TROU NOIR

Voyage dans la dissidence sexuelle

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L’horizon dépassable du genre : wittig loin devant cixous

En juin dernier, nous vous proposions l’article de Sofia Batko « Wittig avec Cixous : horizons politiques de la réinvention de l’Eros » qui explorait les horizons érotico-politiques ouverts par les écrits de ces deux théoriciennes du féminisme des années 1970. Et si ce premier article tentait de conjuguer leurs théories pour décrire un sujet féministe en tant que sujet de désir, celui-ci de rachel lamoureux entend au contraire réaffirmer ce qu’il y a d’irréconciliable entre leurs deux positions.

« Il est désirable, sans nul doute, que s’effacent les différences ; il est désirable que s’établisse une égalité véritable, une véritable indifférenciation », ajoutant aussitôt : « Mais s’il est possible qu’à l’avenir les [êtres] s’intéressent de moins en moins à leur différence avec les autres, cela ne veut pas dire qu’ils cessent de s’intéresser à ce qui est souverain [extatique]. » (VIII, 323.)
 Jean-Luc Nancy citant Georges Bataille, La communauté désœuvrée

dans une perspective révolutionnaire
un autre monde est en voie d’apparition
l’attaque doit être minutieusement préparée
non plus dominants et dominés mais force contre force
 Nanni Balestrini, Chaosmogonie

Pas qu’il faille à tout venant exalter les conflits, les divergences, encore moins les différences (au risque de sembler différentialiste, et de sombrer dans le relativisme), mais l’espace du dissensus, par-delà l’idylle consensuelle, est celui d’une mésentente féconde, celui de l’exigence même de la parole politique, une parole tout autant capable d’écouter des propositions nouvelles (polémiques) que d’exiger d’elles une rigueur épistémique, herméneutique, une rigueur, quoi…

Pour la petite histoire, et je laisserai le costume du nous de majesté au seuil des portes de l’université, j’ai lu ici même, chez Trou Noir, un billet [1] s’ingéniant à forcer le rapprochement disons-le osé entre Monique Wittig & sa némésis idéologique Hélène Cixous par le prisme de la question de l’amour, billet retraçant la constitution d’un « sujet désirant » au sein d’œuvres textuelles créatives écrites par deux figures phares des années 70 en France, billet délimitant les « horizons politiques de la réinvention de l’eros ». J’ai lu cela d’abord avec curiosité, ensuite avec malice, et finalement avec déception. Parce qu’à vouloir diluer l’encre violette dans celle du lait maternel, on atteint à un degré de dépolitisation assez déstabilisant des visions antagonistes (Lasserre ira jusqu’à parler de « factions ») de la littérature et des luttes sociales qui caractérisent (et catégorisent) inexorablement les productions textuelles issues de la dernière avant-garde que la France ait connue (i.e. le MLF ou Mouvement-de-Libération-des-Femme(s)) [2].

Comment dire, c’est qu’il faudrait remédier à la psychanalyse lorsque brandie à la manière d’un papier du médecin exemptant le patient-chercheur de prendre en considération l’historicité des concepts et l’histoire culturelle des sujets qui les produisent, aspects fondamentaux dans les études de genre et l’analyse des mouvements sociaux. C’est qu’il faudrait s’évertuer à pallier les lacunes d’une pensée procédant par associations subjectives (i.e. libres), dans la mesure où toute pensée du concept est créative, et que le défi est moins de créer un objet idéel (tâche amusante) que de l’inscrire dans un réseau signifiant (tâche éreintante). Je pense bien qu’il y ait autant de manières de faire que de subjectivités, autant de cadres d’analyse que de dogmatismes, mais ne faudrait-il pas se méfier des prétentions universalisantes qui voudraient que l’abstraction soit une permission d’abstraire le concept de son contexte d’élaboration & d’énonciation, se méfier du désir d’extraire le suc d’idées que des individus réels, des singularités incarnées, ont brandi en armes à leur corps défendant… À quoi (qui) sert le concept dans le sens vécu de nos petites existences… C’est à la réponse faite à cette question qu’on sait distinguer les deleuziens du deleuzianisme, c’est-à-dire qu’il s’agit de donner à voir & à penser par le jeu du concept les enjeux les plus pressants de notre époque…

Cette réplique, ce petit brûlot historisant, est à la fois une réponse, une question & un commentaire : (1) une réponse, un peu querelleuse à l’article Wittig avec Cixous, (2) une question, posée à l’amour même par-delà Freud & Lacan dans son rapport au désir, à la sexualité, à la sexuation, (3) un commentaire, intégré & critique du projet littéraire de Monique Wittig dans le sillage philosophique des études de genre et des questions entourant les processus de subjectivation.

