TROU NOIR

Voyage dans la dissidence sexuelle

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Un pays qui se tient sage : une brèche au cœur du récit des brutalités policières

Analyse du film du journaliste David Dufresne Un pays qui se tient sage sorti en 2020.
Synopsis : Alors que s’accroissent la colère et le mécontentement devant les injustices sociales, de nombreuses manifestations citoyennes sont l’objet d’une répression de plus en plus violente. « Un pays qui se tient sage » invite des citoyens à approfondir, interroger et confronter leurs points de vue sur l’ordre social et la légitimité de l’usage de la violence par l’État.

Un pays qui se tient sage, réalisé par l’écrivain, journaliste et réalisateur David Dufresne, est un film documentaire sorti le 30 septembre 2020 dans les salles dans un contexte tout à fait singulier du fait de la crise sanitaire et de la répression policière qui assène une partie de la population dans ce même contexte. Le titre du documentaire est une référence directe aux paroles d’un policier lors de l’événement de décembre 2018 au lycée Saint-Exupéry de Mantes-la-Jolie « Voilà une classe qui se tient sage ! », et il annonce d’emblée le thème du film : les affrontements entre le corps policier et le reste [1] ou encore, et les autres. Ces affrontements sont dépeints à partir de vidéos tournées depuis les téléphones portables, de plus en plus présents dans les mouvements sociaux ces dernières années, dans le but de creuser la question du maintien de l’ordre et de sa légitimité. Ces images ne sont pas seulement portées à l’écran par David Dufresne pour effrayer ou éveiller l’émotion de tout-un chacun, elles ont une visée tout autre : ouvrir le dialogue sur la légitimité et la teneur mêmes de celles-ci. Pour ouvrir le débat, et croiser les réponses des intervenants aux appartenances diverses (syndicats de police, manifestants, intellectuels), David Dufresne fait lire une citation célèbre : « L’État revendique le monopole de la violence physique légitime. », tirée du Savant et Politique du sociologue Max Weber, publié en 1917, pour décrire l’une – si ce n’est la plus importante – des caractéristiques de l’État en tant que groupement politique, à savoir le droit de mettre en œuvre pour lui seul, sur son territoire, la violence physique [2]. Les différents intervenants vont discuter cette citation tout au long du documentaire, parfois seuls face caméra, parfois au sein d’un dialogue avec un des autres intervenants.

À partir de ce thème, nous observons qu’un certain dispositif est mis en place dans le documentaire. Premièrement, pour ouvrir cet espace de réflexion autour de la question de la légitimité de la répression telle qu’elle est menée par la police, David Dufresne procède par une mise en abîme : nous sommes non seulement spectateurs du film, mais les intervenants sont, eux aussi, spectateurs « au premier degré », des images de la répression. À vrai dire, la mise en abîme est tantôt tangible par le fait que nous voyons les intervenants en train de visionner ces images, tantôt gommée par le fait que ces mêmes images tournées depuis les téléphones portables adviennent sur l’écran, format 4 :3, soit le format des images prises avec le capteur des smartphones. Le jeu de réflexion est lancé, le dispositif de mise en abîme est mis en place, et tout cela permet un processus de réflexivité dans lequel les spectateurs sont invités, par le processus de réflexion, à sortir du visionnage du film en ouvrant eux-mêmes un débat à partir de la discussion lancée par David Dufresne dans le documentaire en lui-même [3].

