, participant plutôt à la neutralisation de toute altérité. Nous nous retrouvons donc avec un féminisme universalisant en crise, pris dans ses propres contradictions, dont le sujet politique – les femmes du monde entier - ne vit qu’en Occident. Ce texte nous ouvre donc de précieuses pistes pour la fondation d’un féminisme de l’étrangeté et du vertige qu’il nous faudra poursuivre.

Nous sommes quatre brus à être assises sur la marche en béton devant la maison Gueye : Cogna, Marieme, Nogay et moi. Nous y sommes depuis le repas et il est autour de 16h. Nous buvons du thé et discutons des connaissances communes des unes et des autres et nous nous taquinons mutuellement (togne), nous partageons nos astuces, rions parfois très fort de ce que nous allons faire aux hommes. Mbene la belle-mère sort de la maison et se joint à nous. Cogna se lève pour aller lui chercher une chaise en plastique. Maintenant Mbene est assise sur LA seule vraie chaise de la cour. Les discussions s’estompent. Une enfant est assise sur son petit siège en plastique. Une autre tire sur le dossier pour prendre la chaise. Elles se disputent. Mbene intervient. Elle dit à la première sur un ton qui n’offre pas d’alternative de prêter sa chaise. L’autre jubile. La première éclate en sanglots. Marieme et Nogay lui caressent la tête pour la consoler, mais elles ne disent rien. Je note que personne n’ose contester la décision de Mbene, alors qu’elles commentent habituellement les actions des autres, surtout lorsqu’il s’agit d’enfants. Il y a toujours quelqu’un pour dire « baye ko ! » (laisse-le/la !). Mais les femmes de la maison n’ont pas ces interactions avec Mbene. Mbene échappe systématiquement à toute forme d’interaction de ce genre. Maintenant Mbene parle, elle parle vite en articulant peu, un cure-dent dans la bouche. Elle a une voix forte et a un ton tranchant. Lorsqu’elle est assise, elle a les jambes un peu écartées. Je remarque qu’elle est petite pour la première fois, car elle m’a toujours semblé grande. Elle a un certain embonpoint, mais n’est pas aussi grosse que sa coépouse. Mbene porte un pagne et un haut taillé dans le même wax. Le haut est beaucoup plus ample que celui des plus jeunes, un volant est relevé et j’aperçois ses colliers de reins aux grosses perles rouges et noires. Je baisse les yeux, gênée, par cette image de la sexualité de cette femme de 50 ans. Elle a les pieds et les mains décorés au henné. Elle porte un mouchoir de tête (moussor) en permanence, ou un bonnet pour cacher ses cheveux. À Kayar beaucoup de femmes portent des mouchoirs de tête, mais elles les nouent de façon à laisser apparaître leurs tresses, ce qui n’est pas le cas de Mbene, elle est trop âgée pour cela maintenant, sa coquetterie est plus discrète, moins suggestive. Un moment elle appelle un enfant, elle crie son nom, l’enfant accourt, elle lui donne de l’argent, l’envoie à la boutique pour lui acheter quelque chose. Elle n’a pas bougé, tout est venu à elle. Mbene ne reste pas longtemps avec nous, elle se lève et disparaît dans la maison, car nous ne sommes pas ses égales (moroom) elle n’a pas de raison de passer du temps avec nous.

Quelle puissance ai-je pensé ! Nous allons parler de cela, de puissance, de sexe, d’argent, de relations entre femmes et aussi un peu de fascination. Ma fascination et celle d’autres, pour une manière d’être femme qui tranche assez radicalement avec les manières d’être femme en Occident.

La curiosité pour les femmes wolofs est présente dans beaucoup de travaux d’anthropologie sur le Sénégal avec lesquels j’ai dû discuter ou me disputer (tout est affaire de ton). Au-delà des frontières du monde universitaire, on retrouve fréquemment dans les médias ou dans la littérature la marque de ces interrogations sur des sujets aussi variés que la polygamie, le mariage, la dépense quotidienne et la sexualité. La question qui semble posée à chaque fois peut être résumée à « comment sont-elles plus dominées/émancipées que les femmes blanches occidentales ? ». Le choix revenant à faire une apologie de la liberté de ces femmes ou au contraire de s’attrister sur leur condition.

Car se poser la question de l’émancipation ou de la domination des femmes c’est se poser la question du féminisme tel qu’il domine aujourd’hui en Occident. On parle ici du féminisme qui pense un sujet féminin unique, qui cherche seulement à évaluer son assujettissement et qui voit l’égalité homme-femme comme seul horizon politique possible. Ce féminisme pose deux problèmes.

D’abord, d’un point de vue méthodologique, ce féminisme poursuit des buts qui sont difficilement conciliables avec ceux de l’anthropologie. Marylin Strathern [1] insiste sur un grand paradoxe de la recherche féministe qui, d’un côté, vient opposer la singularité du regard de la chercheuse femme face au chercheur homme de l’anthropologie classique, et donc souligne l’intérêt de la diversité des chercheurs ; mais qui, de l’autre côté, oublie une des prémices de l’anthropologie qui est d’observer la diversité des points de vue et non de reconduire le même. Elle critique ainsi le fait d’utiliser la matrice conceptuelle occidentale sur les femmes, élaborée en Occident pour observer les autres sociétés.

Ensuite, d’un point de vue idéologique, ce féminisme qui calque ses concepts et ses valeurs sur d’autres situations conduit aussi à recréer une forme de domination et à moraliser le discours. Lila Abu-Lughod [2] a bien montré la manière dont les discours féministes occidentaux peuvent être réutilisés à des fins inacceptables puisqu’elle dénonce la volonté de légitimer, par un discours féministe, l’action armée entreprise par les États-Unis en Afghanistan. Prendre ses distances avec ce féminisme hégémonique, ne veut pas dire tomber dans le relativisme culturel. Il s’agit d’accepter de laisser tomber certains présupposés sur les rapports homme-femme qui appartiennent à notre monde et de regarder finement comment d’autres femmes vivent, se lient, et s’accommodent des règles ou les aménagent et ce que cela nous apprend.

