TROU NOIR

Voyage dans la dissidence sexuelle

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L’intersectionnalité libérale, ou l’art de gouverner les marges

Dans les sociétés impériales, la critique s’adapte pour survivre, évinçant la rupture politique au profit d’une reconnaissance assimilationniste. L’intersectionnalité, dans sa version libérale, s’inscrit dans cette logique : elle prétend complexifier les luttes mais en réalité les dépolitise, produisant des discours inoffensifs et compatibles avec le pouvoir. Cette dérive est structurelle et révèle l’intégration de certaines luttes à l’idéologie des États postcoloniaux, où la race est recyclée dans un langage pseudo-radical mais sans portée transformatrice.

Dans les sociétés impériales, la critique qui veut survivre apprend très tôt à se formater. Elle renonce à la conflictualité contre de la reconnaissance, remplace la stratégie par la visibilité, évite de désigner l’ennemi pour mieux négocier sa présence à ses côtés. L’intersectionnalité, dans sa version libérale, n’échappe pas à cette logique. Ce qu’elle promet : articuler les luttes, nommer les angles morts, complexifier l’analyse — se retourne, dans les faits, contre tout projet de transformation réelle. Elle ne complexifie rien : elle dépolitise. Elle ne croise pas mais elle encastre les oppressions dans une grammaire calibrée pour produire des discours inoffensifs, compatibles avec les logiques du pouvoir.
Cette dérive n’est pas marginale mais structurelle.

Elle traduit le degré d’intégration de certaines luttes à l’appareil idéologique des États postcoloniaux, où la race ne disparaît jamais mais se reconditionne, sous des formes discursivement sophistiquées, pseudo-radicales et stratégiquement nulles.

Une critique sans véritable ancrage spacio-historique donc sans boussole

Lorsqu’elle traite le racisme comme un rapport social parmi d’autres, l’intersectionnalité libérale s’interdit de penser la fonction centrale de celui-ci dans l’ordre du monde. Le racisme n’est pas seulement une injustice faite à des individus, mais l’infrastructure qui fonde les politiques nationales et supranationales. Le racisme est le cœur battant de l’impérialisme qui conditionne partout, y compris en son sein, la gestion coloniale des populations non-blanche. Il est l’architecture politique qui articule la division du travail, l’économie de la mort, la hiérarchisation des espaces et l’oblitération de l’histoire des peuples. On pourra toujours rappeler que les rapports de genre précèdent historiquement la racialisation moderne. Mais ce n’est pas leur origine qui est ici en jeu : c’est leur fonction dans l’ordre impérial contemporain. Car dans ce cadre, le genre ne fonctionne jamais seul. Sa forme actuelle, telle qu’elle est mobilisée dans les politiques publiques, les discours militants, mais aussi plus largement dans l’imaginaire occidental naturalisant ses propres normes — est indissociable des logiques raciales qu’elle vient renforcer. Ce point sera développé plus loin.

Le racisme, lui, organise la planète comme un champ de ressources humaines, extractibles, déplaçables, sacrifiables. Ce que cette approche libérale traduit en “expériences de discrimination” ne sont en réalité que les retombées visibles d’un système global de gouvernement différentiel des individus et des peuples.

Sans cette géographie, sans cette histoire, on ne peut plus rien comprendre. On débat de privilèges, on oppose des vécus, on cartographie des dominations comme on collectionne des symptômes d’une maladie mal diagnostiquée. Voici comment on perd de vue la logique du dispositif. À qui profite l’organisation raciale du monde ? Comment elle se maintient ? Quelles sont les armes du pouvoir ? Tout cela semble finalement si hors sujet.

Cette lecture, dénuée d’ancrage spatio-historique, donc dénuée de matérialisme, s’égare. Elle ne distingue plus les centres des périphéries, les foyers de pouvoir des zones de mise à mort réelle ou symbolique. Elle traite les effets sans désigner les causes, comme si tous les phénomènes relevaient du même plan, comme si l’histoire coloniale n’avait pas assigné des places différenciées dans la hiérarchie humaine construite par la blanchité. Quand bien même les notions de race et de colonialité sont évoquées, elles sont traitées comme des variables personnelles à additionner ou soustraire, jamais comme des fondations historiques du pouvoir.

Une critique non ancrée dans ce paysage devient une pensée hors-sol. Elle parle de tout, sauf de ce qui cadre l’ensemble. Elle prétend avancer mais elle avance sans boussole — prisonnière des positionalités, aveugle aux mécanismes de production de la violence par l’État et le capitalisme. C’est pourquoi elle est soumise à toutes les récupérations.