Impossible cependant de mener une telle tentative de réflexion autour du documentaire sans souligner l’une de ses caractéristiques principales, qui constituera comme un point d’ancrage dans l’étude menée et auquel, sans doute, il faudra revenir assez ponctuellement. Il s’agit sans doute, à titre personnel, de la première impression marquante au visionnage du documentaire : si les smartphones donnent à voir des images qui jusque-là ne pouvaient advenir que dans l’espace des réseaux sociaux, David Dufresne opère une déterritorialisation [4] de ces images pour les faire advenir au cinéma. Par le dispositif de réflexion, ces images sont, dans un premier mouvement, données à voir sur un écran de cinéma aux intervenants, et données à voir aux spectateurs du film documentaire en lui-même. Double déterritorialisation donc, laquelle il s’agira d’analyser. Nous pourrions dire que le film, en lui-même, est un dispositif de visibilité au second degré. Le tour de force se loge dans cet acte qui semble encore davantage souligner le mouvement réflexif du documentaire évoqué précédemment. Si l’on prend les concepts de surveillance foucaldienne et de sociétés de contrôle avec Deleuze, qu’il faudra expliciter, nous dirions que le film de David Dufresne est un dispositif qui imite ce mouvement de surveillance tel qu’il advient dans des sociétés dites de contrôle (dont les machines et les technologies modernes constituent le centre et le moyen même du contrôle). Or s’il s’agit d’un dispositif de mimésis de la surveillance, celui-ci se fait en vue de poser une question essentielle et, dirons-nous, en vue de poser une question de l’ordre de la survie : que disent les répressions policières telles qu’elles adviennent dans les mouvements sociaux ces dernières années de la violence légitime exercée par l’État ? Qu’est-ce que cela nous dit du rapport de l’État à son appareil violent et de la délégation de celui-ci sur le corps policier dont nous savons qu’en France, il est rattaché directement à l’appareil d’État et au ministère de l’Intérieur ?

De cet acte réflexif au sortir du visionnage, je tenterai d’opérer par un procédé similaire à celui du réalisateur avec son film dans cette étude : ouvrir une piste de réflexion autour du film et de ses qualités, mais aussi de ses possibles manquements, dont nous discuterons la validité grâce à des références sociologiques et philosophiques, qui permettront, je l’espère, de mettre en lumière la grande originalité du dispositif filmique et des questions qu’il soulève. En somme, il s’agit là de tenter de faire ce que David Dufresne fait dans son film, à savoir ouvrir une réflexion, menée par une étude étayée de concepts philosophiques et sociologiques qui serviront comme autant d’outils auxquels se référer, afin de proposer une lecture proprement personnelle du documentaire. Pour ce faire, il me semble nécessaire, dans un premier mouvement, de mettre en place les concepts de sousveillance [5] et de « veille inversée » comme réponse à cette même sousveillance. Cela semble constituer un point de départ essentiel pour comprendre le dispositif filmique original (II). Somme toute, il sera nécessaire de s’interroger sur les manquements potentiels du documentaire, dont nous verrons qu’ils constituent en réalité un parti-pris correspondant à la démarche même du réalisateur.