Je parlerai ici de trois aspects qui concernent les femmes et qui sont volontairement choisis parmi les sujets qui font parler, autant la presse que la littérature anthropologique : la sexualité et son lien à l’argent, le mariage et une de ces formes singulières, la polygamie. Il s’agit ici non plus de regarder les femmes wolofs à la lueur du féminisme occidental comme cela a tant été fait, mais de regarder un peu le féminisme à la lueur des femmes wolofs.

Sexualité : Art et règles du combat

« Son corps dégageait les odeurs qui inspiraient. Son boubou remonté aux épaules dégageait la chute du bras et celle des reins et on devinait des cuisses longues à travers un pagne rayé de bandes rouges et blanches qu’elle aimait particulièrement. […] Le grand pagne ressemblait au petit pagne utilisé pendant les nuits sauvages. Les petits pagnes à bandes étaient de toutes les couleurs, mais le mariage du rouge et du noir était recherché. La couleur rouge donnait aux sursauts de la jouissance la même intensité que la mise à mort du taureau dans une arène de corrida. » (Bugul ; 1990 : 142) [3]

On retrouve ici quasiment tous les éléments de la sexualité wolof : l’odeur considérée comme créatrice de désir et d’imagination, les accessoires du désir comme le petit pagne ou betio en wolof, et la métaphore du combat pour désigner la relation sexuelle. Il manque pourtant un élément très important à cette recette : l’argent, qu’on ne saurait réduire à une contrepartie, mais qui est inséparable de la sexualité, comme il est inséparable de toute relation d’intimité, nous y reviendrons.

Tous les sens sont impliqués dans la sexualité ou plutôt dans la préparation de l’acte sexuel. Ces « préliminaires » commencent en effet longtemps avant l’acte sexuel en tant que tel comme l’a bien décrit Ismaël Moya (2017). Il ne s’agit pas seulement de faire l’amour, mais bien d’être désirée et de séduire. Pour cela les femmes ont recours à ce qu’elles appellent des astuces (feñ). Par astuces sont désignés autant les choix vestimentaires, les accessoires, comme les colliers de reins (ou perles de hanches, ser en wolof) que les aliments qui donnent du goût.

Ainsi, les boutiques de femmes dans les quartiers périphériques sont parmi les endroits où l’on fait le plus d’allusions à la sexualité et de plaisanteries grivoises. Ce n’est pas seulement dû au fait qu’il y a toujours un attroupement de femmes pour acheter à la dernière minute un aliment manquant pour le tiebu jen ,mais aussi au fait que les aliments eux-mêmes sont chargés d’une connotation sexuelle. Les femmes rient quand je demande du poivre, du vinaigre ou du piment en s’exclamant « danga xam lu saaf, defal nank doo nelaw tey » (tu sais ce qui est bon/pimenté, attention tu ne vas pas dormir aujourd’hui). Malheur à moi si je demande du gingembre, les rires m’accompagnent alors pendant plusieurs mètres. Je ne m’attendais pas à me faire expliquer par des femmes de l’âge de ma mère que le karité est un bon lubrifiant et qu’il allonge les pénis. Je ne m’attendais pas à rougir dans les discussions de femmes lorsqu’elles parlent très crûment de comment c’était bon hier soir en mimant des gestes de coït. À part le goût des aliments qui « donnent envie », il y a aussi les bruits des colliers de rein qui s’entrechoquent, les odeurs enivrantes de l’encens des parfums, des crèmes et les couleurs motifs et inscriptions sur les colliers de rein, les draps, les petits pagnes tissés. L’esthétique de ces accessoires sexuels mélange pornographie et romantisme sans les opposer contrairement à ce qui est courant en Occident (Moya ; 2016). Car la sexualité n’est pas du tout taboue dans la religion musulmane telle qu’elle est pratiquée au Sénégal, tant qu’elle concerne un homme et une femme mariés ensemble. Elle est au contraire présente au quotidien dans la vie des femmes, dans les discussions, dans les gestes de beauté quotidiens (la plupart des femmes portent leurs perles de hanches en permanence sous leurs tenues quotidiennes), dans la cuisine et dans leur « course aux armements », (Moya, 2016) leur acquisition permanente de nouveaux objets pour stimuler le désir.

L’idée d’une sexualité colorée, parfumée, savoureuse et bruyante des femmes est évidemment surprenante pour des Occidentaux qui sont habitués à l’aspect tabou de celle-ci hérité du christianisme et réactualisé par la pornographie, mais elle est tentante aussi.

Mais à cette tentation, trois bémols : cette sexualité n’est possible que dans le mariage (1), qui est parfois polygame (2), et l’argent n’est jamais loin (3). Avant de développer en détail les deux premiers points, je vais revenir sur la question de l’argent et de son lien avec la sexualité qui est une bonne porte d’entrée sur le monde des femmes wolofs.

Argent et Sexe : « Lu neex du doy » (on n’a jamais assez des bonnes choses)

« Pour être complète, dans le schéma de la sexualité ordinaire tout du moins, une relation sexuelle satisfaisante pour le mari se traduit, le soir ou le lendemain, par un cadeau à l’épouse : des tissus, un parfum ou, souvent, de l’argent. Delloo njukkal (« rendre le contre-don »), Sargale (« remerciement »), « Décoration » (en français) … Les noms donnés à ces cadeaux sont explicites : le mari honore son épouse par un don en raison du plaisir qu’elle lui a procuré. « L’arsenal, c’est un cadeau. Tout ce que fait ta femme pour te rendre heureux, c’est un cadeau. L’argent qu’elle dépense pour ces trucs-là, ça n’est pas du gaspillage. Dans l’islam, tout ce qu’une femme peut faire pour rendre son mari heureux, elle doit le faire et il doit la remercier. Et réciproquement. » Ce n’est sans doute pas un hasard si certains encens sont nommés Compte banquaire, Sama Junni (« mon billet de 5 000 francs CFA ») ou Keytou Keurgui (« les papiers de la maison ») ». (Moya ; 2017)