C’est ce que pointe Patrick D. Anderson, philosophe anticolonial contemporain, militant et auteur, dans son article The Theory of Intersectionality Emerges out of Racist, Colonialist Ideology, Not Radical Politics. Selon lui, l’intersectionnalité, loin d’être une émanation de la politique radicale, serait le produit d’une idéologie raciste et colonialiste, ou du moins d’une adaptation libérale et institutionnelle qui neutralise toute portée subversive. Il y fait référence à la pensée de Derrick Bell, avocat et activiste afro-américain parlant d’un néocolonialisme intérieur, opéré par la cooptation de la bourgeoisie noire par les élites blanches, pour stabiliser l’ordre raciste.

Si je voulais être plus juste, je pourrais dire que cette critique n’est finalement pas totalement dénuée d’ancrage : elle s’appuie sur un sol occidental, blanc, états-unien — mais présenté comme neutre. C’est cette prétention à l’universalisme qui la rend incompatible avec une pensée réellement décoloniale, à fortiori parce qu’elle efface, dans le même geste, la fonction du racisme comme principe d’organisation de l’État impérial.

Le genre, axe central de l’intersectionnalité : fausse entrée, vraie impasse

L’effet le plus pernicieux de cette perte de localisation n’est pas seulement théorique, il est aussi analytique : en l’absence d’une boussole raciale et matérielle, c’est souvent le genre qui devient le point de départ de l’analyse. L’oppression est d’abord pensée comme genrée, la race n’intervient qu’en surimpression, comme facteur aggravant ou modalité juxtaposée. Ce déplacement a des conséquences directes sur la manière dont les ennemis sont désignés.

L’homme, figure générique du pouvoir patriarcal, est perçu comme dominant quel que soit le contexte. L’homme non-blanc y est intégré sans que ses conditions historiques, économiques, raciales soient jamais sérieusement interrogées. Son cas est analysé depuis un point de vue où la colonialité est éludée, et où la classe devient hors de propos. Il devient un oppresseur par défaut, assigné à la violence dès lors qu’il est homme, même s’il est dominé par ailleurs à tous les autres niveaux.

Ce renversement, permis par une grille de lecture qui traite toutes les situations comme symétriques, rend invisibles les asymétries fondamentales. Il permet de dénoncer comme centre du problème un corps qui, dans les faits, reste exposé, marginalisé, criminalisé. Or dans cette opération, c’est toujours l’ordre impérial qui sort indemne : pendant que la critique s’exerce sur les marges, le noyau du pouvoir reste intact, maintenu sous les radars, complètement épargné.

Le genre est la variable d’ajustement de sociétés racistes produites par les États impérialistes

Le genre, dans cet ordre, ne flotte pas dans un espace indépendant. Il est modelé, racialement, pour servir des fonctions politiques précises. La féminité blanche peut être érigée en idéal à défendre, précisément parce que les autres féminités sont assignées à l’assimilation, au contrôle, à la rétorsion si elles récusent ce modèle. La masculinité blanche incarne la maîtrise, parce qu’il faut que la masculinité non-blanche puisse être stigmatisée, criminalisée ou fétichisée selon les besoins du moment. Ce contraste produit un effet de purification symbolique : plus l’autre est perçu comme réactionnaire, plus la masculinité blanche peut apparaître comme un moindre mal, alors même qu’elle est la seule détentrice du pouvoir patriarcal en Occident. Les identités non normées, plus ou moins valorisées quand elles se fondent dans la blanchité, redeviennent marginalisées dès lors qu’elles lui échappent, car elles ne jouent plus leur rôle dans la chaîne de commandement du genre impérial.

Dire cela ne revient pas à nier les oppressions de genre ni leur violence réelle. Mais à rappeler que le genre, dans l’ordre impérial contemporain, n’est pas une modalité autonome : c’est une variable d’ajustement. Un outil flexible, adapté à la gestion différenciée des populations selon leur race, leur territoire, leur degré d’assimilation. Il ne s’applique jamais de la même manière, parce qu’il ne sert pas la même fonction selon les corps sur lesquels il opère.

En traitant le genre comme un axe parallèle au racisme – ce dernier réduit à l’état de contingence, et non comme une production de la colonisation — l’intersectionnalité libérale conserve intacte l’idée d’un patriarcat autonome et primordial. Elle réécrit l’histoire à l’envers : comme si les structures coloniales s’étaient contentées d’ajouter la race à un ordre déjà existant, au lieu de l’engendrer comme condition même de son expansion, et de forger, dans le même geste, un patriarcat blanc taillé pour organiser, justifier et perpétuer la domination impériale. Un patriarcat blanc qui n’a eu de cesse d’imposer son agenda aux peuples colonisés et à leurs descendants.

