Réunis dans un collectif qui associe théâtre, recherches en sciences humaines et médiation socioculturelle, Manifeste Rien travaille sur le théâtre et la critique sociale. En 2011, nous avons adapté pour la scène le livre de Pierre Bourdieu « la domination masculine ». Les différents échos du spectacle, ainsi que les conditions de sa diffusion, permettent d’interroger plusieurs points : la versalité, voire pusillanimité, de certains programmateurs maquillant les rapports d’argent, de pouvoir et de reconnaissance en « goûts » ou en « intérêt présumé du public » ; les injonctions des politiques culturelles et socioculturelles ; et les différents engagements des luttes féministes à la lumière de l’histoire coloniale.
Des malentendus de « la domination masculine »
de Pierre Bourdieu et les textes de Tassadit Yacine [1],
adaptation théâtre du collectif Manifeste Rien
Dans le sillage du bicentenaire de la révolution française, auto-glorification nationale et républicaine, paraît une tribune dans la presse « Pour la défense de la laïcité, Pour la dignité des femmes ». Cette tribune soutient un « Manifeste lancé par les enseignants » qui prône l’interdiction du voile islamique [2]. Nous sommes en 1989. La comédienne et moi-même avons dix ans. Propagande oblige, j’agite les drapeaux tricolores dans une vaste chorégraphie au stade vélodrome, réunissant toutes les écoles primaires de Marseille. J’avais alors un instituteur, proche de la retraite, qui nous faisait chanter la marseillaise dans la cour de l’école, en nous accompagnant de sa voix dure et sans variations. Torse bombé, poing sur le cœur, front haut, regard vide et fier. Ce dernier m’avait jeté de toutes ses forces contre un mur du préau. Bien que physiquement douloureux, l’évènement ne m’avait pas traumatisé, habitué à ce genre de traitement en tant que cancre assermenté. Mais cet éclat de violence avait suffisamment révolté ma mère pour qu’elle menace l’instituteur et lui ordonne de ne plus jamais toucher un seul de mes cheveux. Menace maternelle des plus efficaces.
Avec la commémoration du bicentenaire, « deux discours et deux objectifs s’affrontent : l’un promet une globalisation heureuse et une réunion harmonieuse des « tribus » de la planète sous l’égide des droits de l’homme, l’autre promet la poursuite du combat contre l’exploitation des richesses du Sud pour le bien être du Nord. Pour l’un les célébrations de la Révolution française doivent contribuer à enterrer définitivement ce qu’elle peut contenir de radical ; pour l’autre, les idéaux révolutionnaires continuent à être d’actualité. Toute une gauche européenne, et avec elle le féminisme civilisationnel, s’engouffre dans l’agenda humanitaro-libéral. Ce féminisme y voit l’occasion d’être enfin admis dans les sphères du pouvoir. La lutte est désormais culturelle et l’ennemi est tout désigné : l’Islam. » [3] Vingt ans plus tard, la comédienne et moi montons l’adaptation du livre La domination masculine de Pierre Bourdieu auquel nous mêlons les recherches de Tassadit Yacine. Entre temps sur les écrans : deux guerres du golfe et l’attaque du World Trade Center à l’étranger ; émeutes dans les banlieues, commission Statsi et loi interdisant les signes religieux en France : le voile islamique reste le symbole « qui permet de faire le lien entre la rubrique criminelle et la politique internationale, entre les ennemis de l’intérieur et les ennemis de l’extérieur » [4].
