TROU NOIR

Voyage dans la dissidence sexuelle

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Hommes mis en cage ou femmes entravées ?

Le témoignage suivant est celui de Maylis Castet, à la fois Dominatrice professionnelle et sexologue. Comme elle l’explique, c’est en reprenant des études de sexologie, ouvertes aux professionnel.es du soin, et notamment dans le but de payer la rénovation d’un cabinet de consultation, qu’elle a décidé de faire du Bdsm (Bondage/discipline, Domination/Soumission, Sadisme/Masochisme), et particulièrement de la Domination, une activité rémunératrice. Parallèlement, elle a fait porter son mémoire de sexologie sur la Sexualité Masculine Contrôlée (la SMC), un phénomène qui se répand dans le milieu Bdsm sous le nom de chasteté.

Ce travail universitaire se penche sur les différentes formes que prend cette privation sexuelle consentie et érotisée, notamment à travers l’usage de la cage de chasteté. Il fait le constat que les modèles existants de description des réactions sexuelles humaines ne permettent pas de décrire les effets physiologiques et psychologiques de la SMC, et propose une modélisation plus fine. Au-delà d’une réflexion médicale, ce travail interroge nécessairement le phénomène sous un angle plus psychosociologique, notamment ce que la SMC modifie, ou non, dans les relations hétérosexuelles et les masculinités des personnes concernées.

S’il n’est pas directement question dans son travail de recherche de présenter la SMC comme un outil thérapeutique, l’expérience de Maylis Castet en tant que Dominatrice est en tous cas venue nourrir sa réflexion sur la possibilité d’utiliser la SMC pour aider des personnes aux prises avec la masturbation compulsive, à modifier leurs habitudes et diversifier leurs fantasmes. Dans ce témoignage Maylis Castet évoque les différents paradoxes soulevés par la SMC, qui met à distance le génital et la pénétration tout en les considérant comme primordiaux, et se voit contrainte à se focaliser sur un désir « masculin » qu’elle prétend justement rendre moins omniprésent et envahissant dans la relation.

Ce récit nous semble offrir une photographie intéressante de ce que se racontent les hommes à propos de leur masculinité et leur sexualité, sans qu’il soit pourtant possible d’affirmer que ces pratiques participent d’un remaniement réel des subjectivations. Enfin, le fait que Maylis Castet aborde ces questions au prisme de son expérience personnelle et de son activité de Dominatrice professionnelle participe à l’intérêt de ce texte.

Mon projet de mémoire initial portait sur le primat de la pénétration chez les personnes s’identifiant comme hétérosexuelles. En faisant des recherches sur des forums, je suis tombée sur un gars qui cherchait une femme pour garder les clefs d’une cage. Il n’avait pas d’expérience, il constatait simplement que, même lorsqu’elle était relationnelle, sa sexualité était masturbatoire, ennuyeuse, mécanique. Qu’elle générait certes une décharge des tensions sexuelles physiologiques accumulées, mais ne lui procurait pas de réel plaisir. Il était triste de cet état de fait, et il faisait l’hypothèse qu’être privé de jouissance, ou de la liberté de jouir quand il voulait, par le truchement d’une cage et d’une partenaire pour en détenir la clé, pourrait améliorer sa sexualité.

Ça résonnait avec mon histoire sexuelle et affective, alors j’ai creusé. Le dénominateur commun avec mon sujet initial, c’est le dogme de la pénétration, de l’éjaculation et de la jouissance des hommes dans les relations hétérosexuelles, la normativité qui en est à la fois la source et l’effet. Et les conséquences désastreuses pour tout le monde.

Ça parait peut-être banal comme hypothèse, c’est Orphée et Eurydice, la privation qui attise le désir. Ça revient à dire qu’un pendule qu’on empêche d’aller dans un sens est chargé d’une puissance plus forte vers l’autre pôle quand on le lâche. Mais en réalité, l’idée que priver/être privé peut améliorer la qualité de la jouissance n’est pas si évidente que ça. La privation peut être vécue très négativement. J’aurai l’occasion d’en parler, mais dans la SMC il y a un paramètre important qui est celui du consentement, au sens d’acceptation de l’état de fait d’y être soumis. Le principal intéressé consent généralement à « subir » cette privation, cette contrainte, voire il en est l’instigateur. C’est ce qui fait qu’une personne va, pour une même situation, érotiser la contrainte ou au contraire se retrouver avec une frustration délétère ou une inhibition, qui serait plus de l’ordre de « tuer le sexuel en soi ». Même si bien sûr c’est ce que certains hommes recherchent, la castration.