Pour parler franc, cet article n’est rien d’autre qu’un mémo visant à rappeler que les politique(s) de la littérature [3] tirent leur coup d’envoi d’une question simple, pas mystifiante du tout : que peut le texte en tant que lui-même dans le monde social qui l’a vu naître ou dans celui qui s’en empare ?

On pourrait presque être tenté de lire entre les lignes le que-peut-la-littérature, mais n’avons-nous pas déjà appris qu’elle peut tout (si tant est qu’on la fasse & la reçoive), en ce que nous sommes parlés par le langage avant qu’on ne sache le parler, alors on se demandera plutôt, je me demanderai plutôt : que peut de plus, de mieux la littérature de Monique Wittig par rapport à celle de Hélène Cixous, et aussi, pourquoi.

Monique pas Hélène & vice-versa / en partance du MLF ™

N’ont de commun que l’expérience imbuvable de la violence du système patriarcal, que le fait d’écrire et d’avoir été légitimées tôt par le Médicis, Wittig le raflant pour son premier livre L’Opoponax en 64 (Minuit), Cixous pour son deuxième livre Dedans en 69 (Grasset).

En cela, l’ennemi est commun (pas les hommes, plutôt l’oppression instituée phallocratique), mais les armes, elles, se feront toujours plus contraires malgré l’écriture, leurs places dans le champ littéraire toujours plus éloignées : Wittig en véritable avant-garde s’étant affirmée militante féministe depuis 68 auprès des Petites Marguerites (on se rappellera la très mémorable scène du groupe de femmes déposant une gerbe de fleurs sous l’Arc de Triomphe aux pieds de la Tombe du Soldat inconnu, afin de souligner que l’inconnaissabilité serait plutôt l’apanage de sa femme – il y a plus inconnu que le soldat inconnu, sa femme, pouvait-on lire sur une banderole, geste fondateur du MLF…), Cixous en sorte d’esthète philosophe (amie de Derrida depuis 63) se rangeant très vite du côté de ce que Lasserre a appelé la néo-féminité, auprès d’Antoinette Fouque, qu’on connaîtra dans la décennie à venir (et après) pour ses fameuses Éditions Des femmes, et pour s’être empressée de déposer la marque MLF à l’Institut national de la propriété industrielle… (rires). Comme quoi les mouvements sociaux ne meurent que très peu souvent de leur belle mort

C’est qu’il ne faut pas oublier que les termes évoluent avec les contextes (il ne fallait pas attendre Klemperer pour le savoir, que les mots camouflent l’hypocrisie sociale ou la prolongent, parfois la dénoncent), que le langage produit des effets dans le tissu signifiant d’une époque, qu’en 68 c’était révolutionnaire de se dire « féministes » parce que contesté, alors qu’aujourd’hui on pourrait être tentés de se défaire de ce terme en ce qu’il ne répondrait plus au besoin révolutionnaire contemporain, celui d’un dépassement de tout attribut de genre, quel qu’il soit, ou de l’exaltation de ce que Paul B. Preciado nommera « le genre utopique [4] », un genre ouvert, toujours à renégocier.

En cela, il faudrait se garder de parler « d’un féminisme des années 70 » (WC), car jamais il n’y eut d’homogénéité idéologique, seulement la compréhension fébrile de la nécessité de faire front commun, malgré les tiraillements idéels (et pratiques), parce qu’à vouloir affronter l’oppression seule contre la-femme et le-patriarcat, en se drapant du syntagme « lesbianisme radical » qui suscite des réactions épidermiques autant chez les hommes hétéro que chez « les femmes », il y a de quoi chanceler et s’en remettre à l’écriture poétique pour exprimer ce sentiment de désœuvrement :