La première du spectacle a lieu en 2009 à l’Alcazar, bibliothèque régionale de Marseille dans le quartier de Belsunce, grâce à Raymond Romano, bibliothécaire, CGTiste, militant anti-raciste, et connaisseur de l’œuvre de Tassadit Yacine. La représentation avait été un succès. Le show avait commencé avant que la comédienne n’entre sur scène (scène qui n’existe pas dans la salle polyvalente). L’affiche, aux allures de concert rock, placardée par le bibliothécaire, avait attiré le mécontentement de sa direction ainsi qu’un fort afflux de public. La salle était déjà comble et les gens poussaient, s’agglutinaient, s’invectivaient encore à la porte d’entrée. Il nous a fallu appeler la sécurité, et le vigile vigoureusement menacer le public d’annulation pour le forcer d’arrêter de grossir le moulon. Ce fut une bonne date. Du côté de la réactivité du public, indispensable lors des premières pour entraîner les improvisations de la comédienne ; comme du côté professionnel : un bon article retour dans une revue culturelle et une professeure voulant faire venir le spectacle dans son lycée. Nous n’avions jamais pensé à le jouer en scolaire, traitant ouvertement de critique sociale et de sexualité : position dans l’acte, érection titanesque, érotisme baroque, taille des verges, orgasme, simulation de l’orgasme... Nous avons donné la meilleure représentation que nous puissions après deux mois de répétitions acharnées, le premier à la table avec nombres d’affrontements dus à nos différentes lectures sexuées des œuvres de Bourdieu et Yacine, le deuxième au plateau, tour à tour exaltés et épuisés par les improvisations successives, « les sketches » que nous inventions en contrepoids à la scientificité des textes. Sans un sou de subvention, ni aucune aide publique. Comme souvent avec le répertoire de nos pièces auto-produites, celle-ci est restée plus d’un an sans être demandée. Lorsque je démarchais pour la vendre et la proposer, j’entendais la même rengaine des directeurs de lieux culturels et socio-culturels : « cela n’intéressera pas mon public » ; « trop compliqué » ; et le plus intéressant ici : « c’est un thème dépassé ; la domination masculine n’existe plus aujourd’hui. » Nous sommes en 2009, le mouvement MeToo existe mais il est encore très loin de la déferlante médiatique de l’affaire Weinstein de 2017. Les directeurs ne critiquaient pas l’autorité de Pierre Bourdieu, mais invalidaient l’actualité et la pertinence de la thématique en général et de notre travail en particulier.
En 2015, les attentats de Charlie Hebdo vont lancer une nouvelle vague d’islamophobie et de croisade républicaine et laïque. Entre temps, notre compagnie a gagné en légitimité, enchaînant nouvelles créations, jouant au sein des institutions, dans quelques rares théâtres, et partout où l’on pouvait, soit souvent dans des lieux où personne n’imaginait ou n’osait le faire. Grâce à la rencontre de Badra Delhoum (chargée de mission DRDJSCS, CGtiste et militante anti-raciste), nous avons également orienté notre recherche de fonds dans le socio-culturel et les politiques de la ville, branches plus réceptives à notre travail par sa dimension d’éducation populaire.
La pièce commençait déjà à tourner grâce au réseau militant associatif, mais c’est la branche étatique qui va renforcer la diffusion sur un malentendu implicite : la libération de la femme musulmane. Quel a été le poids du versant kabyle de la pièce avec l’apport des textes de Tassadit Yacine ? Difficile à évaluer, car si le nom de Bourdieu fait autorité, que les chargé.e.s de mission et délégué.e.s du préfet l’aient lu ou non, celui de la chercheuse était sans aucun effet. Mais la thématique kabyle, donc algérienne, donc arabo-berbère, faisait mouche. Nous allions éduquer habitants et habitantes des quartiers populaires avec la culture même de l’indigène. Euréka madame la secrétaire d’Etat ! Mais en puisant dans la mythologie et la poésie orale féminine kabyle, nous utilisons les outils de la tradition pour déconstruire les idées inscrites à « l’agenda humanitaro-libéral » du féminisme civilisationnel dont parle Françoise Vergès. La femme occidentale et moderne, qui travaille, qui vote, qui milite, n’échappe pas à la domination masculine, au contraire. Au prisme de Pierre Bourdieu, elle l’alimente. Nulle nostalgie de la femme au foyer, mais une possibilité d’identifier, par la distanciation du théâtre et de la sociologie, dans quelle mesure la femme propage encore, malgré elle, des rapports de domination là où elle pense s’en être affranchie. Et inversement, l’homme identifie son rôle de dominateur là où il pensait, historiquement, être exempté de ces rapports. Il se voit, comme l’a dit Marx, « dominé par sa domination ». Offert donc à toutes les failles de sa virilité.