Répondre à la surveillance

A. La sousveillance

Si le dispositif du film documentaire de David Dufresne paraît intéressant, c’est parce qu’il ouvre, en premier lieu, une réflexion sur les moyens utilisés par lesquels les surveillants ou, du moins, ceux chargés de surveiller (entendre ici, traditionnellement, les policiers) se retrouvent surveillés par ceux qui sont traditionnellement surveillés (entendre ici, traditionnellement, les manifestants dans le cadre de mouvements sociaux, et, plus largement, les individus). Il faut, pour étayer notre réflexion, revenir sur le concept fameux de surveillance tel que Foucault le décrit amplement dans la quatrième partie de Surveiller et Punir. Comprendre que l’on se trouve dans des sociétés disciplinaires parce que nos sociétés se fondent sur les lieux d’enfermement auxquelles les prisons renvoient assez directement semble chose aisée. Si les sociétés disciplinaires atteignent leur paroxysme au XXe siècle, il semblerait que pour comprendre la complexité de la conjoncture des sociétés dans lesquelles le film documentaire de David Dufresne se situe nécessite de faire plusieurs détours, parmi lesquels Deleuze, Guattari, mais aussi Dominique Quessada et le concept de sousveillance [6] qu’il propose à partir de la lecture des philosophes structuralistes. Dans le « Post-scriptum sur les sociétés de contrôle » [7], Deleuze et Guattari soulignent la crise des milieux d’enfermement décrits par Foucault (prison, hôpital, usine, école, famille) dont la réforme serait inutile et aboutit à une gestion de l’agonie par une substitution de ces sociétés par les sociétés de contrôle. Celles-ci nous viennent directement de l’écrivain William Burroughs, pour qui le terme de contrôle est « le nouveau monstre, et que Foucault reconnaît comme notre proche avenir » [8]. Alors que la discipline s’établissait dans des milieux d’enfermement, des lieux clos (dont le corps serait le parfait exemple, ce qui permet de mettre en valeur le concept de biopouvoir), le contrôle s’apparente davantage à une modulation, un « moule originel » qui se déforme au gré des variables des lieux d’enfermement. Le processus de subjectivation de la machine capitaliste telle qu’elle est décrite dans Capitalisme et Schizophrénie s’apparente désormais à une modulation (par le décodage des flux de désirs), une variation continue comprise dans le schéma du moule originel, qui se déforme et se reforme à mesure que nous traversons les différentes variables de la machine capitaliste, toujours coexistantes. L’un des points les plus intéressants décrits par Deleuze et Guattari dans le Post-scriptum demeure sans doute les machines au moyen desquelles les sociétés de contrôle peuvent fonctionner, et elles sont de nature plus pernicieuse encore que les machines des sociétés disciplinaires puisqu’elles sont numériques, informatiques, machines dites « du troisième type ». Elles sont la continuité du dispositif de surveillance panoptique décrit par Foucault dans la mesure où elles ne requièrent plus les murs pour enfermer et les yeux pour surveiller, mais elles opèrent sur le mode de l’invisible et repèrent les individus qu’elle façonne et modèle par de nouveaux principes de subjectivation. Guattari imagine même la possibilité d’une cartographie au moyen de ces machines de troisième type.

Ce que permet de penser la surveillance telle qu’elle est posée par Deleuze et Guattari dans les sociétés de contrôle, c’est la façon dont, en élargissant ses moyens d’action, elle élargit, par là même, l’objet surveillé. Alors qu’elle était verticale dans le dispositif foucaldien, elle devient horizontale. Quessada pose l’une des caractéristiques principales de la surveillance contemporaine : celle-ci est composite parce qu’elle travaille sur les mêmes bases de données avec lesquelles nous travaillons. En d’autres termes, la surveillance contemporaine opère par le même moyen par lequel les individus travaillent (machines de troisième type), ainsi « Surveiller n’est plus voir, mais calculer. » [9] Autrement dit, dans les sociétés de contrôle ce qui est visible n’est pas d’emblée écarté du champ de ce qui est surveillé, mais c’est le champ de la surveillance qui s’est élargi en lui-même et qui a quitté, par là même, le paradigme du visible. Alors même que la surveillance reposait sur un dispositif scopique, dont l’élévation permettait la contemplation des surveillés, la surveillance contemporaine semble opérer par le bas, en dessous de ce qui est visible, vers ce qui est de l’ordre du repérable, de l’analysable, du calculable :

« Cette sousveillance qui échappe en grande partie au scopique pour rentrer dans l’ordre invisible du computationnel, y compris lorsqu’il s’agit de vidéosurveillance, n’a pas besoin d’yeux, ouverts ou fermés. » [10]

Les conséquences de la sousveillance ne sont pas minimes. En opérant par le bas [11], la sousveillance permet d’observer non plus seulement une certaine partie de la population [12], mais les masses. L’objet même de la « surveillance par le bas » se trouve changé. Le glissement opéré par Quessada dans cet article précieux entre la surveillance reposant sur le paradigme du visible et la sousveillance qui procède par le bas permet de recouper la distinction faite par Deleuze entre les sociétés disciplinaires et les sociétés de contrôle. Si les sociétés de contrôle ne reposent plus sur les milieux d’enfermement pour fonctionner c’est parce que ceux-là parviennent à leur fin. Ainsi s’agit-il de trouver d’autres méthodes qui permettent un même contrôle que les milieux d’enfermement dans lesquels les processus de subjectivation des consciences opèrent au moyen des corps. Si la sousveillance globale n’est pas un projet unifié par la machine capitaliste, c’est avant tout parce qu’il faut la comprendre comme un dispositif, un moyen par lequel capturer.