Ce qui a cours ici, pas une ne l’ignore, n’a pas de nom pour l’heure, qu’elles le cherchent si elles y tiennent absolument, qu’elles se livrent à un assaut de belles rivalités, ce dont j/e m/e désintéresse assez complètement tandis que toi tu peux à voix de sirène supplier quelqu’une aux genoux brillants de te venir en aide. [5]

On comprend à lire Wittig que ce soit déjà gentil qu’on puisse parler d’un féminisme différentialiste, quand on pourrait dire de la néo-féminité qu’elle relève tout simplement d’un antiféminisme, en ce que si les femmes ou les êtres s’identifiant comme tels devraient pouvoir disposer librement de leur corps (enfantement comme avortement), il faudrait savoir identifier les discours de la féminité qui se hissent symboliquement par la complicité qu’ils partagent avec le discours hégémonique hétéronormatif, avec les dynamiques de reconduction des inégalités et des discriminations.

Pensons à titre d’exemple de réponses à la complicité patriarcat-femmes-mères aux politiques néomalthusiennes de légifération des naissances qui dénonçaient non pas le désir de maternité, mais visaient à ce que la couche asservie de la société ne produise pas davantage de chair à usine qui puisse emplir par la sueur & le sang les coffres-forts des dominants, en exacerbant par leur nombre l’offre du marché et donc la hausse des prix… Rappelons que la loi de 1920 en France interdisait jusqu’en 1967 (!) la publicisation de la contraception, étant considérée comme une forme dérivée de l’avortement… L’exaltation et la publicisation du plaisir d’être mère allant, est-il besoin de le rappeler, dans le sens des impératifs économico-militaires des États…

Que la néo-féminité relève d’un antiféminisme ou pas, ces enjeux terminologiques permettent a minima d’entrevoir les dissensions idéologiques profondes qui ont mené au démantèlement du MLF. Ce mouvement était en effet constitué d’une constellation de petits groupes de travail qui s’entremêlaient dans une logique complexe, dans un dynamisme et une porosité qui témoignent de la multiplicité des points de vue.

Plus à gauche, nés de l’après-mai 68, les Petites Marguerites susmentionnées, le groupe de Vincennes (celui derrière la rédaction du billet Combat pour la libération de la femme [6]), les Gouines Rouges (anciennement les Féministes Révolutionnaires), le FMA (Féminin Masculin Avenir devenu Féministe Marxisme Action), et le groupe au plus près de la posture de Cixous, Psych&Po (i.e. Psychanalyse et Politique, oscillant entre le destin psycho-physiologique de la femme (Fouque) et la métaphysique des sexes (Agacinski))…

Une constellation, mouvante, polarisée, polarisante, multipolaire, organisme autophagique quelque peu monstrueux tiraillé de querelles intestines…

Mise à distance exponentielle d’une politique du désir / le cadre d’analyse choisi > les textes choisis > les citations choisies

J’ai voulu rappeler (de façon expéditive et très peu académique, car je ne suis pas historienne, mais les études littéraires n’échappent pas à l’Histoire) la dimension multiple d’un mouvement polycéphale qui, on le sait, se verra démantelé en 1980 avec la publication des articles de Wittig « La pensée straight » et « On ne naît pas femme » à la revue Questions féministes [7]. L’idée n’était que de ramener à nos mémoires oublieuses les grandes lignes d’un mouvement qu’on connaît de nom, par bribes & caricatures, et qu’il ne faut en aucun cas homogénéiser… (au risque que je vous réponde par un autre brûlot).

J’ai voulu rétablir ce qui avait été confié à d’autres de façon aussi élégante qu’expéditive dans Wittig avec Cixous. C’est qu’on ne peut tout simplement pas évacuer « la pertinence et les limites de ces deux catégories [féminismes différentialiste ; matérialiste] qui parfois peinent à recouper la complexité de deux pensées aussi singulières […] » (WC). Oui, ok, les pôles idéologiques d’un continuum politique sont par définition réducteurs puisque non singuliers : ils participent d’une logique de la représentativité, ces pôles visant à mieux appréhender de façon schématique une posture singulière dans l’horizon politique (et littéraire) d’une époque, en identifiant là-depuis-où le sujet produit « des actes énonciatifs et institutionnels complexes, par lesquels [sa] voix et [sa] figure se font connaître dans le champ littéraire [8] ». Comment dire, la singularité d’une œuvre, d’une voix, d’un être, ne lui permet en aucun cas d’échapper à la catégorisation sociopolitique, sans quoi cela ferait d’elle un absolu – simplement, si ladite singularité ne trouve nulle part où se caser, on saura créer une nouvelle catégorie. En cela, que voudrait dire « lire ensemble », ou encore lier par la préposition « avec » leurs nominations en page titre ? Jouons le jeu : que voudrait dire lire ensemble le Jean-Luc Godard des premières années avec Chris Marker, ou bien Betty Friedan avec bell hooks, ou encore Maurice Barrès avec Émile Zola… Aurait-on trouvé là le « joint d’affection raisonnable » dont parle Roland Barthes dans ses Fragments… Je rigole, mais j’avoue me sentir un peu agacée…

