Fin 2021 sortait en librairie la première traduction française de Enculé ! Politiques anales de Javier Sáez et Sejo Carrascosa aux Éditions les Grillages. Ce livre propose une plongée dans le cul, depuis une perspective queer et féministe, mêlant théorie, récits et humour. Turi Cantero vous en propose une lecture.
Montage photo : Collage de montagne / Sacha Kyrill (2022)
Le cul est plein d’incohérences. Il est cet organe très ouvert qui doit pourtant rester fermé. Essentiel à la vie de l’organisme, tout ce qui en sort est pourtant vu comme sale, disgracieux. Toute utilisation autre que digestive apparaît comme un renoncement au pouvoir voire même à la dignité. Nous avons tou·tes un cul, un anus, et pourtant nos pratiques anales - réelles ou supposées - marquent, différencient et hiérarchisent nos identités. Les pédé·es ne sont pas les seul·es à utiliser leur anus et pourtant, “enculé” est une insulte avant tout dirigée contre nous [1]. La liste des incohérences autour du cul pourrait s’élargir encore davantage.
L’essentiel ici est de voir qu’avec autant d’incohérences, il y a anguille sous cul. C’est pour s’y pencher que Javier Sáez et Sejo Carrascosa ont produit le livre “Enculé ! Politiques anales” édité en français par les Éditions Les Grillages. Selon eux, “ces manières de le contrôler, de le surveiller, de le stigmatiser ou de le promouvoir constituent une politique” [2]. C’est même plus, objet de tout un maillage d’interventions et de réactions, le cul est en lui-même “un espace politique”. Il interagit directement avec le sexe, le genre, la masculinité et les relations sociales en général. Dans ce livre, les deux auteurs prennent au sérieux le cul aussi bien comme sujet de réflexion que comme objet littéraire, prêtant à de nombreux jeux de mots et métaphores. C’est une invitation à une politique anale et, même plus, à adopter une vision anale de la politique.
Ceci est un cul : démarcation entre l’homme-cis-hétéro-blanc et le reste
Si on jette un premier coup d’œil, on comprend que le cul est avant tout celui de l’autre. Au Moyen Âge en Occident, la sodomie était associée aux pratiques des infidèles et des musulmans, le cul était alors un critère religieux de distinction de “l’autre”. Durant la colonisation de l’Amérique du Nord, le sexe anal était condamné car il remettait en cause la fécondité des colons, nécessaire au projet colonial. Au XIXe siècle, les médecins et psychiatres font du sexe anal non plus seulement une pratique mais le marqueur d’une nouvelle identité subjective pathologique : l’homosexuel. Enfin, la pandémie du VIH a frappé le sexe anal du sceau de la maladie et de la mort. J. Saez et S.Carrascosa voient dans ces évolutions la construction d’une paranoïa de la contagion anale : contagion des tares qu’il est supposé contenir mais surtout du changement qu’il opère sur l’individu.
Car, en effet, ce qui terrorise l’homme cishétéroblanc dans l’anal c’est le glissement qu’il opère. À l’Antiquité, le cul est un critère d’organisation sociale plus que d’orientation sexuelle ou de genre. Le cul est alors au cœur d’une distinction entre un individu pénétrant et impénétrable : le rôle de l’actif, détenant le pouvoir lui-même associé à la masculinité (le vir dans l’Antiquité romaine [3]) et l’individu pénétré, passif, marqué par un manque de virilité. Dans ce modèle, “être pénétré c’est renoncer au pouvoir” [4]. Ce modèle trouve encore un fort écho aujourd’hui. Les auteurs notent : “le test ultime de la virilité, de la masculinité et de l’hétérosexualité c’est que ton cul ne soit jamais pénétré ; le contraire entraîne un glissement en termes de genre (d’homme à femme) et d’identité dans ton orientation sexuelle (d’hétéro à homo)” [5]. C’est bien parce qu’il est au centre de la distinction entre l’homme cishétéroblanc et le reste que le cul est l’objet d’autant de craintes, de peurs, d’interdits et de tabous. Les auteurs expliquent alors, en citant le Désir homosexuel (1972) de Guy Hocquenghem, que “la peur de sa propre homosexualité crée chez l’homme une peur paranoïaque de le voir apparaître à ses côtés”.