B. « L’arme des désarmés » : un effet de panoptique inversé

Ayant compris la sousveillance comme dispositif, comme moyen par lequel capturer, il semble évident que ce que David Dufresne appelle « l’arme des désarmés » pour désigner la possibilité de capter des images par le biais du téléphone portable, apparaît somme toute comme un moyen de sousveillance tout aussi légitime que celui qui émane de l’État ou encore, dans des termes deleuziens, de la machine capitaliste. Autrement dit, le concept de sousveillance n’est pas à entendre comme pouvant émaner seulement du côté de l’État, la sousveillance peut aussi émaner du côté de ceux qui sont traditionnellement surveillés. Pour décrire ce processus, David Dufresne utilise la métaphore de l’armement : le téléphone portable se présente désormais comme une arme légitime dans la mesure où elle apparaît comme le seul moyen d’un renversement pour ceux qui ne possèdent pas d’armes au sens usuel du terme. Alors que :

« Jusqu’à son irruption, les images de la répression étaient massivement tournées du point de vue de la police, par des cameramen embarqués et protégés, en quelque sorte, par la police. » [13]

C’est désormais la caméra de poche du côté des manifestants ou des individus qui permet le renversement du paradigme de la vue. « La caméra de poche accomplit un renversement de perspective » [14] écrit David Dufresne. Alors que la surveillance était omnipotente, unilatérale et verticale, le passage de la surveillance foucaldienne à la sousveillance et aux sociétés de contrôle avec Deleuze permet d’une part d’élargir le champ désormais surveillé, et d’autre part, de donner la possibilité aux surveillés d’opérer un mouvement similaire. Puisque la sousveillance se fonde, pour opérer, sur les mêmes outils avec lesquels les individus travaillent, il semble que ces derniers peuvent assez aisément se saisir eux aussi de ces outils pour tenter d’inverser la perspective. David Dufresne décrit ce mouvement inverse comme un effet de « panoptique inversé » [15]. Pour replacer ce renversement panoptique dans le temps, il faudrait admettre qu’il arrive avec le mouvement des Gilets Jaunes qui permettent d’assister à une véritable profusion des images. À ce propos, David Dufresne a entièrement conscience qu’il s’agit là de la partie émergée d’un iceberg qui recoupe toute une violence insidieuse, pernicieuse, ordinaire qui opère en dehors des mouvements sociaux, dans les banlieues, dans les commissariats, hors des zones visibles. La profusion d’images qui arrive avec les Gilets Jaunes permet donc l’un des premiers signes de manifestation tangible de ces violences, sur lesquelles désormais les doutes ne sont plus permis. Enfin, pour David Dufresne, si ces images ont pu proliférer dans l’espace des mouvements sociaux c’est parce que la foule, se sentant visée, agit en quelque sorte en « miroir ». Parce que les individus assénés par la violence qui émane de l’autre côté, ils se rendent visibles voire « hyper-visibles » par la diffusion de ces images même sur les réseaux. À partir du moment où elle devient massive, la diffusion des images en partage sur les réseaux permet donc ce mouvement de réflexion, de miroir par lequel la toute-puissance de la sousveillance se voit menacée, quand elle émane du côté de l’État. Ce processus de réflexion ou cet « effet miroir » est assez clairement mis en scène dans le film documentaire de David Dufresne. Il est, en réalité, au cœur même du processus du film qui ne s’interroge pas sur la teneur véridique de ces images, mais bien sur ce qu’elles donnent à voir. Autrement dit, ce que la diffusion massive d’images permet, c’est le fait qu’elles puissent être visibles par tous, et donc admises dans leur existence propre. Rien ne sert de s’avancer : bien qu’admises, la légitimité de cette brutalité n’est, quant à elle, pas admise par tout-un chacun. La diffusion massive des images permet dans un premier temps le renversement de la perspective de la surveillance, et, dans un second, la possibilité d’une « veille inversée ».