Entendez bien, je ne dis pas qu’on ne puisse pas – on peut très bien, mais je demande : que permet ce genre de rapprochement, si du même coup on nie les singularités au nom des œuvres, au nom de la vérité du texte selon une lecture structuraliste (?) psychanalytique (?), qui plus est au nom de textes choisis isolément qui ne représentent que très approximativement la pensée de leurs autrices. C’est-à-dire que si Le Rire de la méduse est un texte important dans l’œuvre de Cixous, ce n’est pas vrai du Brouillon, texte écrit à quatre mains dans le ton de la moquerie, caustique à souhait, grassement ironique, en réponse à une commande faite par Grasset [9] (la maison de Cixous)… Je doute que Wittig&Zeig jouaient aux Deleuze&Guattari, que les premières aient écrit leur Brouillon avec le sérieux, l’engagement & la prétention dont ont pu faire preuve les derniers… Je doute, mais déjà, ce rapprochement m’aurait semblé plus évocateur, dans l’exploration des pouvoirs d’une co-création, dans le devenir-chorale anonymisant des voix mêlées à la manière des comités de mai 68…

Pourquoi le Brouillon ? Peut-être était-ce tentant de se pencher sur un texte moins connu de la critique, façon de mettre en lumière une zone de l’œuvre laissée à tort dans l’ombre, mais ce genre de projet nécessite un travail de fond(s) considérable, afin de savoir déjà ce qu’on a pu dire du texte qui nous intéresse, et aussi de se demander si le champ libre l’est parce qu’on est la première personne à y avoir pensé, ou bien parce que d’autres, étant déjà passés par-là, en sont venus à la conclusion que le joyau n’était finalement rien d’autre qu’une vulgaire pierre scintillante… Bien sûr, j’exagère, mais à m’être fadé tout le corpus wittiguien, le Brouillon, s’offrant à la manière d’une « réécriture subversive et ludique des mythes et des définitions [10] », sorte de pâle copie des Guérillères, est sans doute le texte qui m’a semblé le moins abouti, le moins cohérent, le plus rigolard, parodique, bon enfant & surjoué au sein d’un corpus d’une exigence remarquable… Mais parodie de quoi ? De la féminité universalisée comme marque… Je n’ai pas trop le temps ou l’ambition d’en faire une analyse exhaustive, mais d’autres l’ont fait [11] et l’on peut s’en réjouir… Moi, je râle, sans trop citer le texte, mais ce sont les chercheurs du collectif dirigé par Benoît Auclerc qui soulignent que :

La question est donc bien de savoir comment les textes de Wittig articulent originalement une exigence matérialiste et des devenirs possibles, dans la pensée théorique comme dans l’écriture de fiction. À cet égard, les récentes parutions du Chantier littéraire et de la réédition du Brouillon pour un dictionnaire des amantes nous rappellent à la nécessité d’appréhender ensemble les postulations théoriques et les expérimentations d’écriture, de comprendre comment elles s’engendrent mutuellement, se nuancent, voire entrent en tension. [12]

Le sujet désirant au-delà de la dyade érotico-thanatique

Il est dit, dans l’article WC que, dans une mouvance beauvoirienne, Wittig & Cixous se seraient évertuées à démontrer par leurs œuvres qu’une réinvention de l’amour était possible, contre une pensée conservatrice voulant qu’avec le féminisme l’amour disparaisse, ou pire devienne « anti-amour »…

En toute honnêteté, je ne comprends pas, je ne comprends aucun des termes en présence. Déjà, qu’est-ce que l’amour, en tant que concept, à qui, à quoi réfère-t-on ? En quoi l’amour se distingue de l’eros ? Comment travailler si l’on amalgame sans gêne désir, passion, affection, eros, sexualité, sexuation ? Le problème de l’amour réside précisément dans l’entre-relationnel des éléments susmentionnés. Il importe de comprendre la nature de leurs relations afin de circonscrire la nature des éléments en eux-mêmes.