Être pénétré c’est entrer dans le monde des passif·ves, des a-viril·es, des enculé·es. C’est, pour l’homme cishétéroblanc risquer de perdre sa position de pouvoir et de glisser du “vir” au monde des “autres”. Or, l’essentiel ici n’est pas tellement une question de pratiques sexuelles mais de dénomination sociale : qui est “l’enculé” ? qui est celui qui peut proférer cette insulte ? On comprend ici la raison pour laquelle “enculé” est l’une des insultes préférées des Français [6] : au-delà de savoir qui on ramène dans notre lit [7], l’enjeu est de s’assurer que l’enculé c’est l’autre, ce sont les autres, mais surtout pas soi.
On touche ici à un sujet pédé, parce que c’est par le cul que l’on devient pédé·e.
Pourquoi l’insulte “enculé” vise principalement les pédé·es ? Une première réponse réside sans doute dans l’invisibilisation de la sexualité des femmes et des lesbiennes [8]. Une seconde réponse, selon les auteurs, est que “l’obsession et la persécution du sexe anal a surtout concerné le sexe anal entre hommes, et par-dessus tout, la position de l’homme pénétré” [9]. Alors qu’a priori le cul n’a pas de genre, il est considéré comme marqueur de genre.
“Le cul c’est l’essence du pédé, c’est son leitmotiv, c’est l’organe par lequel il perd sa dignité et devient abject, indésirable et exterminable” [10]. Pédé·e mec ou meuf, cis ou trans, blanc·he ou non-blanc·he, pédé·e non-binaire et asexuel·le, à chaque fois l’enjeu n’est pas tant nos pratiques sexuelles, ni non plus l’auto-définition choisie mais la désignation imposée par la société. Lorsqu’on nous impose l’étiquette d’”enculé de merde” [11] c’est pour montrer qu’on ne répond pas à la norme cishétéromasculineblanche. “Enculé” est alors avant tout le terme de ce glissement, d’un homme vers un pédé, ce glissement d’une personne qui devrait être un homme c’est-à-dire un être actif, impénétrable, viril et puissant mais qui refuse ou renonce à ce pouvoir et devient cet être abject, le pédé. C’est justement parce que “le passage de l’homme au pédé se fait par la pénétration anale” [12] que l’insulte “enculé” est avant tout dirigée envers les pédé·es.
Entrer dans une éthique anale
Entrons dans le vif du sujet. Pour les deux auteurs, il existe bel et bien des politiques sur l’anal mais elles sont avant tout des politiques anti-anal. Ils nomment par exemple les politiques du Vatican où les messages “pro-abstinence, tels que “les préservatifs ne protègent pas du SIDA”, sont sans aucun doute un exemple clair de politiques criminelles” [13]. Citant le militant et philosophe espagnol Paco Vidarte, les auteurs invitent à répondre aux politiques anti-anales par une éthique anale : “Une éthique pédée devra être résolument anale : une Analéthique [...]. Ce que le pouvoir pense du cul d’un pédé, n’est pas la même chose que ce qu’un pédé pense de son cul. Pour le pouvoir, nous sommes des putains de culs, des culs sans sujet, sans possibilité, ni nécessité ou capacité à mener la moindre initiative politique. [...] Des culs dépolitisés”. Dans son ouvrage, Éthique pédée, Paco Vidarte cherche les bases d’un militantisme radical LGBTQ, c’est dans l’anal qu’il trouve sa piste. “Je rêve d’un mouvement LGBTQ qui mette en pratique une politique du trou noir : tout absorber, se renforcer de tout, tout sucer sans rien donner en retour. Par-dessus tout, ne rien donner de nous-mêmes, ne rien laisser échapper au-dehors, pas même la moindre de nos précieux effluves. Ne rien donner au système et voler tout ce qui tombe à portée de notre trou noir” [14]. Pour les auteurs, le texte de Vidarte incite à penser une analité “prise dans une relation de négation vis-à-vis du pouvoir [...] dans laquelle il n’y ait pas d’échange, pas de dialogue ni de négociation”. Pour y parvenir, les auteurs invitent à faire la “promotion de la fierté passive” rappelant que, y compris durant l’acte sexuel, “le cul joue un rôle très actif” [15]. De là “un tournant historique, la possibilité d’une analité active, d’un cul actif, d’un cul qui sélectionne, choisit, décide : capable de créer sa propre éthique, une éthique qui ne soit pas universelle et qui ne facilite pas la tâche au pouvoir”. Dans le viseur des auteurs et de Paco Vidarte, une réflexion sur le piège assimilationniste imposé par le système au militantisme transpédébigouine. Prendre ce qu’il y a à prendre, sans se sentir obligé de rendre un résultat joli et qui sent bon pour les institutions. Mais c’est aussi penser une éthique militante transpédébigouine qui remet en cause le modèle universaliste et rationnel opposant corps et pensée : “On sait où nous a menés l’éthique rationnelle, l’éthique faite avec le cerveau ; aussi une putain d’éthique faite avec le cul sera moins préjudiciable, plus immédiate, plus franche, plus charnelle, plus proche de la rue, plus animale, plus attachée aux besoins fondamentaux des gens qui vont le cul à l’air” [16].
