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Voyage dans la dissidence sexuelle

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Noir minitel - entretien avec Olivier Cheval et Lorraine Druon

Les éditions de l’Œil viennent de publier Noir Minitel, un roman-photo d’Olivier Cheval et Lorraine Druon. Olivier Cheval est cinéaste, Lorraine Druon photographe, tous les deux écrivent en parallèle.

Le livre raconte l’histoire de Brocatella, qui se reconstruit après une rupture amoureuse en travaillant pour le minitel rose. Repliée dans le confort de son appartement, elle ne voit plus guère que son meilleur ami pédé, Niño, à qui elle raconte les étonnants progrès de la télématique. Mais tout bascule quand elle rencontre en ligne un certain Inferno, qui va lui faire vivre de nouvelles intensités. Noir Minitel propose un voyage dans le temps – celui du début des années 80, des bandanas, de l’aérobic – qui interroge la solitude contemporaine et les attachements des êtres à l’heure des réseaux sociaux.

Comment vous est venue cette idée de ressusciter cette forme du roman photo ?

Olivier : C’était lors de la préparation d’un film que je m’apprêtais à réaliser, une courte comédie musicale tournée en studio, Rose Minitel. Le tournage réunissait beaucoup de mes amis à différents postes : actrice, première assistante, accessoiriste, chef-opérateur... J’avais envie que Lorraine nous rejoigne, mais je trouvais que c’était un peu court de lui proposer de prendre des photographies de plateau. Alors, en pensant à mon film, au studio, aux décors, aux costumes, il m’a semblé que l’artifice et la sentimentalité de la comédie musicale que j’imaginais pouvaient tout aussi bien convenir aux codes du roman-photo. J’ai alors envoyé le scénario de Rose Minitel à Lorraine en lui soumettant l’idée.

Dans le film, l’implacable solitude de Brocatella culminait par la disparition de Brocatella dans l’écran, son travail du minitel rose se retournait contre elle. Elle était tombée amoureuse de Paraiso, qui n’était peut-être qu’une machine. Avec Noir Minitel, une reconnexion à quelque chose de soi s’opère. Quelque chose de fondamental. Quelque chose de politique. Pourquoi cet écart et comment comprendre ce nouveau destin de Brocatella ?

Lorraine : À la réception du scénario, j’ai imaginé que le roman-photo pourrait raconter, plutôt qu’une suite ou une histoire toute autre, un destin parallèle à celui de Brocatella, la Brocatella du film. Des éléments dans le scénario faisaient apparaître une vie qu’elle aurait pu choisir à la fin des années 70, la décennie gauchiste, et qu’elle a pourtant laissé de côté. J’ai eu envie qu’on découvre cette autre version d’elle-même, moins mélancolique, plus résolue ; que face aux événements, à sa réclusion, à sa petite machine comme principale compagne, elle se révolte. Dans la première scène du film, Brocatella laisse un message téléphonique interminable à son ex, Electra, avant de se tirer le tarot. Les trois cartes qui sortent sont L’Amoureux, L’Étoile, La Maison Dieu. Il suffisait d’imaginer un autre tirage pour tout chambouler : ici, La Force, Le Monde, Le Bateleur présagent une autre histoire.

Olivier : Pendant le tournage du film, je me suis peu à peu rendu compte que le personnage de Brocatella tenait autant de moi que de Charlotte Bayer-Broc, l’actrice qui l’incarne. Elle a parfois des gestes, des mimiques qui me trahissent. Avec le livre, Brocatella s’est détachée de moi, elle devenait l’héroïne d’une autre fiction qui s’est d’abord écrite sans moi. C’était comme un complot sur le tournage pour que Brocatella ait le droit à un autre destin, moins désespéré.

Justement, comment avez-vous collaboré pour composer ce roman-photo ?

Lorraine : Les jours précédents le tournage, Olivier était complètement absorbé par Rose Minitel, alors j’ai débarqué sur le plateau avec mon idée pour le roman-photo et pendant les quatre jours qui ont suivi, j’ai photographié dans les interstices entre les prises. Avec Charlotte en complice, on a tramé la revanche de Brocatella : dans le décor de son appartement et sous les éclairages du studio, on a introduit en douce des éléments étrangers à Rose Minitel.
Une fois le film achevé, on s’est retrouvés avec Olivier pour découvrir les photos argentiques et commencer à les assembler. C’était un peu vertigineux, ce que ces milliers d’images pouvaient faire dire à Brocatella. C’est comme si là encore se jouait l’idée de ses destins infinis. Il s’agissait de trouver parmi ces vues celles qui correspondraient à la trame narrative établie, en même temps qu’elles ouvraient la perspective de nouvelles scènes.
On a réalisé une première version de Noir Minitel selon les codes du roman-photo classique, uniquement composée de vignettes et de bulles (ce qui nous a donné l’occasion d’apprendre qu’on appelait ça des phylactères), mais assez rapidement on s’est rendu compte qu’on voulait raconter plus de choses que ce que cette forme ne le permettait. Alors on a opté pour ce format étrange d’un roman avec photos. On s’est réparti les textes à écrire, avant de faire de nombreux allers-retours. Être responsables à deux du livre à venir nous a fait porter une attention particulière à nos façons d’écrire. On a décelé des tics d’écritures, des manières respectives. De revenir dessus ensemble donnait l’impression de s’immiscer dans le rapport de l’autre à l’écriture, aux mots. C’était très joyeux, cette intrusion dans un rapport qu’on se figure personnel ; la quête d’un ton commun. À la fin, on a tellement retravaillé les textes qu’on ne sait plus toujours qui en est à l’origine.