C. Agir en miroir pour modifier le monopole du récit

Dans l’ouvrage collectif Police, David Dufresne part du constat de la souveillance tel qu’il est présenté par Dominique Quessada pour dresser le constat selon lequel celle-ci peut autant émaner du côté traditionnel de la force (soit dans l’appareil d’État et ses délégations), que de celui des surveillés. La sousveillance émane ainsi du côté des individus dont la diffusion massive d’images est une des manifestations tangibles de celles-ci. Les processus de subjectivation de la machine étatique et capitaliste se trouvent ainsi changés. Si la machine capitaliste, telle qu’elle est décrite par Deleuze dans Capitalisme et Schizophrénie, apparaît comme un moyen de produire de nouvelles subjectivités par un processus de décodage des flux de désirs individuels, la sousveillance, quand elle émane du côté des individus, quant à elle, apparaît comme un moyen de reprendre, dans une certaine mesure, le contrôle sur ce processus à première vue unilatéral. Avec l’irruption de ces images émane un nouveau sujet, et dirons deux sujets : le sujet objet des brutalités, qui jusqu’ici n’était que trop peu visible, et le spectateur, en mesure d’assister à la scène par écran interposé. Avec le son, et notamment dans le cadre de mouvements sociaux comme ceux des Gilets Jaunes, le spectateur est immergé dans la scène dont le son semble occuper une place tout à fait particulière. Ces images amateur immergent le spectateur de telle sorte à ce qu’il puisse ressentir ou pressentir ce qui est donné à voir dans ces images. Par son caractère immédiat, amateur et spontané, la capture au moyen du smartphone permet de faire appel à divers ressorts émotionnels qui permettent de faire subir aux individus spectateurs un véritable choc, le même que celui qui frappent les spectateurs de la scène réelle. Or, ce choc émotionnel en provoque un autre :

« Ce qui survient dans la rue advient sur les écrans multipliés. Le choc des récits peut sonner. » [16]

Et dirons-nous, avec David Dufresne, « ce qui survient dans la rue advient sur les écrans multipliés », et advient désormais sur le grand écran. Au-delà de ce déplacement singulier opéré par le dispositif filmique, l’arrivée massive de ces images sur nos écrans et sur le grand écran permet quelque chose de primordial, jusque-là évincé par le manque de visibilité de celles-ci par les masses : le changement du monopole du récit. Le récit, jusqu’ici monopolisé par l’appareil d’État et utilisé comme moyen de légitimer sa violence, change désormais de point de vue. Alors qu’elle était la « seule à parler », donc la seule à pouvoir user de moyens rhétoriques par lesquelles légitimer ou amoindrir sa violence, elle doit désormais faire face à l’arrivée d’un narrateur nouveau dans le récit. Par l’entrave qu’elle produit, la diffusion massive de ces images produit un changement radical du point de vue du narrateur de l’histoire des brutalités policières. L’acte de réflexion des brutalités produit par l’arrivée des téléphones portables dans le dispositif vertical du panoptique permet un retournement de point de vue. Ainsi peut se poser la question de la brutalité policière assez clairement, mais surtout celle de sa légitimité. Le point de vue omniscient, dont la parole étatique profitait jusqu’alors se trouve remis en question par un nouvel enjeu narratif auquel l’appareil policier répond par un désir d’anonymisation : retrait de copwatching, loi de sécurité globale afin d’opacifier les modes d’action et le fonctionnement des méthodes mises en place. Si le renversement du monopole du récit par la police est une réelle avancée, celui-ci devrait s’accompagner en revanche du renversement du monopole de la violence [17].