Ensuite, comment peut-on parler d’un « projet politique féministe » émanant de textes créatifs si l’on ne prend pas en considération le contexte sociohistorique (i.e. l’hétéronormativité-patriarco-capitaliste) dans lequel ceux-ci se sont inscrits ?

Enfin, j’aimerais bien comprendre en quoi il n’y a pas d’amour (eros/sexuel, storgé/familial, philia/amical ou ágapé/spirituel) dans la solidarité, dans l’amitié, comme si « le modèle de l’amitié entre femmes » signait « la fin de l’amour »… Or, le titre de l’article WC dit bien « horizons politiques de la réinvention de l’eros »…

Mais l’eros ne renvoie pas tant à l’amour entendu comme choix, partage ou engagement qu’à un principe désirant, une passion toute physique, pulsive, incarnée, charnelle, de vie certes, mais il faudrait donc expliquer en quoi l’amour se distingue de la sexualité, du rapport sexuel... On se rappellera la phrase trop lacanienne « il n’y a pas de rapport sexuel »… Quelle part a le pouvoir dans cette affaire amour/sexualité... Quels mécanismes intersubjectifs sont à l’œuvre dans les rapports de désir, d’amitié...

En vue d’éclairer le concept d’eros, on pourrait commencer par l’inscrire dans le régime politique dominant depuis au moins 2500 ans : l’hétérosexualité. Dès lors que nous reconnaissons que la sexualité revendiquée par un corps n’a que peu de choses à voir avec sa génitalité (i.e. sa capacité reproductrice), on comprend que le sujet désirant peut désirer une chose et son contraire, de l’animé comme de l’inanimé, de la matérialité comme de l’idéel. En cela, le « sujet désirant » chez Wittig & Cixous n’aurait de commun que le désir, l’inclination vers « x », autant dire qu’ils n’ont rien en commun, si ce n’est une certaine génitalité supposée… C’est en cela que l’histoire sociale nous vient en aide, avec des articles remarquables comme celui de Ilana Eloit, où elle s’évertue à faire « l’histoire critique de la construction et des impensés du sujet féministe « femmes » des années 1970 [13] », en regard des revendications érotico-politiques de ce que l’on appellera « le lesbianisme radical » ou encore « politique ». C’est que la fin du MLF n’est pas advenue par un essoufflement des forces en présence, mais bien au contraire par une radicalisation de certains groupes de travail (les Gouines Rouges, le FHAR) en réaction à une « délégitimation féministe d’une pensée lesbienne sur l’hétérosexualité ».

Le sujet désirant chez Wittig est un sujet lesbien, pas une simple lesbienne qui serait l’expression forte d’une femme aimant/érotisant les femmes, mais un sujet politique en marge des catégories identitaires binaires qui participent d’une logique de l’assujettissement. On a que trop entendu la phrase wittiguienne la lesbienne n’est pas une femme, sans avoir pourtant su la comprendre, la mettre en pratique. C’est en cela que Wittig se moquait d’un féminisme différentialiste en intitulant son livre Le corps lesbien : c’est qu’en totale cohérence avec l’idée selon laquelle les hommes se seraient emparés de l’universel dans la langue, elle revendique non pas le corps masculin de la langue, mais le corps à part, le corps neutre, nettoyé de la logique des sexes, démembré en regard d’une métaphysique de l’identité.