Comme on le voit ici, l’argent ou le cadeau est une étape de la sexualité maritale, mais l’argent a aussi un rôle à jouer dans les relations prémaritales ou extra-maritales. Lors de mon année à l’université de Saint Louis, nous avions dans l’internat de filles de grands débats entre nous sur « Vaut-il mieux un mari riche, vieux et moche ou jeune beau et pauvre ». L’écrasante majorité était pour le mari riche, vieux et moche, même si certaines avançaient qu’il ne fallait pas qu’il soit trop vieux pour qu’il puisse porter sa femme en cas de maladie de celle-ci. En attendant de trouver le mari riche ma voisine de chambre C. collectionnait les « prétendants » comme elle les appelait : untel qui travaille dans un magasin de vêtement et lui en offre, untel qui paye sa crème éclaircissante (Leeral), untel qui l’invite au restaurant, untel qui lui offre des boissons… Tout l’art étant de faire en sorte que chacun se sente l’unique, et de laisser espérer « le prétendant » sans lui donner vraiment satisfaction, sans qu’il n’y ait jamais de rapport sexuel effectif. Cette pratique a aussi été observée et décrite par Thomas Foucquet (2014) parmi des étudiantes dakaroises. Il y a fort à parier que le fait que les étudiantes vivent dans des internats à l’écart de leur famille leur confère une certaine liberté d’agir, et que la précarité des bourses étudiantes explique le fait que le doxaan [4] existe surtout dans ces milieux. Mais ce n’est pas parce que cette pratique est limitée à une minorité qu’elle ne nous enseigne pas des nombreuses possibilités d’une société. Au contraire, à mon avis le doxaan n’est qu’un des nombreux exemples de l’imbrication entre sexualité et argent dans la société wolof. Que la sexualité soit légitime comme dans le cadre du mariage, ou illégitime comme c’est le cas du doxaan, qu’elle soit effective comme dans le cas du mariage ou seulement suggérée, comme horizon dans la séduction du doxaan, l’argent est là. Mais il faut interpréter ce fait avec prudence et se garder de tomber trop vite dans des automatismes de pensée pudibonds.

Pour comprendre ce qu’est la démarche anthropologique, imaginez qu’une chose similaire se passe chez nous, qu’un homme laisse sur la table de nuit un billet ou un cadeau avec un petit mot « en souvenir d’hier ». Cela serait sans doute un geste considéré comme « déplacé ». C’est ce déplacement justement qui est intéressant. Ici, lorsque l’argent se mêle avec la sexualité (de manière visible) on pense à la prostitution, car c’est l’unique forme qui autorise l’échange du « plaisir de l’homme contre de l’argent pour la femme » (Moya ; 2017). Cependant Ismaël Moya nous alerte :

« Il serait pourtant dérisoire de vouloir réduire la sexualité conjugale à l’attente d’un cadeau qui, du reste, ne couvre même pas les frais engagés par une femme pour se procurer les moyens de combattre. Cette dernière étape de la relation sexuelle conduit plutôt à se demander si la centralité de l’orgasme dans notre conception de la sexualité n’entraîne pas une forme de myopie analytique. La jouissance des femmes est secondaire et celle des hommes intervient au terme d’une longue et complexe phase de préliminaires maîtrisée de bout en bout par les femmes, et qui ne marque pas la fin de la relation sexuelle. Cette configuration conforte, certes, la relation asymétrique entre mari et femme que constitue le mariage à Dakar, mais l’arsenal féminin du plaisir a d’autres effets que d’extraire un orgasme aux hommes. Il confère à l’épouse une capacité d’agir, c’est-à-dire une forme de maîtrise sur son mari. Si le mari est le « maître de maison » (boroom kër), l’épouse est en regard la « maîtresse de la chambre à coucher » (boroom néeg). Un proverbe wolof le dit très explicitement : « l’homme qui détache son pantalon est un agneau » (goor bu tekkee tubeyam, xarum tubaabeer la). La sexualité, comme le mariage, est un combat. Les femmes ne sont pas sans armes. » (Moya ; 2017)

Il faut aussi replacer ces dons d’argent dans un contexte où l’argent est de toute façon omniprésent dans les relations, qu’elles soient familiales, amicales ou même de voisinage. Se demander ou se donner de l’argent au Sénégal n’est pas quelque chose qui est considéré comme gênant ou particulièrement obligeant. De toute façon l’argent circule vite et dans tous les sens [5].

Au-delà du seul domaine de la sexualité, l’argent a une place très importante dans les relations hommes/femmes. Mais il y circule dans un certain sens. Que cela soit dans le choix du conjoint ou ensuite dans la vie maritale et dans la sexualité, l’argent a un rôle fondamental. Chaque étape cérémonielle dans la vie d’un couple est l’occasion de prestations souvent sous la forme d’argent (comme la dot, exemple le plus connu de prestation lors du mariage, mais qui n’est pas la seule chez les Wolofs).

Dans l’Islam tel qu’il est vécu au Sénégal, le mari a l’obligation de donner à sa femme l’argent nécessaire pour ses besoins et ceux de ses enfants. Cela s’appelle la « dépense quotidienne » et il est courant de voir une femme réclamer d’une voix autoritaire, une main tendue et l’autre sur la hanche « may ma depass » (offre/donne-moi la dépense) à son mari. Ainsi l’argent circule-t-il souvent de la main d’un homme vers la main d’une femme. Ceci est particulièrement vrai dans un couple, mais c’est aussi vrai d’une mère et de ses fils adultes. La relation frère sœur est peut-être la seule qui ne soit pas concernée par cette affirmation, car un frère et une sœur s’entraident réciproquement sans qu’il y ait de sens évident.