Tout ça, je l’ai découvert progressivement, et comme je suis plutôt du genre observation participante, c’est en bossant sur ce que j’ai appelé la Sexualité Masculine Contrôlée que j’ai plongée sérieusement dans le Bdsm, et dans la domination en particulier. Alors que je commençais ma recherche, j’ai eu une relation avec un homme qui pratiquait la SMC. Sa motivation initiale pour la chasteté avait été d’accorder ses désirs à ceux de sa compagne face à une baisse de « libido » (je n’aime pas ce mot, mais c’est celui qu’utilisent les patient.es) après un accouchement. J’ai trouvé ça émouvant, pour moi la cage évoquait une démarche de régulation du désir ou du moins de son expression, pour permettre au désir de la partenaire d’émerger à son rythme, ne pas le foutre en l’air à force de le brusquer. Du contrôle certes, mais avec une visée de tempérance, pas de faire monter la pression. Ça provenait de mon expérience personnelle, d’avoir été confrontée de façon récurrente à des comportements de « forçeurs », au point de ne plus être très au clair avec mon désir. Sauf que, concrètement, la cage rendait ce type surexcité sans arrêt, et au fond c’est ce qu’il y cherchait. Gros malentendu, gros sentiment de solitude, j’ai découvert à mes dépens le paradoxe qui traverse la « chasteté », et plus largement l’univers de la domination : dire « ta bite n’est rien » tout en la mettant au centre, à un homme qui vient jouir de l’idée qu’on va l’empêcher de jouir.

Mon expérience de terrain foireuse a d’abord été complétée par les quelques trois-cents réponses à mon questionnaire d’enquête et une dizaine d’entretiens. Évidemment les causes du port de la cage, comme les effets, étaient multiples, et souvent loin de l’idée que je m’en faisais. C’était passionnant et perturbant. Certains assumaient la dimension sextoy de la cage, faite pour s’exciter, notamment les célibataires. Certains ne mettaient la cage que pour faire monter la pression avant de se masturber, ou pour jouir à travers les barreaux avec un vibro. Et de l’autre côté du spectre, d’autres portaient la cage H24 toute l’année, avaient pris l’habitude de ne jamais jouir ou de ne jamais se toucher. Certains de ceux-là expliquaient qu’ils étaient plus collants quand ils portaient la cage, et que leurs femmes étaient contentes, elles qui ne s’étaient pas senties désirées par leur mari depuis vingt ans. Ce qui était l’inverse total de mon expérience vécue comme du harcèlement. Il faut préciser que c’est rarement une femme qui va à un moment de la relation prendre la main ou coincer le mec à son corps défendant, le soumettre et l’encager. Ce sont en général les hommes qui sont à l’initiative du port de cage, et qui vont chercher quelqu’un à qui se soumettre.

En explorant les différentes dimensions de la SMC, je suis passée de l’intérêt pour un sex toy, permettant soi-disant de booster le désir avec un point de vue très socio, à quelque chose de plus médical. Jusqu’à aboutir au concept d’excitabilité, qui est pour le coup très sexologique. Il s’agissait de repartir de Masters et Johnson, des pionniers de la sexologie moderne qui ont modélisé les réactions sexuelles physiologiques en quatre phases. Une phase de montée de l’excitation, par laquelle ces chercheurs entendent des réactions physiologiques comme l’érection des corps caverneux ou la lubrification. Celle-ci se stabilise en « plateau », et à force d’accumuler des stimulus aboutit à un pic orgastique correspondant à la résolution des tensions sexuelles accumulées (augmentation du rythme cardiaque, de l’afflux sanguin…), avec une décharge pulsionnelle. Et enfin une phase réfractaire durant laquelle on n’est plus excitable physiologiquement (ici l’érection pénienne puisqu’on parle des hommes).

