Fragments de vie, de luttes, de gestes héroïques et de solidarité incroyable, les documents qui suivent ouvrent une porte secrète vers le passé, notre passé. A travers la vie de Silvia Rivera, c’est la construction d’un mouvement révolutionnaire que l’on perçoit. La création de STAR, les liens construits avec les Youngs Lords et les Black Panthers, la critique, dès le commencement, de la place confortable, intégrée et écrasante de l’homme homosexuel blanc font de Silvia Rivera une ainée, un symbole dont le feu brûle encore aujourd’hui.
Silvia Rivera, New York, 1973
Entretien
Note de la rédaction : Cet entretien est issu du livre "Street Transvestite Action Revolutionaries, survival, revolt, and queer antagonist struggle". Il est publié par Untorelli Press qui est un groupe de production littéraire spécialisé dans la pensée critique insurrectionnelle des nihilistes, queers, anti-civilisations et anarchistes.
J’ai quitté la maison à 10 ans en 1961.
Et je me suis retrouvée à faire le tapin sur la 42e rue.
Le début des années 60 n’était pas un moment favorable pour les drag queens, les garçons efféminés et les garçons qui portaient du maquillage comme nous le faisions.
À l’époque, nous étions tabassées par la police et par beaucoup de gens.
Je n’ai pas vraiment assumé d’être une drag queen [1] avant la fin des années 60.
Quand les drag queens se faisaient arrêtées, quel bordel on mettait !
Je me souviens de la première fois que j’ai été arrêté. Je n’étais pas encore pleinement une drag queen. Je marchais dans la rue et les flics m’ont embarqué.
Nous avons toujours pensé que la police était le véritable ennemi.
Nous ne nous attendions pas à être mieux traitées que des animaux et c’est ainsi que nous étions traitées.
Nous étions coincées dans un enclos comme une bande de monstres.
Nous n’avons pas été respectées.
Beaucoup d’entre nous ont été battues et violées.
Quand j’ai fini par aller en prison, pour 90 jours, ils ont essayé de me violer.
J’ai gentiment mordu la bite d’un type.
J’ai tout traversé.
En 1969, lors de la première soirée des émeutes de Stonewall, la nuit était lourde et très chaude.
Nous étions dans le Stonewall et les lumières se sont allumées.
Nous nous sommes tous arrêtés de danser.
La police est entrée.
Ils avaient obtenu leur pot-de-vin plus tôt dans la semaine.
Mais l’inspecteur Pine est venu — lui et sa brigade des mœurs — pour dépenser un peu plus l’argent du gouvernement.
Nous avons été conduits hors du bar et ils nous ont parqués contre les fourgons de police.
Les flics nous ont poussés contre les grilles.
Les gens ont commencé à jeter des pièces de monnaie sur les flics.
Puis des bouteilles.
La brigade des mœurs dut se barricader dans le Stonewall tellement ils étaient effrayés.
Ils ne pensaient pas que nous allions réagir de cette façon.
Que nous allions arrêter d’endurer toute cette merde.
Nous avions tant fait pour d’autres mouvements.
Notre heure était venue.
Des homosexuels du Village tenaient la ligne de front : les sans-abri qui vivaient dans le parc de Sheridan Square, à l’extérieur du bar, puis des drag queens derrière eux et tout le monde derrière nous.
Les lignes électriques du Stonewall Inn furent coupées nous plongeant dans le noir.
Un journaliste du One Village Voice était dans le bar à ce moment-là avec la police.
Et selon les archives du Village Voice, il reçut une arme de l’inspecteur Pine lui disant : « Nous devons nous battre pour sortir de là. »
C’était après qu’un cocktail Molotov ait été lancé et que nous tentions de forcer la porte du bar avec un parc-mètre déraciné.
Ils étaient alors prêts à nous tirer dessus ce soir-là.
Finalement, la police antiémeute est arrivée sur les lieux après 45 minutes. Beaucoup de gens oublient que pendant 45 minutes, nous les avons pris au piège à l’intérieur.
Nous étions tous impliqués dans les mouvements à cette époque.
Tout le monde était impliqué dans le mouvement des femmes, le mouvement pour la paix, le mouvement pour les droits civiques.
Nous étions tous des radicaux.
Je crois que c’est ce qui les a déclenchées.
Vous en avez assez d’être toujours repoussé plus loin.
STAR est né après un sit-in au Weinstein Hall à l’Université de New York en 1970.
Plus tard, nous avons eu une section à New York, une à Chicago, une en Californie et une en Angleterre.
STAR a été créé pour les homosexuels à la rue, les sans-abri et pour toute personne ayant besoin d’aide à ce moment-là. Marsha et moi avions toujours logé des gens en catimini dans nos chambres d’hôtel.
Marsha et moi avons décidé de trouver un immeuble.
Nous avons essayé de nous tenir le plus loin possible de la Mafia et de son contrôle des bars.
Nous trouvâmes un bâtiment au 213 East 2nd Street. Marsha et moi venions de décider, il était temps de s’entraider et d’apporter notre aide à nos autres enfants.
Nous avons nourri et vêtu des gens.
Nous avons maintenu le bâtiment ouvert.
Nous sommes sorties tapiner dans les rues.
Nous avons payé le loyer.
Nous ne voulions pas que les enfants sortent tapiner dans les rues.
Ils seraient sortis pour aller chourer de la nourriture.
C’est pourquoi il y avait toujours de la nourriture à la maison et tout le monde s’amusait.
Cela a duré deux ou trois ans.
Nous nous sommes assis là à se demander : pourquoi souffrons-nous ?
Alors que nous étions très impliquées dans les mouvements, nous nous sommes dites : pourquoi supportons-nous toujours le poids le plus lourd de cette merde ?