Face à ces hommes donneurs d’argent et ces femmes receveuses, les Occidentaux ont du mal à se défaire d’une interprétation marxiste ou potestative [6]. Dans ces interprétations l’homme étant le donneur, le détenteur du capital financier, il serait aussi le dominant. Ces interprétations ont le gros défaut d’être très peu dynamiques et de cacher une vision très moralisante à la fois des rapports homme-femme, mais aussi de la sexualité. En effet, bien que les femmes reçoivent, elles ne sont pas passives comme le verbe pourrait le laisser entendre. En vérité elles prennent, comme j’ai essayé de le montrer avec cette main tendue et cette injonction qu’elles prononcent « may ma ». L’expression en wolof est importante, les femmes n’utilisent pas le verbe « jox » (donner), mais le verbe « offrir », ce n’est pas une simple transaction comme on peut l’entendre dans « sexualité transactionnelle » ou « échange économico-sexuel » les expressions habituellement utilisées en anthropologie, mais un cadeau qui est demandé comme un dû. C’est ce que les anthropologues Broqua et Docquet (2013) ont appelé « retourner les armes des hommes contre eux » : les normes de la masculinité, comme l’obligation d’entretien ou le fait d’être celui « qui paye », celui qui doit se montrer généreux, se retournent contre les hommes dans une société ou de plus en plus de femmes ont accès à des ressources financières (via le commerce informel par exemple), mais continuent à exiger l’argent des hommes. Finalement les hommes aussi se retrouvent contraints dans cette situation, acculés eux aussi à leurs obligations. Ils s’en plaignent critiquant le « matérialisme » des femmes. Comme j’ai ri devant les récits innombrables d’hommes plumés par des amantes ou des femmes exigeantes, brandissant la cessation des relations sexuelles ou le divorce comme menace. Ce n’est pas que la jouissance féminine ne compte pas, mais que le sexe est meilleur avec l’argent que sans et, au pire s’il ne contente pas, il reste l’argent, comme me l’a expliqué une amie : « amul pertement » (il n’y a pas de perte) ! [7]

Pour récapituler, la sexualité offre une capacité d’agir dans d’autres domaines de la vie sociale. Que la sexualité se réalise comme dans le cas d’un couple légitime ou que la femme fasse miroiter la possibilité sexuelle comme dans les couples non mariés, c’est la sexualité qui est obligeante pas l’argent. La sexualité est un pouvoir qui dépend de la générosité des femmes et en contrepartie de laquelle on attend quelque récompense de la part de l’homme et non quelque chose qui s’achète.

Nous allons voir que dans le mariage, la sexualité est aussi un des seuls moments qui réunissent un époux et une épouse, puisque le mariage est bien plus une affaire de cohabitation entre femmes qu’une affaire de couple.

Mariage :« Le mariage ce n’est pas la mère à boire, seulement la belle-mère à avaler »

Ce dicton populaire français prend des résonances particulières quand on l’applique au contexte wolof. Si en France, la belle-famille a été et reste parfois une dimension importante du mariage, surtout après la naissance des enfants [8], c’est sans commune mesure avec le rôle de la belle-mère dans la vie d’une bru au Sénégal. Dans la société wolof, ce sont uniquement les femmes qui ont des relations avec leur belle-famille. En effet, la société wolof est ce qu’on appelle une société patri-virilocale (même s’il y a quelques nuances importantes à considérer lorsqu’on parle des règles de résidence) : la jeune mariée emménage dans la maison de son mari et de toute la famille de celui-ci après le mariage. Or les relations que les femmes ont avec leurs belles-mères et les autres femmes de la maison de leur mari (principalement les épouses des frères de leur mari) sont au cœur de l’expérience du mariage (seey) pour les femmes Wolof. L’entente ou non avec ces femmes détermine leur vie quotidienne. C’est ce que Bintou, une de mes interlocutrices, a exprimé très clairement lorsque je demandais pourquoi elle ne se séparait pas de son mari duquel elle se plaignait souvent, principalement car il ne lui donnait pas assez d’argent pour vivre et pour assurer les besoins de ces enfants. Je savais que c’est une cause de divorce très fréquente au Sénégal (Dial, 2008). Bintou m’a répondu que si elle se séparait, elle devrait se remarier, intégrer une nouvelle maison, peut-être mal tomber et se retrouver dans une maison où elle ne s’entendrait pas bien avec les autres femmes. Au moins, dans la maison où elle se trouve actuellement, sa belle-mère est gentille et elle s’entend bien avec toutes les femmes de la maison qui l’aident financièrement et matériellement. Celles-ci lui donnent des couches, de l’argent, des médicaments quand elle est malade, et lui permettent de ne pas cuisiner, car elle a un enfant en bas âge et qu’elle est mariée à l’aîné.

On voit donc que cette femme évalue sa situation conjugale uniquement sur la base de ses relations avec les femmes de la maison et non pas avec son mari. Le mariage est réussi, car son intégration dans ce monde féminin est réussie. Le mari est mauvais, mais pas le mariage. C’est fondamental de mon point de vue, car cela éclaire un point aveugle de certains travaux sur les femmes wolofs, centrés sur les rapports homme-femme : le mariage n’est pas du tout une histoire à deux comme en Occident.

Dans le monde wolof, le mariage c’est trois choses différentes :

Une cérémonie religieuse (takk en wolof se traduit par attachement) qui marque l’entrée dans une vie d’adulte. Il s’agit d’un rituel musulman qui ne marque que le début de la sexualité légitime. C’est une étape incontournable de la vie pour avoir de la légitimité. Le mariage est un impératif pour l’homme et pour la femme, ne pas se marier pour une femme est très mal vu. On dira d’une femme non mariée qu’elle a été ensorcelée et elle sera marginalisée.

Un déplacement acté par une autre cérémonie : l’entrée en résidence (céyt) où la femme rejoint le domicile de son mari qui est aussi la plupart du temps la maison des parents de celui-ci, et de ses frères et épouses

Une cohabitation sur le temps long (seey) avec le mari, mais aussi avec les affins et affines (toutes les personnes qui sont liées par les liens de mariage). Le mot seey en wolof signifie à la fois et selon le contexte mariage, foyer, cohabitation et sexualité. Il n’y a pas une seule cérémonie, comme c’est le cas chez nous, mais plusieurs rituels (mariage religieux, entrée en résidence de l’épouse, baptême du premier enfant) qui construisent le mariage, la relation entre les deux familles, le statut de la nouvelle épouse.