« Voilà l’état des troupes aujourd’hui : la police apparaît prise de court, et à revers (la sousveillance contre la surveillance) (…) Le monopole du récit se trouve changé et permet d’inverser le paradigme discursif de l’État, ou, du moins, permet d’ouvrit le versant de ce paradigme, et ouvrir le récit des surveillés, et de fait, des violentés. » [18]

Ainsi voyons-nous assez distinctement la façon dont la sousveillance, concept mis en place pour désigner le nouveau moyen d’action étatique dans la prolongation d’une discipline par le corps via les milieux d’enfermement propre aux sociétés disciplinaires, permet de penser l’avènement d’un nouveau régime d’images capable de renverser le monopole du discours étatique tel qu’il s’établit autour de la question des brutalités policières. Bien loin encore de remettre en cause la question de sa légitimité dans le discours politique, David Dufresne, par un dispositif filmique original, tente, dans son documentaire, d’en présenter les tenants et les aboutissants grâce au recueil de la parole d’intervenants divers : universitaires (Ludivine Batigny, Vanessa Codaccioni, Fabien Jobard, Sebastien Roché, Monique Chemillier-Gendreau) ; journalistes (Taha Bouahafs) ; écrivains (Alain Damasio) ; avocats (Arié Alimi), militants (Jérôme Rodrigues, Mélanie Ngoye Gaham).

Un dispositif filmique original

A. « Deux régimes d’images » [19]

Le film-documentaire est original en ce qu’il fait d’emblée appel à deux régimes d’images particuliers, tels que Florent Le Demazel et Romain Lefebvre le décrivent dans l’article paru en octobre 2020 au sein de la revue Débordements : le dispositif s’appuie en effet sur, d’une part les images d’affrontement avec les forces de l’ordre filmées par les manifestants, et, d’autre part, celles des intervenants qui commentent ou répondent à ces images, ou à la citation choisie par l’auteur sur laquelle nous reviendrons. Dans certaines scènes, les intervenants qui répondent à la citation sont regroupés en duo de sorte qu’une discussion puisse émerger, à partir de la citation et de ce qui est donné à voir, en parallèle. Ces deux régimes d’image provoquent non seulement un effet de mise en abîme mais aussi la possibilité d’instaurer un espace de dialogue entre les intervenants, dont les ressorts sont tout à fait différents des débats politiques proposés sur les chaînes traditionnelles de télévision. Une scène en témoigne : le journaliste Taha Bouhafs, connu pour partager, sur les réseaux sociaux, des scènes de brutalités policières, est confronté à un délégué du syndicat policier Alliance. Toute discussion est assez vite écourtée par le refus même du syndicaliste d’admettre la teneur choquante ou violente de la scène, et donc de se poser la question de la légitimité de ces violences dans la mesure où le rôle de la police revêt un seul rôle : celle du maintien de l’ordre. Faute de se situer dans le même paradigme donc, la discussion bute dans ce cas sur une aporie. Il n’en demeure pas moins que, comme le rappelle Ludivine Batigny, historienne, : « Le dissensus est constitutif de la démocratie ».

D’autres duos, comme celui d’Alain Damasio et Fabien Jobard, respectivement écrivain et sociologue, permettent en revanche d’ouvrir un réel espace de réflexion à propos de la question de la légitimité de ces brutalités. Si David Dufresne met en place des duos éphémères, c’est dans la mesure où il tente d’ouvrir la question de la légitimé de la violence à partir – et il faudra revenir dessus – d’une réflexion sur la différence entre la violence et la brutalité. Ce que font émerger de tels duos, ce sont des questions qui tournent autour de la légitimité de ces violences, et du rôle de la police en tant que tel dans le système démocratique. Peuvent alors émerger d’autres questions encore plus profondes : quelles structures pour qu’une institution telle que la police puisse être régulée et fonctionner pour l’intérêt commun ?