Ce modèle internationalement reconnu, utilisé pour décrire la sexualité, ne permet pas de rendre compte de ce qui se passe dans la sexualité des gens qui pratiquent la SMC. Notamment, une accumulation des périodes d’excitation sans décharge des tensions sexuelles, qui va produire un certain nombre d’effets, comme regarder les femmes différemment, faire plus souvent les tâches ménagères, se tenir à carreau parce qu’on veut une récompense ou se sentir apaiser parce qu’on n’a plus à décider… Ces effets sont inscrits dans le corps, et la sexologie devrait s’y intéresser. D’une certaine façon, elle le fait puisqu’une des premières méthodes proposées dans les années 50 par Masters et Johnson était ce qu’ils nommaient : le sensate focus. Ils proposaient à des couples une cure de trois semaines et demandaient à ce qu’il n’y ait pas de pénétration pendant les deux premières semaines. Ils invitaient leurs patient.es à explorer une sexualité autre que pénétrante, voire autre que génitale. L’idée étant de permettre aux uns de se détendre vis-à-vis de l’injonction à la performance, aux autres d’être rassurées sur le fait que la pénétration n’est pas le seul objectif.

Mais le phénomène n’a pas été pensé en sexologie, par exemple la réflexion sur les effets psycho et physiologique de l’absence d’orgasme est inexistante. Or il me semblait que la SMC apportait d’une certaine façon des hypothèses d’outils pour travailler sur les pathologies sexologiques. Le propos n’était pas de dire qu’il faudrait utiliser la SMC en thérapie, mais d’un point de vue clinique, il semblait intéressant de se dire que s’interdire quelque chose pouvait permettre de réorganiser les façons de désirer et d’obtenir du plaisir. Et d’un point de vue conceptuel c’était aussi intéressant, parce que cela permettait de poser des questions sur la façon de décrire et de modéliser l’excitation.

Puis j’ai exploré la SMC en tant que dominatrice professionnelle, en proposant des suivis à distance. Il y a des Dommes qui assument complètement le côté « votre désir est pathétique, regardez comme vous êtes vulnérables quand on joue avec ». Savoir que le gars est surexcité en permanence, mais n’en avoir rien à faire et lui balancer une vidéo de temps en temps pour qu’il s’excite peut tout à fait fonctionner, si fonctionner signifie que les deux sont contents. Pour moi, il y avait quelque chose de trop sérieux pour s’en amuser. Alors j’ai été et je reste très ambivalente. Comme j’avais mis en avant sur mon site de Domina cette idée de la SMC comme rééducation, comme thérapie, avec un discours du type « vous êtes désespéré, je peux vous aider à reprendre le contrôle de votre sexualité », j’ai eu le public correspondant : des hommes aux prises avec la masturbation compulsive, ultra paradoxaux dans leurs démarches. Ils voulaient être canalisés, ils voyaient bien qu’ils étaient prisonniers, et en même temps ce n’est pas une sexologue qu’ils étaient allés consulter, mais une travailleuse du sexe. Donc je ne pouvais pas leur reprocher d’être surexcités à la simple pensée de se mettre au travail avec moi ni que ce soit consciemment ce qu’ils pouvaient chercher. Coincés dans l’ambivalence entre « j’ai besoin d’aide pour gérer ce truc qui me dépasse » et « l’idée d’être contrôlé m’excite et nourrit mon problème ».