À vouloir donc parler d’une réinvention de l’eros dans le sillage de la pensée « féministe des années 70 », il faudrait commencer par aller lire Wittig dans le texte, en se défaisant du jeu de mots bancal de Cixous « sexte [14] », parce qu’il s’agissait précisément, pour Wittig, de s’en défaire de la marque du genre dans la langue, qui est une insulte incarnée dans le langage même, un signalement martelé qui dit la soumission, où le sujet à la génitalité femelle aurait toujours déjà à se sexuer dans la langue, au risque de se faire passer pour l’universel, au risque d’atteindre à la légitimité silencieuse du statu quo :

Déjà être dans un mouvement qui exclut les hommes constitue un acte homosexuel, au moins idéologiquement. Le lesbianisme n’est pas seulement une pratique sexuelle, c’est aussi un comportement culturel : vivre par soi et pour soi, une indépendance totale par rapport au regard des hommes, à la mise en forme du monde qu’ils ont construite. [...] La prétendue “libération sexuelle”, “révolution sexuelle” n’est qu’un leurre quand il s’agit des femmes, car la sexualité, dans ce cas, c’est l’hétérosexualité aménagée. [...] Et l’hétérosexualité, c’est la sexualité des hommes. Je ne sais pas si l’on peut dire d’une femme qu’elle est hétérosexuelle. [15]

Quid de la différ(a)nce du différentialisme ?

C’est qu’on pourrait être tenté de démontrer en quoi Monique Wittig a pu être derridienne, donnant à penser comment la lesbienne entretient un rapport différé avec la-femme, un rapport de différenciation radical, en fuite de son Autre-féminin, où la lesbienne – au lieu d’être définie par toute la différence qui la sépare de l’homme, au lieu d’exister dans et par le regard masculin comme construction désirable masculine – serait libre de créer de toutes pièces son corps, de le démembrer aussi, d’en resémantiser ses zones érogènes, ses attributs attractifs, son identité de genre… Ce pourrait être amusant, curieux, formateur, que sais-je encore, mais chose certaine, en regard des luttes menées par elle & sa bande, on ne retrouvera pas un article qui s’évertuerait à démontrer en quoi Jacques Derrida a pu être wittiguien, et c’est là tout l’enjeu des rapports de force, de pouvoir, d’oppression, d’invisibilisation, de minoration, de réduction académisante bêtement théorique, pour ne pas dire théoricienne. C’est que la recherche n’échappe pas aux conditionnements du dehors qui se sont ancrés au-dedans, marques inscrites bien avant la lettre… Je ne pense pas que Derrida lui-même aurait rêvé d’une telle université, d’un tel ethos académique, où l’évacuation du social serait revendiquée comme seul moyen d’avancer dans la recherche…

Autre façon d’en appeler à une autre topologie : l’université sans condition ne se situe pas nécessairement, ni exclusivement, dans l’enceinte de ce qu’on appelle aujourd’hui l’université. Elle n’est pas nécessairement, exclusivement, exemplairement représentée dans la figure du professeur. Elle a lieu, elle cherche son lieu partout où cette inconditionnalité peut s’annoncer. Partout où elle (se) donne, peut-être, à penser. Parfois au-delà même, sans doute, d’une logique et d’un lexique de la « condition ». [16]

L’université sans condition serait moins l’impression que tout est permis dans l’ordre de la pensée que la compréhension extensive des conditions de possibilité d’une recherche libérée de tout conditionnement.

rachel lamoureux.

  • écrivain, critique littéraire & candidate à la maîtrise en littérature française contempo

p.s. remerciements parce que dette immense envers Jean-François Hamel, pour les politique(s) de la littérature, pour le cours impec donné au bac sur tout-wittig (et la bibliographie pillée éhontément, rires), pour la patience mêlée de soupirs devant l’urgence, la colère& l’impressionnisme.

[1Sofia Batko, « Wittig avec Cixous : Horizons politiques de la réinvention de l’eros », dans Trou noir, 28 juin 2022, en ligne, consulté le 29 juin 2022. Désormais, toute référence à cet article sera indiquée entre parenthèses par le sigle WC.

[2Audrey Lasserre, « Histoire d’une littérature en mouvement. Textes, écrivaines et collectifs éditoriaux du Mouvement de libération des femmes en France (1970-1981) », thèse de doctorat, Université Paris III, 2014, p. 11.

[3Cf. Ou plus théoriquement : « Les politiques de la littérature sont des systèmes de représentation à travers lesquels les acteurs du champ littéraire négocient, selon différentes opérations symboliques et imaginaires, les rapports de distance et de proximité qui définissent la relation de la littérature à l’espace public et au monde social. » Dans Jean-François Hamel, « Qu’est-ce qu’une politique de la littérature ? Éléments pour une histoire culturelle des théories de l’engagement », Dans Politiques de la littérature. Une traversée du XXe siècle français, Montréal, Université du Québec à Montréal : Figura, le Centre de recherche sur le texte et l’imaginaire. vol. 35, 2014, p. 9-30.