Plus tard, quand les Young Lords [2] arrivèrent à point nommé à New York, j’étais déjà dans GLF [3].
Une manifestation massive débuta dans l’East Harlem à la fin des années 1970.
C’était une manifestation contre la répression policière et nous avons décidé de rejoindre la manif avec notre banderole du STAR.
C’était l’une des premières fois que la banderole du STAR était déployée en public, où STAR était présent en tant que groupe.
À la fin du meeting, je rencontrais certains des Yong Lords ce jour-là.
Je suis devenue l’une d’entre eux.
Chaque fois qu’ils avaient besoin d’aide, je répondais toujours présente pour les Young Lords.
C’était juste le respect qu’ils nous donnèrent en tant qu’êtres humains.
Ils nous ont traités avec énormément de respect.
C’était une sensation fabuleuse de faire individuellement partie des Young Lords en tant que drag queen, mais aussi que mon organisation STAR puisse prendre part aux Young Lords.
J’ai rencontré le chef du Black Panther Party, Huey Newton, au Peoples’ Revolutionary Convention à Philadelphie en 1971.
Huey y décida que nous faisions partie de la Révolution, que nous étions des révolutionnaires.
J’étais une radicale, une révolutionnaire.
Je suis toujours une révolutionnaire.
J’étais fière de faire la route et d’aider à changer les lois et que sais-je encore.
J’étais très fière de faire cela et fière de ce que je fais encore, quoi qu’il en coûte.
Aujourd’hui, nous devons encore nous battre contre le gouvernement.
Nous devons à nouveau les affronter.
Ils réduisent Medicaid [4] et réduisent les aides pour accéder au traitement contre le SIDA.
Ils veulent priver les femmes de l’aide sociale et les intégrer à un minuscule programme d’accès à l’emploi.
Ils vont couper la SSI [5].
Maintenant, ils s’en prennent aux bons alimentaires.
Ces gens qui veulent toutes ces coupes sociales sont des gens qui font des millions
et des millions et des millions de dollars en tant que PDG.
Pourquoi le gouvernement choisit-il de nous en priver ?
Ce qu’ils font, c’est nous appauvrir encore un peu plus.
Pourquoi ne peut-on pas avoir la paix ?
Je suis contente d’avoir participé aux émeutes de Stonewall.
Je me souviens, quand quelqu’un a jeté un cocktail Molotov, avoir pensé : « Mon Dieu, la révolution est là. La révolution est finalement arrivée ! »
J’ai toujours cru qu’il nous faudrait rendre un jour les coups reçus.
Je savais simplement que nous voulions riposter.
Je ne savais pas que ce serait cette nuit-là.
Je suis fière d’avoir été présente cette nuit-là.
Si j’avais raté ce moment, j’aurais été blessée parce que c’est à ce moment-là que j’ai vu le monde changer pour moi et mes semblables.
Bien sûr, nous avons encore un long chemin devant nous.
Traduction Frank G.
[1] Dans les textes et entretiens datant de cette époque, la désignation drag queen prend un sens proche de celui de transgenre. Bien que l’expression contienne l’idée de personnage, de jeu, celle-ci ne fait pas spécialement référence à la scène, comme ce sera le cas deux décennies plus tard.
[2] Les Young Lords qui deviendront plus tard la Young Lords Organization (YLO) à Chicago, puis à New York, en particulier dans le Spanish Harlem, le Young Lords Party (YLP), est un ancien groupe d’extrême gauche défendant le nationalisme portoricain et les droits des Portoricains aux Etats-Unis. Inspirés par les Black Panthers, et les nationalistes portoricains, ils veulent remplacer l’État capitaliste et raciste par des alternatives communautaires et politisées. Ainsi, ils défilent pour l’indépendance de Porto Rico mais sont surtout très actifs dans les quartiers, où ils développent des programmes, notamment autour de la santé. Pour eux, la révolution est aussi une transformation personnelle. Sous l’influence des femmes, qui font comprendre aux hommes qu’on ne peut être révolutionnaire et machiste, les membres du parti travaillent ensemble à se libérer du sexisme, de l’homophobie et de leur propre racisme.
[3] Le Gay Liberation Front est le nom dans les années 1970, de plusieurs groupes américains militant pour la libération homosexuelle ; le premier d’entre eux fut fondé en 1969 à New York par Craig Rodwell et Brenda Howard, immédiatement après les émeutes de Stonewall, durant lesquels des heurts violents opposèrent policiers et manifestants gays. L’une des premières actions du GLF fut l’organisation d’une marche en réponse à Stonewall, et pour demander la fin de la persécution des homosexuels. Le combat politique du GLF est large et dépasse la discrimination envers les homosexuels, puisqu’il dénonce le racisme et apporte son soutien aux Black Panters et aux diverses luttes d’émancipation dans le Tiers monde. Le GLF est anti-capitaliste, et remet en cause la structure du modèle familial et les rôles traditionnels des sexes.
[4] Medicaid est un programme créé aux États-Unis qui a pour but de fournir une assurance maladie aux individus et aux familles à faible revenu et ressource. Il est géré par les États qui le subventionnent conjointement avec le gouvernement fédéral. Parmi les types de personnes qui sont susceptibles de bénéficier de ce programme, on retrouve : les parents à faible revenu, les enfants, les personnes âgées et les personnes handicapées. Medicaid est la plus importante aide financière en matière de services médicaux ou liés à la santé pour les personnes à revenu limité.
[5] Supplemental Security Income (SSI) est un programme financé par les contribuables soumis à conditions de ressources aux États-Unis qui fournit des paiements en espèces aux personnes résidant aux États-Unis qui ont cotisé à la sécurité sociale et sont éligibles à la retraite. Le programme SSI a commencé ses activités en 1974.
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