Curieuse, je me suis retrouvée à coacher des types qui, comme des bébés, avaient besoin d’être rassurés toutes les deux heures. Comme des enfants qui viennent d’être sevrés du sein, ou qui angoissent lorsqu’ils sont déposés à l’école pour la première fois. Ils ont besoin d’entendre que leur mère va venir le rechercher à la fin de la journée, ou qu’ils pourront de nouveau être nourris s’ils ont faim. Une panique, et un envahissement complet par des émotions très primaires et très primitives. Concrètement, ce shoot hormonal que l’on a fait des centaines ou des milliers de fois par an pendant 40 ans, et la puissance de ce que ça active dans le circuit de la récompense et dans le circuit de la répétition/de l’habitude, est devenue un besoin physiologique. Donc ça peut bouger, mais ça ne va pas disparaître du jour au lendemain. Je me suis retrouvée avec une règle du jeu qui ne pouvait que me rendre dingue : je les contraignais à de la privation puisque c’était le propos, mais la moindre contrainte les surexcitait, parfois si je ne répondais pas dans l’heure ils craquaient. Souvent des passages à l’acte dès le deuxième jour, alors même qu’ils ont eu le droit de se masturber. Le non-respect de l’engagement pris m’obligeait à les punir pour garder ma crédibilité. Sauf que punir c’est vérifier que la punition est bien faite, donc passer encore plus de temps à s’occuper des bites de ces messieurs, pour à peine cent balles/semaine. Un enfer.

Et pourtant c’était à la fois passionnant et émouvant. C’était très concrètement souvent la première fois en quarante ans que les mecs ne se touchaient pas le sexe pendant deux jours d’affilée. Je suis face à des gens qui vivent une hypersexualité, qu’eux comme moi estimons pathologique, parce qu’elle génère de la souffrance. Certains en sont encore à se raconter que s’ils se masturbent autant c’est uniquement parce que c’est quelque chose de vraiment cool. Mais voir l’état dans lequel ils sont lorsqu’on leur demande de ne pas se toucher pendant plus de quelques heures me semble suffisant pour pouvoir parler d’addiction. Et ils décrivent bien ce que ça a modifié ou produit dans leur rapport aux femmes, que ça crée des tensions avec leur partenaire, qu’ils ont un regard dégueulasse sur les meufs et qu’ils se branlent dans la cabine de la piscine parce qu’une des femmes de l’aquabike « a un beau cul ». Il y a une partie de moi que tout ça rebute parce que ça appuie sur le bouton « les hommes sont des bites sur pattes misérables ». Et de l’autre côté, mon moi de sexologue comprend. Alors je leur propose un programme à la fois absurde et très calibré, en fonction de leurs habitudes et de ce que je perçois de leur profil psychologique, de leur rapport aux femmes, à la masculinité…

Un gars qui a l’habitude de se masturber six fois par jour, on ne peut pas lui ordonner de ne se toucher qu’une fois par jour, et en plus de ne pas jouir. Comme avec le geste de la clope, on n’est pas seulement addict à la substance, mais aussi au geste et à la place qu’il prend dans la socialisation. Un gars comme ça je vais le faire se frotter six fois par jour à une table en regardant un étalon en rut qui baise un cheval d’arçon parce qu’on a mis une pouliche à côté, en disant « je ne vaux pas mieux qu’un animal quand je me laisse dominer par mes pulsions ». C’est du Bdsm, parce que c’est humiliant et infantilisant, mais c’est sexo parce que ça intègre des contraintes dans une routine automatisée et rigide : il ne choisit pas à quelle heure, à quel tempo, avec quel support d’excitation. Et le jour d’après je vais l’obliger à écouter des podcasts féministes et à écrire une dissertation sur le sujet, s’ils veulent avoir le droit de se toucher. Je peux aussi extraire un élément du carnet de bord de leur vie sexuelle que je leur fais remplir quotidiennement, par exemple l’érection que le type a, chaque fois qu’il voit sa collègue avec un décolleté, et travailler dessus.

J’essaie aussi de faire bouger les représentations pour élargir leurs scripts sexuels. Je cherche aussi à assouplir leurs habitudes masturbatoires, à mettre des bâtons dans la roue de l’engrenage très figé de leur compulsion. Quand je fais l’exercice du rut, par exemple, c’est plutôt pour écœurer de la masturbation, en la rendant ridicule, en la gâchant, pour ensuite y introduire une autre coloration, induire d’autres associations. Mais d’abord gâcher une chose qui, normalement, conduit très rapidement et systématiquement à un plaisir dont ils disent eux-mêmes qu’il est devenu médiocre, et que je vais rendre encore plus ennuyeux ou perturbant. Une autre chose qui me semble thérapeutique consiste à décorréler masturbation et éjaculation. C’est un combat personnel bien sûr. Faire la guerre à l’exigence des mecs pour qui toute stimulation sexuelle doit nécessairement aboutir à un orgasme comme on dit en sexo, c’est-à-dire à une décharge pulsionnelle, pas forcément assortie de plaisir, mais une décharge quand même. L’orgasme ennuyeux des types qui ne le font plus que mécaniquement pour gérer leur nervosité, même si c’est dans leur meuf.