L’État racial comme metteur en scène de l’égalité

Dans un monde structuré par la race, les concepts d’égalité, de liberté ou de droits ne sont jamais des abstractions neutres. Ce sont des armes par destination. Le féminisme d’État, mobilisé pour justifier des guerres impérialistes, dissoudre des associations musulmanes, interdire des pratiques culturelles ou des signes religieux, n’est pas une trahison du féminisme — il est ce qu’il devient dès qu’il s’aligne sur un État qui, dans ses fondations, reste impérial et blanc.

Mais cette instrumentalisation ne se limite pas à l’appareil politique. Elle s’inscrit dans un imaginaire où l’occidentalisation devient synonyme d’émancipation. Le vœu pieu de l’égalité des sexes s’y présente comme le signe distinctif d’une supériorité civilisationnelle, opposée à la supposée arriération des cultures des populations dominées. Ce récit permet de dissimuler la violence coloniale sous les traits d’un progressisme universel. Il autorise au nom des droits des femmes à bombarder des pays du Sud Global, à exclure au nom de la laïcité, à décrédibiliser les luttes indigènes. C’est sur ce consentement tacite que repose aussi la stabilité du pacte racial. Ce n’est pas un féminisme trahi, mais un féminisme enrôlé dans un appareil libéral qui le valorise précisément parce qu’il aide à gouverner les marges.

L’intersectionnalité libérale ne remet pas en cause cette structure, elle veut simplement en modérer les excès. Elle croit possible de réinjecter du “radical” dans ce qui a été conçu pour neutraliser. Elle imagine qu’en dénonçant les “dérives de certains féminismes”, on pourra restaurer un usage juste, décontaminé, comme si l’État était un terrain neutre, comme si l’État racial n’existait pas. Là réside l’illusion : croire que l’on peut retourner contre le pouvoir un outil qu’il a lui-même façonné pour durer, et ce faisant le renforcer.
Illusion stratégique. Impasse historique.

La centralité refusée de la race

En feignant de traiter les oppressions comme des lignes qui se croisent, l’intersectionnalité libérale efface l’asymétrie. Toutes les oppressions n’ont pas le même poids structurel. Toutes ne participent pas à l’organisation planétaire du vivant et du mort. L’ordre patriarcal, dans ses mutations contemporaines, ne justifie ni les famines, ni les blocus, ni les tirs à balles réelles. L’ordre racial, si. C’est lui qui découpe les territoires, répartit les ressources, détermine jusqu’à la possibilité de dire “nous”, et d’être entendu.

En traitant toutes les oppressions comme égales, on évacue leur hiérarchisation fonctionnelle dans l’appareil impérial. Parce qu’en refusant d’identifier la race comme matrice, on dépolitise l’analyse, on la réduit à un pluralisme d’expériences, où chacun est renvoyé à son “ressenti” plutôt qu’à sa fonction effective dans la division globale du pouvoir.

Ce refus de reconnaître la race comme structure, et non simple modalité, a des conséquences massives. Il permet à l’ordre impérial de se reconfigurer sous des formes toujours plus indécelables : droits humains, inclusion, diversité. En escamotant la matrice raciale, on dissout l’ennemi dans une pluralité de conflits latéraux. La critique se réduit à un flot d’indignations individuelles, encadrées par une morale molle. L’ordre bourgeois, impérialiste, raciste et patriarcal, lui, prospère dans cette confusion.

La tragédie, c’est que cette grille intersectionnelle prétendument critique sauve ce qu’elle prétend vouloir désarmer. Sous couvert de croiser les luttes, elle opère un double sauvetage. En refusant de penser la race comme matrice depuis laquelle s’articulent les autres oppressions, elle laisse intact l’ossature impériale. En traitant le genre comme axe principal d’intelligibilité, elle détourne le regard du lieu réel de la puissance patriarcale. Certes, elle est condamnée en théorie. Mais elle ne l’est que sur le mode abstrait, verbal, et surtout comme une simple variante – somme toute modérée – parmi d’autres d’un même patriarcat universel. Et en traitant toutes les formes d’oppressions masculines comme équivalentes, on relativise celle qui commande l’ensemble. Pendant que l’homme non-blanc est érigé en caricature de la domination sexiste, ceux qui en détiennent les clés continuent d’imposer leur modèle sans jamais être réellement inquiétés. Résultat : la masculinité blanche et son ordre patriarcal s’en sortent sans la moindre égratignure.