Invitation à investir - jusqu’au fond - la question de l’anal
La réflexion proposée par Javier Sáez et Sejo Carrascosa appelle à approfondir le sujet. Il s’agirait de penser non pas seulement une politique anale mais une perspective anale, une analyse qui part du cul. Par là, on chercherait à comprendre l’anal dans toute sa complexité, dans ses interactions avec d’autres stigmates et d’autres systèmes d’oppressions. Le cul n’est pas toujours réprimé, il peut être réapproprié. Récemment, on a pu voir des hommes cishétéros faire la promotion de pratiques anales… tout en précisant bien que cela ne signifiait pas être homo [17]. Se goder sans rien perdre de sa virilité, sans devenir pour autant un sale pédé.
Mais il est possible de pousser encore un peu l’analyse et de voir la façon dont le système utilise l’anal comme outil de répression. Les auteurs mentionnent des politiques homophobes en Ouganda ou en Irak. Outre le fait que ces deux auteurs soient des hommes blancs occidentaux (espagnols), ces mentions posent question dès lors qu’ils ne développent pas une analyse sur l’usage colonial de l’anal. Dans le cas des auteurs, cela inciterait à questionner le colonialisme de l’État espagnol et, ce, d’autant plus que cet État a participé à la guerre en Irak… Dans mon cas, en tant que français blanc, il s’agirait de s’interroger sur l’utilisation de l’anal dans l’histoire militaire, policière et coloniale de mon pays, dans son histoire comme dans son actualité plus récente.
En février dernier, une date de jugement a enfin été annoncée dans le cadre de l’affaire Théo, du nom du jeune homme victime d’un viol en réunion avec arme par des policiers lors de son interpellation à Aulnay-sous-Bois le 2 février 2017. Cette annonce de jugement arrive sept ans après les faits et ce malgré l’obstination des juges d’instruction en charge de l’enquête pour refuser la qualification de viol, faute d’éléments suffisants, disent-ils.
Pourtant, une expertise médicale menée en 2019 permet de lever tout doute [18]. Elle démontre que la déchirure anale de 10 centimètres, ayant à l’époque nécessité une hospitalisation en urgence, est “en relation certaine et directe avec l’interpellation” et notamment l’usage d’une matraque télescopique par les forces de l’ordre. Le rapport affirme, en outre, que les lésions sphinctériennes nécessitent un “suivi médical à vie” pour Théo.
En France, où la police est connue pour ses interpellations et violences ciblées contre des jeunes non-blancs [19], l’anal est aussi utilisé comme outil pour stigmatiser et réprimer. La reconnaissance par la justice de l’existence d’un viol dans l’affaire Théo est enjeu de lutte important. Elle rappelle par ailleurs que la question de l’anal ne peut se résumer ni se limiter à une répression des pratiques anales mais qu’en réalité il arrive que l’État ait recours à l’anal dans ses pratiques répressives.
Si l’on regarde à présent du côté de l’histoire de la France, on s’aperçoit que la répression de l’anal est directement liée au projet colonial français. Lors du festival queer Avides Tempêtes de 2019, le·la militant·e et juriste Rani·a Hammami Arfaoui expliquait l’origine française et coloniale de la répression de la sodomie en Tunisie à travers le cas de l’article 230 du Code pénal tunisien, en vigueur actuellement. C’est sur ce cas que se sont penchés Ramy Khouili et Daniel Levine-Spound, dans leur livre “Article 230”, en accès libre. Les auteurs montrent que cet article “est apparu pendant le protectorat français, dans un projet de code pénal presque exclusivement préparé par des fonctionnaires coloniaux français. (...) Un petit groupe de bureaucrates francais a criminalisé la sodomie en Tunisie” [20]. Cette origine coloniale est d’autant plus prégnante que le Code pénal tunisien précolonial (1861) ne fait aucune mention de la sodomie ou de l’homosexualité dans ses 431 articles. Les auteurs se posent alors la question de la raison de l’imposition d’une condamnation pénale par les colons français alors même que la répression de l’anal en France, à l’époque, passait par d’autres mesures (attentat à la pudeur, racolage, etc.). Pour tenter d’y répondre, les auteurs citent les travaux de la chercheuse Aurélie Perrier [21] pour qui il faut voir du côté de “l’obsession du chaos sexuel” français avec notamment la peur face à l’augmentation des pratiques homosexuelles dans les rangs de l’armée coloniale. On retrouve sans doute ici aussi la peur paranoïaque anti-homosexuelle : la peur de voir l’homosexualité se répandre par la pratique de la sodomie et la réponse par une stigmatisation de “l’autre”, ici les colonisés tunisiens, à travers une criminalisation de la sodomie.