Je fais des expériences sur le sevrage en quelque sorte, c’est un jeu de petit chimiste. Comme pour exorciser une expérience de vie où le désir masculin est quelque chose d’effrayant, cette espèce de puissance qui rend aveugle à l’autre en face et à son consentement. Parfois c’est surtout frustrant, parce que ce sont souvent des mecs ultras centrés sur leur désir dont la gestion implique une charge mentale de ouf. Comme je le disais tout à l’heure, il y a peut-être des femmes qui sont contentes de voir que leur mec est surexcité, mais ça reste un mystère pour moi vu la charge que c’est, outre le fait qu’on devrait pouvoir être chacun responsable de soi-même.

Il y a des hommes à qui j’ai dit que ce n’était pas possible de continuer au bout de deux ou trois jours, aussi contents soient-ils de ma prestation, parce qu’ils passaient leur temps à enfreindre le contrat. Leurs passages à l’acte de l’ordre du « plus fort qu’eux » étaient ingérables, c’est pas pour rien que les addictions sont souvent traitées dans des centres pluridisciplinaires. Mais parfois c’est extrêmement gratifiant, il y a quand même des gars que mon approche a « guéri », forcément ça vient flatter la soignante en moi. La forme que prend la SMC va de toute façon dépendre de ce à quoi ressemble la sexualité du type à la base. C’est assez bien illustré par mes deux expériences les plus personnelles de SMC. Je me suis d’abord retrouvée à produire un état de surexcitation permanent chez un gars qui ne pouvait pas porter la cage plus d’un jour à côté de moi, alors qu’il avait pu se masturber pendant des semaines sans jouir pour une inconnue en se branlant sur un métronome dans des croissants, puis avec un autre homme qui souffrait de masturbation compulsive, avec qui l’on est passés en quelques semaines à un truc très apaisé, où jouir ou pas, se masturber ou pas n’était plus un enjeu. Pour qui la SMC a été un vrai outil de connaissance de soi, qui a pu permettre de mettre le doigt sur le fait que la masturbation répondait à une économie du stress, puis à tout un tas d’autres découvertes enrichissantes. Ce qui est sûr, c’est que si un mec est capable, accompagné par quelqu’un, de se branler trois fois moins que d’habitude, ou de le faire avec des contraintes, c’est déjà un bâton dans la roue d’un automatisme qui s’est emballé et a pris la main. C’est ce qui fait que je me sens vivante dans ce truc. J’ai intégré à ma pratique sexo des outils développés pour la SMC avec les patients souffrant de compulsion, en les transformant un peu, notamment la tenue du calendrier, et des tâches à faire pour explorer ce que ça fait quand on apporte des modifications à une routine, c’est très utile.

Mes enjeux personnels, en tant que Dominatrice, sont avec les hommes, et ma recherche a porté uniquement sur les hommes. Mais les enjeux sont les mêmes pour tout le monde du point de vue des effets physiologiques de la frustration sexuelle induite et acceptée consciemment et volontairement. Sauf qu’on ne peut que constater une différence profonde entre les genres en matière de construction de la sexualité masturbatoire. Il y a quelque chose d’à la fois plus ancré dans les habitudes des hommes et donc dans leur corps, une routine, un truc identitaire, en plus du fait que la masculinité hégémonique fait que c’est plus « autorisé » chez les hommes que chez les femmes de se masturber. Bon, et évidemment, inutile de dire qu’il n’y a rien d’étayé scientifiquement à propos des différences hommes/femmes face à la privation d’orgasme.