On voit bien que dans ce contexte il est difficile de penser la condition des femmes uniquement au sein du rapport homme-femme. De fait, les femmes et leurs maris ne partagent que très peu de choses et de temps ensemble : les hommes sont absents toute la journée, le soir et le midi ils mangent dans leur chambre la plupart du temps pendant que les femmes mangent ensemble. Je me suis souvent dit que ce que partagent l’homme et la femme mariés c’est peut-être exclusivement la sexualité et l’argent. Les maris sont les grands absents du mariage en quelque sorte. L’enjeu du mariage sur le long terme (seey) d’après toutes les femmes que j’ai rencontrées c’est la cohabitation entre femmes. Les femmes disent comme une rengaine « seey si dafa jafe » (le mariage comme cohabitation c’est difficile) parce que c’est à cet endroit qu’il faut faire des efforts, travailler (ligueey) dans tous les sens du terme et particulièrement dans le sens de travailler sur ces relations avec les autres femmes pour qu’elles soient bonnes. Travailler sur ces relations dans ce contexte a un sens précis. Il y a une dimension proprement personnelle dans la montée en puissance de l’épouse dans la maison, qui est liée aux efforts que fournit la bru et à son habileté relationnelle. Si le temps reste nécessaire pour devenir une bru respectée et intégrée, il ne suffit pas d’attendre que le temps passe. Il s’agit donc pour les brus de fournir ce que nous appellerons un « travail au quotidien » pour prouver ses qualités d’épouse et de bru et progresser dans ce monde de femmes hiérarchisé. Cet aspect est très important pour comprendre ce qu’est une maison (kër) comme espace de sociabilité, car, malgré l’existence de statuts et d’âges de la vie, les efforts et qualités individuelles ont un rôle important à jouer dans la respectabilité qui est accordée à une femme dans cet espace. Ces efforts sont à la base de l’organisation même du quotidien des brus qui ne se contentent pas de remplir leurs devoirs, mais négocient leur place dans un monde d’interconnaissance qui s’étend au-delà de la maison. Pour monter en puissance dans la maison, il faut savoir concilier à la fois travail ménager et ce qu’on pourrait appeler la socialité. Cette socialité consiste à se montrer, ou « se rendre visible » (Dessertine, 2016) dans certains espaces comme la cour, les salons des amies, etc., mais aussi à interagir de la bonne manière avec les personnes qui s’y trouvent jusqu’à atteindre une totale maîtrise de la bonne parole lorsqu’on devient une femme puissante. Il est intéressant de constater que la montée en puissance se traduit par une conquête progressive de l’espace. Les brus doivent ainsi d’abord être présentes et entretenir leurs relations dans la maison, puis petit à petit, elles peuvent s’éloigner de manière épisodique pour faire des visites à leurs amies et leur famille, pour finalement être quasiment toujours absentes de l’espace domestique comme les belles-mères.

Le mariage, on l’a compris est avant tout une cohabitation avec des femmes dans un monde hiérarchisé au sein duquel le temps et les actions individuelles des brus permettent leur accroissement. Cependant, il y a une autre caractéristique du mariage que nous n’avons pas encore explorée : la polygamie.

Polygamie : Et si la polygamie offrait une capacité d’agir à des femmes ?

La polygynie [9] est souvent pensée en anthropologie ou dans la presse comme participant ou incarnant la domination masculine. L’institution de la polygamie est en effet souvent expliquée par ce qu’elle apporte aux hommes : un pouvoir économique – puisqu’elle permettrait aux hommes d’accroître le nombre de femmes et d’enfants qui travaillent pour eux (Diop, 1985) ou un bien-être sexuel, puisqu’elle permettrait de pallier la frustration sexuelle des hommes quand les femmes se trouvent dans des périodes où elles ne peuvent pas avoir de rapport sexuels, c’est-à-dire lors des règles ou de l’allaitement (Goody & Fortes, 1973). Lorsque la polygamie est pensée comme moyen de préserver le pouvoir des aînés (Meillassoux, 1994), il s’agit toujours d’hommes qui contrôlent l’accès aux femmes et en tirent un pouvoir politique. À ces explications, le travail de O. Journet et S. Fainzang (1988) ajoute une description fine des rivalités entre femmes et l’avantage que cette compétition confère aux hommes. Dans la presse, on trouve l’idée sous-jacente que la polygamie serait réservée aux femmes non éduquées : ainsi, dans un article dans Le Monde (Kane, 2018), l’auteur s’étonne de ce que les femmes instruites soient attirées par la polygamie. Cet étonnement rejoint celui des anthropologues et des démographes qui avaient prévu que la polygamie disparaîtrait progressivement, alors que si le taux d’unions polygames diminue, il reste tout de même important [10]. L’article intitulé Peut-on échapper à la polygamie à Dakar ? (Antoine & Moukala, 1995) part de ce constat d’une baisse relativement lente de la polygamie pour explorer les raisons de sa perduration, tant du côté des hommes que des femmes. Il montre que la polygamie touche toutes les couches de la population sans discrimination par niveau de vie, ethnie ou profession. Pour P. Antoine, l’acceptation de la polygamie par les femmes est étroitement liée à la religion et à l’impératif d’être mariée ou de se remarier à n’importe quel prix. Or il est intéressant de considérer la polygamie, sujet polémique par excellence [11], sous l’angle de la résidence pour apporter un autre point de vue sur le lien entre polygamie et domination masculine. Ainsi, quand on s’intéresse aux arrangements spatiaux en lien avec les statuts matrimoniaux, on constate que les femmes qui rejoignent un ménage polygame (donc la deuxième, troisième ou quatrième femme) jouissent d’une plus grande liberté dans leur choix de résidence. Elles peuvent rester dans la maison de leur famille, ou avoir un logement autonome où leur mari vient les visiter régulièrement. Si elles reçoivent la visite de leur mari régulièrement, elles ne vivent pas en permanence avec lui et se considèrent comme plus indépendantes, voire chef de leur propre ménage (Ba Gning & Antoine, 2015). Elles ne doivent pas emménager dans la maison familiale, cohabiter avec les femmes des frères de leurs maris et être sous l’autorité de la belle-mère. Ce dernier point est extrêmement important puisque les épouses évaluent leur condition à partir de la réussite de la cohabitation avec leurs affines et plus particulièrement leur belle-mère. Considérer la polygamie sous l’angle de la domination masculine ne semble donc pas recouvrir toutes ses implications. On voit bien que la question de la résidence ne peut pas être ici éludée, car elle permet de prendre en compte certaines des motivations des femmes d’opter pour la polygamie comme le fait d’échapper à la cohabitation avec la belle-mère et dans une moindre mesure avec le mari.