J’ai très vite pensé, après ma première lecture, à ces chansons de variétés des années 80 dont tout le monde connaît les paroles et qui résonnent avec ce que l’on vit alors que le propos est vague et générique. Brocatella est-elle ce vide en chacun qui attend de se remplir, cette solitude universelle ?

Olivier : C’est drôle qu’avant même de savoir qu’il y avait une comédie musicale à l’origine du projet, le livre t’ait fait penser à la variété. Pour le film, j’avais demandé à la compositrice, la chanteuse P.R2B, de s’inspirer des musiques électroniques entêtantes, à la fois dévitalisées et désespérées, de certaines chansons des années 1980, d’Elli et Jacno ou de Niagara.
Brocatella est seule, elle veut aimer, même en l’absence de quelqu’un à aimer. À l’époque où j’ai écrit le film, je lisais et relisais la Duras de la fin des années 1970 et du début des années 1980, avant qu’elle rencontre Yann Andréa. Beaucoup de ses textes et des ses films d’alors tournent autour de l’idée d’un amour qui se vit sans destinataire, qui se vit malgré tout, une sorte d’amour impersonnel, voire intransitif. Dans La vie matérielle elle écrit : « Il est impossible de rester sans amour aucun, ça se vit toujours. La pire chose c’est de ne pas aimer, je crois que ça n’existe pas. » Si l’on recoupe la fiction du Navire Night avec certains aveux qu’elle fait dans Les Yeux verts, il y a des indices textuels qui laissent penser qu’elle est tombée amoureuse d’un homme qu’elle n’a jamais vu, qu’elle a probablement rencontré dans ce mystérieux réseau téléphonique qui reliait à l’époque des usagers de numéros non attribués. C’est le fantôme, plus archaïque encore, du minitel rose.
La chanson remplit ce vide-là, l’absence d’amour dans nos vies, en nous attristant d’amours non vécues. J’ai écrit l’an dernier un petit texte, dans la revue Audimat, qui parlait de ça, de la chanson de variétés comme d’une expérience éthique propre aux temps capitalistes : alors que la société aliène l’individu, le scinde, le contraint à l’inauthentique, la chanson le console paradoxalement, en lui rendant sensible toute la masse du non-vécu qu’il porte en lui, c’est-à-dire tout ce qui aurait pu être vécu mais ne l’aura pas été, à cause du tour figé qu’une vie finit toujours par prendre, en dépit de soi. Dans chacune des deux vies de Brocatella, il y a l’ombre de l’autre : surtout dans le roman-photo, où l’aventure du film lui apparaît une nuit, comme un cauchemar. Brocatella est comme nous, elle est un possible qui en côtoie d’autres, l’espace d’une chanson.

Le personnage de Niño et le travail de Brocatella introduisent à la drague homosexuelle via le minitel (qui ne manque pas de nous ramener dans le présent des applis) mais aussi à la consommation du sexe (les projections de Niño sont une rationalisation de la consommation sexuelle). Quel regard portez-vous sur ces modalités de rencontre ?

Olivier : À l’origine du film, il y avait bien sûr l’envie de faire l’archéologie de ces applications. Ce n’est qu’après l’avoir tourné que j’ai commencé à écrire de manière plus théorique sur l’entrelacement du capitalisme, de la technique et de la sexualité, y compris ici même, dans un article sur Guillaume Dustan. C’était pris dans une réflexion plus générale sur la technologie et la cybernétique. J’essaie de me demander quel monde une technique porte en elle, au-delà des usages directs que l’on peut faire d’une machine, des profits immédiats que l’on peut en tirer. Dans mon dernier livre, Lettres sur la peste, il y avait une lettre à notre ami Nino qui réfléchissait à la manière dont une application comme Grindr agit sur le mode d’existence de tous les lieux de drague réels, pour tous, usagers et non-usagers de l’application. La technique vise à rendre les marchandises, les échanges et les flux toujours plus disponibles, mais elle est prise elle-même dans cet appel de la disponibilité : la disponibilité d’une technique suffit à son adoption puis à sa généralisation, sans que personne n’ait son mot à dire. Il suffit de voir l’absurde moratoire de six mois demandé par Elon Musk pour la recherche sur l’intelligence artificielle, comme si on pouvait stopper l’engrenage.
Mais Rose Minitel et Noir Minitel sont des fables : elles ne tiennent pas de discours direct sur la drague en ligne. Elles observent des formes de vie et décrivent des mondes qui l’accompagnent : le monde de Brocatella, aux dimensions de son appartement, qui ressemble beaucoup à ces vies recluses passées derrière des écrans lors des confinements, bien que le film ait été tourné en 2019, avant le covid. J’ai aussi lu il y a quelques jours une histoire terrible, d’un homme qui s’est suicidé après être tombé amoureux d’un avatar lui parlant grâce à ChatGPT : c’est presque l’histoire de Brocatella dans le film !

Lorraine : Le roman-photo, lui, a été écrit pendant le premier confinement, on y sent le désir du dehors, le besoin d’une échappatoire. Plus généralement, on pourrait dire que ni le film ni le roman-photo ne résolvent cette ambiguïté, qui veut qu’une même technique puisse être à la fois émancipatrice et aliénante. Les tirages de tarot divergents conduisent Brocatella à vivre un destin différent, qui est symbolisé par la couleur du minitel qu’un jour on lui livre : rose dans le film, noir dans le livre. Avec le premier, elle tombe amoureuse d’un avatar ; avec le deuxième, elle
fait une rencontre politique et se radicalise. Elle se retourne contre le minitel et lui échappe. Noir Minitel peut-être plus encore que Rose Minitel pose la question de savoir si, effectivement, une technique dépend des usages que l’on en fait, ou si elle les détermine toujours d’avance.

PS : Soirée de lancement de Noir Minitel le vendredi 7 avril à 19h à la Galerie Treize, 24 rue Moret

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