[4Cf. Paul B. Preciado, Un appartement sur Uranus, préface de Virginie Despentes, Paris, Grasset & Fasquelle, coll. « Points », 2019.

[5Monique Wittig, Le corps lesbien, Paris, Éditions de Minuit, 1973, p.7.

[6Cf. Monique Wittig, Gille Wittig, Marcia Rothenburg, Margaret Stephenson, « Combat pour la libération de la femme », L’Idiot international, no 6, 1970.

[7Ilana Eloit, « Trouble dans le féminisme. Du « Nous, les femmes » au « Nous, les lesbiennes » : genèse du sujet politique lesbien en France (1970-1980) », 20 & 21. Revue d’histoire, vol. 148, no. 4, 2020, p. 129-145. ; Monique Wittig, « La pensée straight », Questions féministes, 7, février 1980, p. 45-53 ; Monique Wittig, « On ne naît pas femme », Questions féministes, 8, mai 1980, p. 75-84.

[8Jérôme Meizoz, Postures littéraires. Mises en scène modernes de l’auteur, Genève

Paris, Slatkine Érudition, 2007, p. 11.

[9« En 1975, les éditions Grasset proposent à Monique Wittig d’écrire un dictionnaire du féminisme. La romancière accepte et, avec l’avance fournie par l’éditeur, part pour la Grèce avec sa compagne américaine, Sande Zeig. Arrivées sur l’île de Santhorin, elles se lancent dans un projet d’écriture collaborative à quatre mains et, tout en conservant la forme du dictionnaire encyclopédique, dénaturent sciemment la commande initiale : au lieu de la somme attendue, elles livrent un texte foisonnant à la dimension utopique évidente et revendiquée, Brouillon pour un dictionnaire des amantes », in Romain Vallet, « Le Brouillon pour un dictionnaire des amantes republié » [archive], sur heteroclite.org, 5 octobre 2011 (consulté le 5 juillet 2022).

[10Benoît Auclerc et Yannick Chevalier (dir.), Lire Monique Wittig aujourd’hui. Nouvelle édition [en ligne], Lyon, Presses universitaires de Lyon, 2012, p. 209, (généré le 18 septembre 2020). Disponible sur Internet : <http://books.openedition.org/pul/4167> .

[11Je pense à l’article de Aurore Turbiau, ’Fiction militante, politique fictionnelle : une analyse du Brouillon pour un dictionnaire des amantes’, dans Littératures engagées (ISSN : 2679-4950), publié le 11/10/2019, https://engagees.hypotheses.org/739, consulté le 01/07/2022.

Ou encore à l’article de Chloé Jacquesson, “Le Brouillon pour un dictionnaire des amantes (1976) de Monique Wittig et Sande Zeig : une entreprise littéraire du savoir féministe ?”, dans ATAK Margaret, FELL Alison S., HOLMES Diana, LONG Imogen, (dir.), French Feminisms 1975 and After, New Readings, New Texts, Peter Lang, 2018.

[12Benoît Auclerc et Yannick Chevalier (dir.), Lire Monique Wittig aujourd’hui. Op. cit., p. 48-49, (généré le 18 septembre 2020). Disponible sur Internet : <http://books.openedition.org/pul/4167> .

[13Ilana Eloit, « Trouble dans le féminisme. Du « Nous, les femmes » au « Nous, les lesbiennes » : genèse du sujet politique lesbien en France (1970-1980) », Op. cit., p. 130.

[14Claudine Fischer, « Le féminisme d’Hélène Cixous », Fatou Sow éd., La recherche féministe francophone. Langue, identités et enjeux. Karthala, 2009, p. 237-242.

[15Monique Wittig, « Monique Wittig et les lesbiennes barbues », Actuel, no 38, janvier 1974, p. 12.

[16Jacques Derrida, L’université sans condition, Paris, Galilée, 2001, p. 78.

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Hélène Cixous
Wittig avec Cixous : horizons politiques de la réinvention de l’Eros
Analyse -

28 juin 2022

Sofia Batko

Quel est ce renouvellement éthique qui s’opère à partir de la réinvention de l’amour ?