Il est arrivé très fréquemment qu’une femme me demande si je voulais être sa coépouse : « bëggo nek suma wujj ? » sur un ton de semi-plaisanterie un peu dragueur. Au début, choquée je répondais « Lutax ? Bay togn ! » (Pourquoi ? Arrête de plaisanter/déconner). Mais les femmes très sérieusement me disaient qu’on pourrait ainsi s’entraider (pour les tâches ménagères, les enfants), qu’avoir un mari que la moitié de la semaine c’était moins fatiguant. En effet dans les ménages polygames l’homme est censé partager très équitablement son argent et ses nuits entre les deux, trois ou quatre femmes. La fatigue (cono) dont elles me parlaient était à la fois liée aux tâches ménagères, à la belle-famille, mais aussi à la question de la sexualité comme me l’indiquait le sourire complice. La coépouse a donc cette double image d’être à la fois une rivale, avec laquelle on est en compétition (comme toutes les femmes du même âge d’ailleurs) pour « donner le meilleur de soi » et une alliée, une complice avec laquelle on partage la sexualité, le travail, les enfants. Rien n’est plus dangereux pour un homme que des coépouses qui s’allient, qui peuvent faire des grèves du sexe en même temps, qui peuvent arrêter de cuisiner pour lui en même temps. Affamer un homme dans tous les sens du terme…

Il y a une forme spécifique d’union qui est l’exemple par excellence des possibilités qu’offre la polygamie. Il s’agit du takko (attachement) aussi appelé mariage par corde. Le takko est la contraction d’une forme d’union sans les obligations liées à la cohabitation induite par l’installation d’une épouse chez son mari. Ainsi dans cette forme d’union, le couple ne partage pas la même résidence et l’homme est dispensé de son devoir d’entretien financier. Les deux conjoints peuvent même passer des années sans se voir et sans avoir de rapports sexuels comme le décrit Fatou Bintou Dial (2003) :

« Lorsqu’un homme devient polygame après sa retraite, dans la plupart des cas, il s’agit d’un remariage avec une femme divorcée, ayant souvent des enfants. Si l’homme doit prendre en charge sa femme et les enfants qu’ils ont eus ensemble, il n’y a pas d’exigence en ce qui concerne les enfants que son épouse a eus d’une autre union. Le nouveau polygame possède souvent sa maison et sa famille, il ne prend pas en charge l’hébergement de cette nouvelle femme, il peut se contenter de lui rendre visite de manière régulière ou épisodiquement. Dans les cas de polygamie où l’homme épouse une femme divorcée ou veuve avec des enfants en charge, il peut donner sa participation aux dépenses de la maison les jours qu’il passe avec sa

nouvelle épouse, mais la prise en charge des enfants de celle-ci ne lui incombe pas lorsqu’il ne passe pas la nuit avec celle-ci. L’homme peut y participer s’il en a envie, mais ce n’est pas une obligation. Dans ce cas nous voyons que la polygamie n’entraîne pas forcément un changement du train de vie des hommes. Il s’y ajoute que certains couples ne partagent pas la vie commune, il s’agit des femmes déjà divorcées (quelquefois à plusieurs reprises) et qui veulent être en conformité avec leur religion qui les incite au mariage, et à la société qui tolère difficilement la solitude des femmes. Le mari est un « takkoo  » (un mari social). Ces femmes dans ces situations ne sont mariées que pour le statut et quelquefois la vie sexuelle. Certains hommes polygames ne vivent même pas dans la même ville que leur épouse : l’homme peut être à Dakar et sa femme dans les régions situées à l’intérieur du pays ou l’inverse. » (Dial, 2008 : 127).

Le takko permet à la femme d’être mariée, tout en gardant une relative autonomie. L’existence d’un tel statut est révélatrice de l’importance du statut matrimonial pour une femme, mais aussi des souplesses que cette société a aménagées à l’intérieur de ses propres règles.

« Cette forme de mariage semble pouvoir disculper une femme du soupçon de ne pas vouloir se remarier tout en lui permettant de rester dans son logement, de ne pas bouleverser ses habitudes et de garder son indépendance. » (Ba Gning & Antoine, 2015).

Il s’agit très souvent d’une forme d’union qui permet aux femmes divorcées de se remarier afin de correspondre à la norme. Ceci est aussi en lien avec la religion musulmane puisque c’est le mari, dans l’islam, qui assure le salut de l’âme de sa femme. Gagner de l’autonomie ne peut se faire que dans et par le mariage, et devenir une femme respectée ne peut se faire qu’en ayant un comportement exemplaire envers ces affins, nous y reviendrons.

Mère Diouf (64 ans) habite avec son fils et sa bru dans la maison qu’elle a fait construire elle-même grâce à ses activités de commerçante. Elle s’est remariée après un premier divorce avec un homme déjà polygame qui habite Thiès (une heure de route de Kayar). Ils sont en takko et se voient très rarement :au début, il lui rendait visite, mais elle me dit qu’étant aveugle désormais, il ne peut plus entreprendre le voyage. Cela fait donc deux ans qu’ils ne se sont pas vus, car mère Diouf a, elle aussi, des problèmes de santé qui la contraignent dans ses déplacements.

Les femmes qui sont engagées dans ce type d’union peuvent vivre sous le toit d’un membre de leur famille (frère, mère ou enfant) ou avoir un logement autonome (qu’elles ont fait construire comme mère Diouf) ou qui a été construit pour elles. Elles échappent ainsi à la cohabitation avec la belle-famille, et mieux encore à la présence du mari la majeure partie du temps. C’est les vacances du mariage en quelque sorte ! Il faut préciser que ces arrangements sont réservés à des femmes âgées ou divorcées, qui ont déjà fait les preuves de leur capacité à être mariées « normalement » à s’occuper de leur belle-famille, mais aux vues des carrières matrimoniales des femmes, c’est-à-dire à la fréquence des divorces et des remariages, c’est en quelque sorte l’horizon possible de toutes les femmes. Ces arrangements produisent la possibilité d’avoir « la paix » socialement parlant en vidant le mariage de tous les aspects contraignants, rien ne reste d’autre que la forme.

Conclusion :

Cette lumière faite sur la sexualité et l’argent, le mariage, la polygamie nous montre qu’une ethnographie fine permet de voir autre chose que ce que l’on s’attendait à y voir au premier abord.