Une politique de la reconnaissance, pas de la rupture

Ce que fabrique l’intersectionnalité libérale n’est pas un champ de lutte mais une scène. Un espace cadré, balisé, où certaines paroles peuvent circuler — à condition de ne pas troubler la cartographie établie. Elle fait mine d’amplifier les voix minorées, tout en verrouillant l’accès à la conflictualité. Elle organise le partage de la parole, jamais celui du pouvoir. Témoigner oui, s’armer non.

La radicalité y devient une esthétique. La souffrance, un objet de capital symbolique. L’appartenance, une variable d’invitation ou d’exclusion. On se retrouve avec des coalitions à la carte, des luttes dépolitisées, des récits sans stratégie — et face à l’ennemi, rien. Pas de ligne. Pas de rapport de force. Pas même une boussole.

Au final, elle ne fait pas écran au pouvoir. Elle lui ouvre la voie.

Pas par complicité consciente, mais par orientation structurelle. Parce que sa gestation s’est faite dans le ventre mou de l’université blanche, puis recyclée dans les politiques d’inclusion des États impériaux. Parce qu’elle confond storytelling et légitimité politique. Parce qu’elle préfère être reconnue à être redoutée. Parce qu’elle exerce une forme de domination en se croyant extérieure à elle.

Ce qu’elle produit n’est pas une critique radicale mais un répertoire de récits validables ou non. Une gestion morale des luttes. Rien de tout cela ne peut faire trembler un pouvoir qui sait précisément comment fabriquer du pluralisme sans jamais lâcher le centre

Réponses et éléments :

Articuler ne veut pas dire symétriser ou égaliser, l’ordre du monde ne repose ni sur le genre ni sur le handicap ni sur l’orientation sexuelle ou que sais-je.
L’ordre mondial ne se construit pas sur la misogynie. Il se construit sur l’ordre racial. Et c’est cet ordre qui gouverne aussi la manière dont le genre est distribué, toléré, puni.
Ce n’est pas moi qui hiérarchise, c’est l’histoire.
Parlons de saviorisme, quand votre vision de la lutte met en danger les personnes queer et qu’ils vous conjure de les laisser s’organiser avec leurs propres modalités adaptées à leur société, vous en avez rien à foutre. Ce qui compte c’est votre double faire-valoir : être la norme absolue + passer pour le sauveur.
Je récuse l’idée qu’un féminisme pourrait se désaligner de la blanchité sans briser les chaînes qui le relient à l’impérialisme et au colonialisme culturel.
Les subjectivités ne suffisent pas. Un vécu n’est pas une stratégie. Il devient arme politique seulement quand il rencontre une analyse du contexte matériel dans lequel il s’inscrit.

La race n’est pas une diversion de la classe. C’est son opérateur global

La naissance du capitalisme étant a situé lors des premières conquêtes coloniales, a permis l’accumulation primitive de capital et le développement du Nord global grâce à l’esclavage racial. Tu es en train de me dire de ton point de vue blanc que la classe est primordiale alors qu’avant de créer une classe de prolétaire elle a d’abord créé les sous-hommes qui ont permis au Capital de rendre possible les chaînes de production en Europe.

Si vous pensez la classe sans la race, c’est que vous pensez la classe depuis l’universalisme blanc. Or le capital ne s’applique pas de la même manière sur tous et dans tous les territoires. Il segmente, hiérarchise, racialise pour maximiser la valeur. D’ailleurs toi comme moi, nos privilèges sont acquis grâce à l’État impérial. La différence entre toi et moi c’est qu’étant non-blanche et du fait de l’histoire de ma lignée et l’héritage de lecture du monde qui m’a été donné, je sais ce qu’est l’impérialisme or toi non.

L’antiracisme matérialiste ne divise pas : il révèle ce que l’économicisme refoule et pourquoi elle le refoule.

Classe et race ne sont pas parallèles : l’une passe par l’autre. Il n’y a pas une classe et une race, comme deux dominations côte à côte. Il y a un ordre capitaliste impérial qui se déploie racialement. La race est le moteur du capital.

Rachida Data.

race
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« Et nous avons besoin de plus d’explosions »

L’abstraction appartient-elle aux blanc·hes ? Penser les politiques raciales dans la danse contemporaine Miguel Gutierrez

Que pourrait signifier le fait d’habiter l’impropre, l’impropriété, la dépossession, d’être assignées, marquées, attachées à un contexte ?