Lors des débats à l’issue des représentations, de manière générale, les femmes réagissent mieux au spectacle que les hommes. À l’instar des engueulades avec la comédienne lors des répétitions à la table où nous cherchions le meilleur montage, la pièce préfigure souvent une lutte des sexes. Or nous sommes diffusés, consciemment ou inconsciemment, par certains agents de l’Etat pour résoudre ou désamorcer le problème de la femme des classes populaires. Celle-ci doit être libérée de son propre joug. Il y a 30 ans déjà, toujours en 1989, à l’assemblée nationale, la députée Michelle Barzach, fidèle à la politique coloniale définie par Fanon – « ayons les femmes et le reste suivra » – déclarait : « seules les femmes pourront permettre l’intégration de la population musulmane car ce sont elles qui font sauter les verrous de la tradition et repoussent le poids des abus de cette tradition quand elle existe » [5]. A contrario, dans notre démarche théâtrale, c’est l’outil même des traditions populaires qui permet de faire sauter les verrous des croyances libérales. Par le choix esthétique de mise en scène, avec l’utilisation et l’hybridation des techniques corporelles de théâtre populaire : commedia dell’ arte, mime, parodie, emprunt musical, stand-up, argot mêlé à la poésie et au jargon des sciences sociales. Et par le choix thématique, soit le corpus de textes et les transcriptions étudiés. Par exemple, le mythe kabyle de Tala (la fontaine), que Pierre Bourdieu emprunte dans son livre à Tassadit Yacine, ouvre notre spectacle. « La première femme » y croise « le premier homme ». On découvre, lors de cette rencontre originelle, comment la femme jadis plus instruite et plus forte, maîtrisant les techniques du sexe et du feu, s’est fait voler le pouvoir. On découvre, par l’apparente naïveté de la tradition orale, le rapt de la connaissance et la domination sexuelle de l’homme sur la femme, littéralement comme symboliquement parlant, puisque la femme monte l’homme au début de la scène dans un plaisir partagé, et se fait monter à la fin de celle-ci sous l’injonction masculine. Apparaît alors, en ces temps mythiques de genèse kabyle, la fabrication d’un ordre nouveau, arbitraire, hiérarchique. « Le grand partage typologique entre Sauvage et Civilisé » dirait Pierre Clastres. Et lors de la (re)lecture théâtralisé du mythe, apparaît aussi et surtout, la séparation entre le public (la masculine tajmact, la place publique où les hommes se rassemblent) et le privé (tala, la fontaine où les femmes se rassemblent), entre la Nature (désordre anomique de la fontaine à la lisière du monde sauvage) et la Culture (le nomos, la loi des hommes et du village). Une séparation fondatrice de l’inégalité de genre qui laisse aux hommes les actions d’éclats et la quotidienneté du labeur aux femmes. Une inégalité qui minore la femme (et les dominés – ne parle-t-on pas des sauvageons, voir aujourd’hui « d ’ensauvagement », pour les enfants des quartiers populaires ?), et légitime l’abus de pouvoir des hommes (comme l’abus de celles et ceux qui font allégeance à ce système tout en vantant son modèle d’intégration).
D’autres exemples, qui invalident l’opposition entre une tradition passéiste et un progrès libéral et libérateur, pourraient être donnés, comme l’izli, poème d’amour de la tradition orale féminine, recueilli, transcrit et traduit par Tassadit Yacine. Une joute verbale entre Si Mohand et la jeune fille, où l’érotisme des rapports de force crée une dialectique sensuelle, sexuelle et comique très loin d’une uniforme relation qui laisserait la femme soumise et offerte au désir masculin.