Ainsi, là où l’on pourrait projeter dans le rapport argent-sexualité un rapport de prostitution ou de domination de l’homme sur la femme, nous avons observé des échanges complexes, ou la sexualité prime sur l’argent, qui met la femme dans une position de pouvoir plus que dans une position de soumission. Il en va de même pour les rapports dans le mariage qui démontrent que l’homme occupe dans le foyer une place qui peut sembler dérisoire quand on la compare à l’exigence et à l’impact des rapports féminins en son sein.

Quant à la polygamie, tant décriée dans nos contrées, elle devient ici un moyen de légitimation et d’émancipation pour la femme qui désire se concentrer sur autre chose que sur la vie du foyer.

« Pourquoi éprouvons-nous des scrupules à nous déhancher, à faire frémir nos reins, à marcher en nous dandinant, en relâchant notre bassin, en écartant naturellement nos membres ? [...]

Quand les femmes du golfe de Guinée se battaient pour améliorer leurs conditions de vie matérielle, nos interminables paroles sur les hommes nous enferraient dans des valeurs étrangères. Ces femmes de Lomé ou de Cotonou pouvaient acheter un homme si elles le voulaient, prêter de l’argent à leurs États quand ils en avaient besoin, occuper les avenues huppées des grandes capitales, investir dans les SICAV et les places boursières. Pendant ce temps, nous, nous essayions de convaincre l’homme que nous avions compris le pourquoi du comment de l’idéologie des autres. [...]

Essayez de dissuader les femmes de Dantokpa ou du Grand Marché de Lomé de rester à la maison parce qu’elles travaillent trop ! Elles vous enverraient paître ailleurs. Elles travaillent gagnent de l’argent et parfois plus de liberté que les hommes et vous voulez leur parler d’égalité...

Avec qui ?

Elles sont supérieures pardi ! » (Bugul ; 1990 : 185-187)

Il y a d’un côté une situation sur papier (l’homme est le chef de famille, une femme doit se marier pour être respectable) et il y a ce qui est vécu et le champ de possibles qu’une communauté imagine, permet, pour le vivre en son sein.

Ce que nous apprennent les femmes wolofs est que l’existence et de surcroît l’existence comme communauté est une chose qui s’arrache, qui se négocie ou qui s’accepte.

C’est parce que dans cette société que nous venons de décrire, il y a un rapport d’interdépendance totale c’est-à-dire intrinsèque et extrinsèque, en ce qui concerne le genre, qu’il y a puissance, qu’il y a rapport de force. : les hommes dépendent des hommes, les hommes dépendent des femmes, les femmes dépendent des femmes, les femmes dépendent des hommes.

Qu’est-ce que ça veut dire ici dépendre ? Ça veut dire avoir un code commun, une manière de faire et d’être ensemble qui comporte en elle-même tout un système de valeurs, de hiérarchie, de reconnaissance, une éthique, des rapports de pouvoirs qui lui sont propres. Les femmes ne dépendent pas des autres femmes de la même manière dont elles dépendent des hommes, mais tous ces rapports s’influencent et interfèrent.

Pour le dire autrement, la force des femmes wolofs vient d’une manière de s’affranchir ou de résister qui a consisté non pas à remettre en question les cadres donnés, mais à faire communauté à l’intérieur de ces cadres pour en tirer parti. Et faire communauté ici, ce n’est pas simplement être solidaire ou s’épauler, c’est, comme on l’a dit, faire vivre une échelle de valeur qui nous soit propre qui soit suffisamment complexe, généreuse, intransigeante et forte pour que l’on puisse s’y rapporter, s’y accrocher, croître et décroître à l’intérieur.

De plus, à ces différentes échelles de valeurs genrées (femme-femme, femme-homme, homme-femme, homme-homme) s’ajoutent d’autres échelles de valeurs.

Ainsi, en termes d’obligations sociales, le genre est une donnée parmi d’autres et n’est pas LA donnée centrale : il faut se demander aussi quelle est la place dans la société (plus ou moins riche, respectable ?), dans le foyer (quel rôle, quelle ancienneté ?), quel rapport d’âge (plus jeune ou plus âgé ?) pour comprendre une interaction entre deux personnes.

La relation qu’a une femme avec un mari se situe au milieu des relations qu’elle entretient avec sa belle-mère, avec ses éventuelles belles-sœurs ou coépouses - donnée qui diffère en fonction du temps qu’elle a passé dans le foyer - mais aussi de celles qu’elle entretient avec ses beaux-frères, qui seront soumises aux critères d’âge. Cette diversité des postures légitimes que l’on peut endosser dans une relation en fonction des différents facteurs qui entrent en compte est aussi valable à l’extérieur du foyer.

Cet entremêlement et cette complexité permettent de ne pas avoir « tous ses œufs dans le même panier » . On ne négocie pas sa situation matrimoniale et familiale seulement avec un mari, mais avec tous les habitants de sa maison, et en particulier, lorsqu’on est une femme, avec les femmes de sa maison. Elles permettent aussi aux relations homme-femme de ne pas se cantonner aux questions de séduction et de sexualité, faisant de la relation mari-femme une relation parmi d’autres qui ne caractérise pas et n’épuise pas toutes les relations homme-femme. Le prisme du genre, s’il faut en prendre un, n’est pas opérant en tant que tel, on ne peut comprendre les relations homme-femme qu’en ayant une vision globale du tissu de liens entourant chaque personne, à fortiori dans le foyer. Ainsi une femme est-elle toujours à la fois la femme d’un homme, mais aussi la sœur d’un autre. Dans la maison de son mari elle doit obéir, dans celle de son frère elle est obéie. De la même manière dans sa vie la femme sera bru, mais aussi belle-mère.

Deuxièmement : les femmes ont gardé des domaines exclusifs. Si vous demandez à un homme d’organiser une cérémonie de mariage au Sénégal, il sera confondu et vous renverra vers sa femme. Pas parce qu’il a la flemme, mais parce qu’il ne l’a jamais fait et est incapable de le faire, la femme étant en charge de la perpétuation de la société wolof et de ses cycles de vie, c’est elle qui est en charge et elle qui sait. Il y a plusieurs champs de connaissances qui en tant que savoir appartiennent exclusivement aux femmes qui destinent et déterminent les hommes, mais dont les hommes ignorent tout : l’organisation du foyer sous toutes ses formes ( l’épouse est une aiguille (puso) nous dit une chanson wolof, elle tisse des liens entre les gens dans la famille et fait tenir ensemble la maison), les cérémonies de la vie familiale (mariages, baptêmes, funérailles) - qui ponctuent la vie des individus les faisant passer d’un âge à l’autre et qui réaffirment les liens familiaux et surtout d’affinité au cours des échanges de prestations - et donc en général la reproduction sociale.