Mon aspiration à la maïeutique c’est du féminisme guerrier sociologico-soignant. Je suis profondément convaincue qu’il faut faire bouger les mecs malgré eux, parce que si on ne les remue pas ils ne vont pas pouvoir le faire d’eux-mêmes, même ceux qui y aspirent ont de la merde plein les yeux. En tant que dominatrice je suis pile dans la brèche, parce que les gars ne viennent pas chercher à être pris en soin, mais en même temps l’idée d’être modelé leur parle, ne serait-ce que parce qu’ils sont imprégnés de l’univers de « tu es un minable je vais faire de toi ce qui me chante ça sera toujours mieux ». Le sexe fait alors figure de levier de changement, que ce soit pour faire de l’autre une Sissy, une sous-merde, ou une version 2.0 de lui-même. Là où les thérapeutes comportementalistes vont mettre en place un conditionnement pour qu’une personne soit plus fonctionnelle, les Dominatrices vont utiliser leur emprise pour faire bouger des choses. Et ma maladie à moi c’est de vouloir que les hommes soient des hommes meilleurs. Se dire que puisqu’ils sont tous défaillants, qu’ils ne cherchent pas à évoluer seuls, et que même en étant amoureux ils ne trouvent pas en eux le courage, la force et la lucidité de bouger tout seuls, je vais utiliser la seule chose qui a l’air d’avoir un impact, à savoir la puissance de leur désir sexuel, pour les coincer et les améliorer contre leur gré ! Enfin je continue à être tiraillée entre les moments où je me dis que les mecs n’ont qu’à se démerder et bosser sur eux-mêmes, genre ras le bol de faire de la pédagogie, et les moments où je me dis qu’ils n’ont tellement aucune idée de la situation qu’il faut bien leur expliquer… Le pragmatisme vs la théorie. C’est terrible de devoir expliquer à un mec de 45 ans que si on dort c’est qu’on n’a pas envie de sexe, ou que n’avoir pas envie à ce moment ne signifie pas qu’on ne l’aime pas.

La SMC n’est pas une solution au problème de fond, mais tout le monde ne cherche pas à travailler sur soi. Certains souhaitent juste avoir une sexualité fonctionnelle, ils ont 60 ans, ils n’ont aucune envie de faire une psychanalyse, et ils vont se déplacer vers l’anal parce que c’est ce qu’il leur reste quand ils ne bandent plus. Certains vont considérer que les pilules sont une solution magique. Je vais me situer entre les deux, puisque c’est efficace, mais qu’il est dommage d’éviter de se poser des questions. Mais il faut tout de même prendre les gens comme ils sont, et c’est très bien s’ils se sentent à leur place dans l’histoire qu’ils se racontent. Et les hommes ne se racontent pas de la même manière ce que c’est qu’être un homme, ce qu’est une relation avec une femme, selon leur âge et leur milieu social. Il est intéressant par exemple de voir comment la SMC vient répondre à des enjeux de masculinité liés aux dysfonctions sexuelles. On va trouver beaucoup de gens qui ont des problèmes d’érection, souvent des personnes de plus de 50 ans, qui vont être contents d’être soumis et trouver pratique d’être mis sous cage parce que cela les dédouane de l’obligation de bander et de pénétrer. C’est intéressant, même si associer soumission et incapacité à bander ne me semble pas être une bonne pente. Mais en tant que sexologue je suis curieuse de voir comment peuvent évoluer des scripts sexuels chez une personne vieillissante qui, de fait, va être moins « performante » et va devoir réinventer sa sexualité pour ne pas être malheureuse. Tout récit est bon à prendre s’il permet de réinventer sa sexualité en faisant fi de la culpabilité, de la honte ou de la pathologie.