On touche ici du doigt la complexité de l’anal. Ce dernier se retrouve au carrefour entre homophobie et colonialisme, en lien avec d’autres systèmes d’oppression. La répression de l’anal va de pair avec la répression par l’anal. Cette complexité de l’anal permet également de remettre en cause les discours sur la “diversité” ou de l’homonationalisme. Une politique anale ne peut se limiter à un discours d’acceptation de la pratique anale et de non-discrimination des sodomites. Elle doit passer par une critique du système anti-anal qui construit un modèle dominant hétérocismasculinblanc et s’attaque au “reste”. Elle doit passer par une critique de l’utilisation de l’anal comme objet d’oppression mais aussi très souvent comme outil d’oppression.
Turi Cantero.
[1] Qui n’a pas entendu dire lors d’un repas avec des hétéros que “non, enculé c’est pas homophobe, parce que les femmes aussi peuvent se faire enculer” ? Moi en tout cas, oui. Et ce genre de réponse pose aussi bien la question du lien fait entre les femmes et les pédé·es autour du cul qu’il invite à s’interroger sur l’utilisation principalement homophobe de cette insulte.
[2] page 57
[3] Comme le dit le fameux proverbe hétérosexuel “Je ne suis pas homophobe, je m’en fiche de qui tu ramènes dans ton lit”.
[4] page 70
[5] page 22
[6] page 132
[7] page 110
[8] ’Enculé’ est l’une des insultes préférées des Français, surtout lorsqu’ils sont au volant. Elle arrive en deuxième position derrière ’connard’, selon un sondage publié par le site spécialiséMinute Auto, en 2016.
[9] page 131.
[10] Sur ces enjeux, les auteurs invitent à s’intéresser aux auteur·trices concerné·es par ces sujets et renvoient également aux travaux de la militante et réalisatrice porno Tristan Taormino sur le sexe anal des femmes.
[11] page 42
[12] page 138.
[13] Dans son “Traité” sur le plaisir prostatique, l’auteur Adam rassure ses lecteurs : “Je souhaite donc être très clair pour mes très nombreux lecteurs hétérosexuels, ressentir du plaisir anal, expérimenter l’orgasme de la prostate ne vous transformera pas petit à petit en homosexuel (et il n’y a aucun jugement de valeur bien évidemment). Pour preuve, je suis hétérosexuel et cela ne m’a pas empêché de découvrir et apprécier ni le plaisir anal ni l’orgasme prostatique.”, page 3.
[14] page 55
[15] C’est aux cris de “pédé de merde” qu’a été assassiné le jeune Samuel Luiz en Galice, à l’été 2021.
[16] Hospitalisé en urgence, il garde des séquelles irréversibles nécessitant un suivi médical à vie selon l’expertise médicale du 21 août 2019 (Anna Mutelet, « Affaire Théo : une nouvelle expertise révèle des séquelles à vie » [archive], sur Libération, 30 août 2019).
[17] “rusticanus vir, sed plane vir” (un homme rustique mais vraiment un homme) disait Cicéron (Cicéron, Tusc. 2. 34).
[18] page 61.
[19] Sur le “contrôle au faciès” : https://www.amnesty.fr/focus/quest-ce-que-le-controle-au-facies
[20] page 60.
[21] page 45
28 Mars 2020
« Rien n’est plus étrange que l’hétérosexualité, rien n’est moins compréhensible »
Variations sur Mario Mieli
« Il n’est jamais tout à fait facile, sans rêver, de devenir la proie possédée d’une telle extase. »
28 Juin 2020
Lecture de « Je suis un monstre qui vous parle » de Paul B. Preciado
28 JANVIER 2021
Une lecture de l’ouvrage "Désirer comme un homme" de Florian Vörös.