Troisièmement, et pour ces raisons que nous venons d’évoquer, les femmes ne tendent pas à l’émancipation ni à l’égalité ni à la jouissance, elles tendent à la puissance et c’est cette aspiration aussi, en tant que telle, qui les rends inexplosables.

La femme puissante et reconnue sera d’ailleurs celle qui aura développé l’intelligence relationnelle nécessaire pour négocier son bonheur et celui de son entourage auprès de cet entourage même, pour réussir à faire fonctionner cette horlogerie minutieuse que sont les rapports humains. Et cette femme est puissante, précisément, de ce qui l’entoure et de ce qui la dépasse, est puissante en tant que partie tout à coup saillante de l’iceberg des coups d’éclat et des victoires quotidiennes. C’est, aussi, une posture dans le monde : comment désirer l’égalité quand on se sent supérieure demande Ken Bugul ?

Nous ne nous lancerons pas ici dans un parallèle qui serait forcément tronqué, partiel, parachuté entre la femme wolof et la femme occidentale et qu’ose Ken Bugul. Mais ce dont il faudrait à notre sens convenir, c’est que le féminisme occidental actuel gagnerait à sortir de ses prismes. Les questions pourtant essentielles de justice, d’identité, d’égalité, d’oppression, qui polarisent l’intégralité du débat actuel, si elles sont essentielles, sont prises d’une telle manière qu’elles ne permettent comme issue que la prise de conscience, la dénonciation, la solidarité. Rien qui ne permette de se saisir d’un destin.

Cette énergie que la femme occidentale consacre à la refondation et à la redéfinition des cadres sociétaux et des concepts républicains, elle ne l’a plus pour son quotidien. Cette tendance dangereuse à se faire l’arbitre de toutes les situations, à lutter contre des maux absolus l’accable et la dessaisit de sa réalité et de ses intérêts immédiats.

Si nous tirons alors ici une grande leçon de l’observation des femmes wolofs, c’est qu’il est différents niveaux d’actions possibles, que nous résumerons ici grossièrement en un niveau absolu, gravé, législatif et un niveau quotidien, mouvant, officieux et que ce second niveau, sur lequel elles se sont concentrées et dans lequel elles excellent est un niveau qui donne prise dans la victoire comme dans l’échec et qu’il est essentiel d’investir pleinement.

Delcy Ball

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[1L’article de Marylin Strathern qui détaille les difficultés du « mariage » entre anthropologie et féminisme explicite parfaitement les points forts et faibles de la recherche féministe dans un article qui est toujours étonnement actuel : Strathern, M. (1987). An Awkward Relationship : The Case of Feminism and Anthropology. Signs, 12(2), 276-292

[2Abu-Lughod, Lila. (2002). Do Muslim Women Really Need Saving ? Anthropological Reflections on Cultural Relativism and Its Others. American Anthropologist, 104(3), 783-790.

[3Ken Bugul est une écrivaine sénégalaise qui relate dans son œuvre son expérience qui porte une dimension très anthropologique. Ken Bugul a passé dix ans de sa vie en Europe avant de retourner au Sénégal vers ses 35 ans. Dans ses écrits elle questionne sa place dans ces deux mondes. Son livre Riwan ou le chemin de sable est consacré à sa relation avec un marabout dont elle devient 28e épouse, elle y expose sa vision des mariages polygames après ses multiples déceptions amoureuses en Europe.

[4Se traduit habituellement par « draguer » ou « faire la cour à », mais mentionne aussi ici cette pratique intraduisible des étudiantes qui consiste à collectionner les prétendants.

[5Pour mieux comprendre les modalités de la circulation de l’argent au Sénégal : Moya, Ismaël. (2017b). De l’argent aux valeurs. Femmes, économie et société à Dakar. Paris : Société d’ethnologie.

[6A ce sujet l’article de Stéphane Vibert montre les travers de cette anthropologie « potestative » : Vibert, S. 2017. Sortir de l’anthropologie potestative. In Autorité et Pouvoir en perspective comparative. Paris : Presses de l’Inalco

[7Cette exclamation fait référence à un dicton : jaay fonde amul pertement, boo ci amul benefice, amna ci wang (vendre de la bouillie de mil c’est sans perte, s’il n’y a pas de bénéfice il y a les grosses fesses [car la bouillie de mil fait prendre du poids et notamment des hanches et des fesses, atour de beauté au Sénégal].

[8Lemarchant C.. Belles-filles : Avec les beaux-parents, trouver la bonne distance. Nouvelle édition [en ligne]. Rennes : Presses universitaires de Rennes, 1999 

[9Se dit d’une union entre un homme et plusieurs femmes.

[10« La paupérisation, l’urbanisation, l’occidentalisation, l’individualisation, la scolarisation et la féminisation du travail, etc., sont autant de facteurs qui auraient pu conduire à une atténuation progressive de la polygamie […]. Pendant de nombreuses années, la polygamie est restée à un niveau élevé au Sénégal, mais depuis une quinzaine d’années, les indicateurs issus des enquêtes démographiques et de santé (EDS) s’infléchissent à la baisse. Jusqu’au milieu des années 1990, près d’une femme mariée sur deux était dans une union polygame, alors que, en 2011, elles ne sont plus qu’un tiers dans cette situation (34,7 %) La baisse touche aussi bien le milieu rural que les villes (Mondain et al, 2004). Parmi les femmes ayant suivi des études secondaires et plus, une sur cinq est en union polygame en 2011, alors que chez les femmes non scolarisées 40 % sont dans cette situation. [...] La proportion de polygames dans le groupe des hommes mariés est passée de 37,6 % en 1992 à 17,2 % en 2011. Cette diminution est flagrante en milieu urbain où la proportion passe de 30 % à 10 % ». (Antoine & Moukala, 1995 : 6).

[11Il est intéressant de lire par exemple les commentaires de l’article de Kane dans Le Monde (Kane, 2018) pour se rendre compte de l’indignation que suscite la polygamie chez les lecteurs français

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