En somme, ce que ces discussions permettent revient après tout au même geste que celui que Foucault déploie lorsqu’il se place en surveillant de la surveillance, qui repose elle-même sur le principe de l’observation. Ces images ainsi déterritorialisées puis reterritorialisées sur le grand écran prennent alors un fonctionnement, une fonction et un sens différents selon les intervenants. Le syndicaliste d’Alliance fait, par exemple, appel au registre émotionnel lorsqu’il commente les images qui lui sont données à voir, en utilisant des termes que « les collègues », alors même que d’autres duos, comme celui de Damasio et Jobard, s’attellent davantage à réfléchir à ces images à partir de la citation de Weber. Il semblerait pour autant faux de dire que ces derniers mènent la discussion ou encore la dominent : si le film-documentaire de David Dufresne n’a pas pour visée un consensus autour de la question des brutalités policières, c’est parce qu’il intègre tout type de discours et, de ce fait, ne privilégie pas le discours des intellectuels sur celui des manifestants dont les corps font l’objet, en eux-mêmes, de ces brutalités.

B. Instaurer un espace de réflexion en lien avec le corps

Les allées et venues entre les deux régimes d’image décrits précédemment permettent de déjouer l’idée selon laquelle il y aurait, d’un côté ceux qui pensent et discutent autour de la question des brutalités et ceux qui la subissent. Si le corps des manifestants apparaît comme la marque tangible de ces brutalités, il semblerait tout de même que ce soit avant tout la parole des manifestants, et, dans le cadre du film, des deux Gilets Jaunes qui permettent de réintégrer le corps dans une réflexion commune sur les brutalités policières. Les intervenants Jérôme Rodrigues et Mélanie Ngoye Gaham ne cessent de réintégrer leurs discours, empreints d’une certaine émotion parce que directement assénés de coups parfois irréversibles, un espace discursif commun par le biais du collectif. Jérôme Rodrigues va jusqu’à dire qu’il n’a pas été éborgné par un individu, mais bien par un dispositif qui émerge au moment du mouvement Gilet Jaune privilégiant la brutalité et l’affrontement direct. Mélanie Ngoye Gaham, quant à elle, revient sur les violences subies quotidiennement par les travailleuses et travailleuses sociaux. Les universitaires, quant à eux, ne manquent pas non plus d’émotions face aux images qui leur sont montrées : le procédé même de la mise en abîme proposé par le film repose dans le fait de donner à voir des images aux intervenants, et de s’exprimer dans un deuxième temps. L’empathie de ces derniers n’est pas absente de leur dialogue, elle permet même de réactiver l’urgence de la question de la légitimité des brutalités policières. Peut-être ne font-ils rien d’autre que d’appréhender ces scènes avec les outils intellectuels qui leur apparaissent comme étant nécessaires pour les lire. Par ailleurs, le documentaire ne se présente, jusque dans la bouche de David Dufresne, ni comme un film sur les Gilets Jaunes ou depuis le point de vue des Gilets Jaunes, ni comme un film dont la visée ultime et exclusive repose sur l’espace discursif ouvert à partir des images données à voir. Les discours de chacun des intervenants ne font que dialoguer, se répondre, s’opposer, se compléter, s’élargir par le montage.