Mais encore une fois, si je cautionne les catégories de normal et de pathologique qui font consensus parmi les soignants tant que pathologie est entendue comme souffrance, reste à savoir qui souffre. J’ai eu la sensation désagréablement récurrente tout au long de cette exploration de la SMC que c’est une fausse solution, parce que ça déchargerait juste les hommes du problème en le refilant aux femmes. Ce n’est pas comme cela que je l’ai écrit dans mon mémoire, parce que ce serait trop militant, mais c’est ce que cela dit, qu’il y a un bras de fer, que le rapport est très inégalitaire, que la jouissance des hommes en tant que dû a pris trop de place, et qu’il y a un travail monstre pour sortir de cela, à tel point que la seule solution que l’on trouve est de « donner le pouvoir » aux femmes sur ce désir qui leur pourrit la vie. Et c’est mon résumé : s’en occuper reste un problème, parce qu’on ne devrait pas avoir à s’en préoccuper. Dans des relations où le désir serait sainement et finement exprimé, on pourrait jouer à contrôler. Mais chez tout un tas de gens, c’est tout sauf un jeu, et les femmes sont coincées face à de vrais enjeux, qui sont l’envahissement, l’égocentrisme, le nombrilisme et la cécité.

C’est primordial que les sexologues pensent le fait que les femmes construisent massivement une sexualité où l’orgasme n’est pas systématique, jusqu’à devenir non nécessaire, dans leur tête et dans leur corps, voire optionnel, tout en assimilant que celui du mec est systématique et nécessaire. Et donc penser à frustrer les mecs est intéressant, parce que ça fait réfléchir à ce qui se joue entre les hommes et les femmes dans le lit, cette idée qu’une pulsion est là pour être assouvie, qui crée des violences inouïes même pas repérées comme telles par les victimes (si on laisse de côté le fait que les hommes sont « victimes » de la masculinité hégémonique ou en tout cas qu’ils la subissent). Et la sexologie s’en fout. Un des plus gros impensés de la discipline reste : quid d’une sexualité qui ne serait pas coïtale, et qui serait exempte de l’assouvissement et de la résolution des tensions sexuelles, et qui pourtant serait vécue joyeusement par les protagonistes ? Les sexologues ont beau reservir la soupe du sensate focus de Masters et Johnson, eux aussi ne voyaient là qu’une étape nécessaire avant de reprendre le sexe papa dans maman, leur modélisation le montre, le sexe normal c’est 4 phases, et ça finit par un orgasme. La question de savoir ce qu’est une sexualité où les tensions ne sont pas résolues m’intéresse notamment parce que c’est en fait la sexualité de plein de femmes. Parce que pour les hommes c’est depuis l’adolescence une évidence que l’excitation est équivalente à la stimulation, manuelle ou coïtale, qui est elle-même égale à une éjaculation et donc à une résolution des tensions, au point qu’ils ne se rendent même pas compte qu’il est possible de répondre à une excitation autrement que par une masturbation et une éjaculation. Et donc dans le coït ça leur paraît un dû de finir par jouir. Ça scelle toute l’économie de la relation sexuelle hétérosexuelle. Et c’est un drame. Il faut lire le dernier livre d’Ovidie, où elle écrit des lettres à nos amants foireux, dont une « lettre à celui qui a fermé boutique dès qu’il a éjaculé ».

Toute cette aventure n’a fait que m’apporter toujours plus de perplexité. Si je suis honnête, l’enjeu pour moi à l’origine était de rendre inoffensif un désir perçu comme intrusif, ça je m’en suis rendu compte en route. Mais avoir la clef pousse à être l’esclave de celui dont on s’occupe. Un homme peut préférer exprimer sans arrêt son désir, se prendre des gifles à chaque fois qu’il le fait à mauvais escient ou au mauvais moment, plutôt que de devoir être vigilant à ne pas heurter l’autre. Parce que ça lui évite de grandir, d’être adulte, d’apprendre à évaluer quand l’autre a envie, à comprendre la communication non verbale et le langage du corps, etc. J’ai une vision assez noire de la SMC, parce que dans beaucoup de cas c’est encore maman qui s’occupe du bébé qu’il faut nourrir ou de l’adolescent dont on doit décider des heures de sortie. Il n’y a que des métaphores de cela… Ce qui me tient c’est de me dire qu’il y a souvent de la souffrance associée, et qu’en travaillant dessus j’œuvre pour la santé de la société.

Maylis Castet

maylis.castet@gmail.com

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