Lors d’une représentation, il y a quelques années, un petit groupe de femmes voilées a quitté la salle au tiers du spectacle. Nous avons entendu parler de cet événement à maintes reprises, comme si l’on voulait pointer l’insuffisance de notre spectacle, sa limite, mais surtout l’irréductibilité du conformisme musulman. Par contre, que nous ayons joué à maintes reprises devant des salles chaleureuses, voire euphoriques, de femmes dont une large partie était voilée n’avait pas marqué les esprits. Deux enseignements à cette histoire. L’artiste qui fait le choix de l’éducation populaire n’a pas le droit à l’erreur, alors que l’artiste légitime des scènes nationales et conventionnées a droit à la défaillance propre à la recherche, à la singularité et la liberté d’expression. D’autre part, le féminisme civilisationnel ou féminisme blanc, est un passage obligé du progrès. Et nous sommes toutes et tous perméables au progrès, alléluia ! Sauf celles et ceux dont la religion fait culturellement, historiquement, identitairement barrière à celui-ci. Or encore une fois dans notre adaptation, ce sont les outils de la tradition kabyle et arabo-berbère, donc de l’ancienne paysannerie algérienne, qui permettent de dégager les paradigmes de domination symbolique que l’on retrouve aujourd’hui chez les femmes et les hommes des sociétés européennes. Et que ce soit à la marge du trouble homosexuel et trans’ (innommable dans la société traditionnelle algérienne) ou que ce soit au sein de l’EHESS à Paris, instance de savoir à laquelle accèdent les femmes, dans la douleur, le compromis, voire le reniement.
Un reniement que Tassadit Yacine n’a jamais accepté. Première femme indigène (née en 1949 sous le code de l’indigénat) a accéder à l’EHESS. Tassadit Yacine a révélé les richesses de l’identité berbère sans jamais l’extraire des violences du colonialisme. Des rapports de force qu’elle subit et combat toujours dans les sociétés algérienne et française. Son travail n’est jamais, ou très rarement, cité par les chercheurs et militants des mouvement décoloniaux et intersectionnels, alors qu’elle a étudié, le plus souvent au prisme des poètes et de la poésie orale kabyle, le recoupement des dominations de genre, de race et de classe à l’œuvre dans le monde colonial et post-colonial. Et cette sorte d’invisibilisation (qui renvoie au « déni d’existence » de Bourdieu) dans la recherche engagée se retrouve aussi dans son envers académique. Nombres d’intellectuels, se présentant comme fins connaisseurs de l’œuvre de Bourdieu, m’ont souvent demandé pourquoi ces ajouts de textes de Tassadit Yacine. Tout simplement car elle est largement citée dans toute la première moitié du livre ! Comment se fait-il que les chercheuses européennes, issues de la bourgeoisie, s’enregistrent dès les premières lectures, alors que les arabo-berbères ne laissent aucune trace ? Sans doute car, comme le démontre notre travail je l’espère, le renversement de la domination masculine n’a de sens que s’il tente de renverser aussi l’ordre politique qui la pérennise tout en faisant mine de la combattre.
Jeremy Beschon.
Collectif Manifeste Rien.
Jeremy Beschon a écrit, adapté et mis en scène une quinzaine de pièces de théâtre au sein du collectif Manifeste Rien. Il a collaboré avec des chercheurs en sciences sociales tels que Gérard Noiriel, Benjamin Stora, Tassadit Yacine. Il a publié la pièce « Baraque de Foire » (préface Alèssi Dell’Umbria) aux éditions l’atinoir, ainsi que des nouvelles, articles et extraits de pièces dans les revues Agone, Cassandre, Le Chiendent revue syndicale, Marginales, Hommes & Migrations.
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Notes sur la pièce « la domination masculine »
Adaptation : Virginie Aimone et Jeremy Beschon avec la collaboration de Tassadit Yacine.
Mise en scène : Jeremy Beschon
Comédienne : Virginie Aimone
Création lumière : Fabrice Giovansili
Régie lumière : Jean-Louis Floro
[1] Tassadit Yacine est anthropologue, spécialiste du monde berbère et des rapports de domination
[2] Françoise Vergès, Pour un féminisme décolonial, ed la Fabrique
[3] Françoise Vergès, Pour un féminisme décolonial, ed la Fabrique
[4] Le massacre des Italiens, de Gérard Noiriel, adaptation théâtre de Manifeste Rien et DAJA
[5] Françoise Vergès, Pour un féminisme décolonial, ed la Fabrique