C. Un pays qui se tient sage : un acte de création [20]

De ces quelques réflexions sur le dispositif filmique singulier du documentaire de David Dufresne naît une comparaison qui semble intéressante. Il n’apparaît pas commun, voire peu esthétique, pour un film de reprendre des images issues de smartphones. D’autre part, l’importance des débats pour David Dufresne peut apparaître comme la volonté de se situer dans une démarche militante. Pourtant la grande force du documentaire se situe réellement dans le fait de déjouer les critères esthétiques classiques tout en faisant de la question des images le cœur même de la réflexion. La force du dispositif filmique se loge dans le fait même d’ignorer volontairement tous les critères de l’esthétique classique pour ouvrir une réflexion sur l’objet même de l’esthétique, à savoir les images données à voir. D’une certaine manière, le dispositif filmique émerge du fait même de la diffusion massive de ces images sur les réseaux sociaux, et par là même, émerge en réalité d’un phénomène. Le film se fonde sur un phénomène pour en provoquer d’autres nombreux encore : étonnement, discussions autour du film. Véritable phénomène, Un pays qui se tient sage apparaît comme ce que Deleuze appelle un acte de création, c’est-à-dire un acte de résistance, de contre-information. Il faut entendre contre-information ici comme ce qui vient déjouer les lignes verticales de l’information telles qu’elles sont dessinées par des mots d’ordre. Renverser le monopole du récit revient exactement à faire ce que Deleuze appelle « résister », c’est-à-dire, créer. Si les informations font circuler des mots d’ordre tels qu’elles adviennent dans nos sociétés, tout ce qui discute ces mots d’ordre est de l’ordre de la résistance, et du côté de la création. Par acte de résistance pouvons-nous entendre ici tout ce qui ne va pas dans le sens direct des discours tels qu’ils sont posés par les médias mainstream de l’information. Participer à la visibilité de ces images qui ne sont pas destinées au grand écran, appeler à questionner la légitimité de la violence policière, c’est proposer quelque chose aux spectateurs sur un objet en lui-même contentieux de sorte à sortir des schémas médiatiques traditionnels. Il n’est désormais plus possible pour le pouvoir d’interdire la diffusion de ces images massivement, dont nous savons qu’elles deviennent encore plus acte de résistance (au sens deleuzien) à mesure que les violences qui y sont présentées sont niées, et David Dufresne fait sans doute, avec ce documentaire, résistance à l’information en mettant en lumière les moyens mêmes de la contre-information afin d’ouvrir un dialogue sur ce que la communication fait quand elle propage des informations. Il n’en demeure pas moins que si film de David Dufresne s’apparente davantage à un phénomène de résistance qu’à un film à la portée intellectuelle à partir d’un socle commun, il semble toujours légitime de se demander ce qui lui fait défaut, ou ce qui aurait gagné à être explicité.

Incomplétudes sur la question des brutalités policières

A. La question de la violence légitime

Si le dispositif filmique tourne autour des images issues des smartphones projetées sur le grand écran, David Dufresne propose aussi aux intervenants de partir de la célèbre définition de la violence légitime donnée par Weber dans le Savant et le politique. L’équivoque autour de cette citation est fameuse et nombreux sont ceux qui ne retiennent que la citation en elle-même, et non pour elle-même. Catherine Colliot-Thélène [21] le rappelle : ignorer l’arrière-fond de la pensée de Weber est problématique en ceci que cela pousse à un contresens. La description de l’appareil étatique par Weber est étatique : il décrit ce qu’il est et non ce qu’il doit être. Weber décrit en effet les états en tant qu’entités politiques et la façon dont ils se sont constitués (sur la violence). Il s’agit donc bien d’une définition et non d’une légitimation de celle-ci. La violence, tel qu’elle advient dans l’appareil d’État est un moyen de garantir le droit, et avec une telle définition Weber ne fait que s’extirper des définitions plus classiques de l’État fondées sur ses buts pour se replier sur une définition par ses moyens. L’État a donc un moyen pour parvenir à ses fins : celui du monopole de la violence physique. En somme, il ne fait rien d’autre que de définir la souveraineté moderne. Et le film gagnerait-il à poser d’emblée cette équivoque afin de gagner en pertinence ? Si l’on se situe dans la ligne directe de ce qui a été mis en place dans cette analyse depuis le début il semblerait que cela soit totalement inutile, puisqu’elle impliquerait l’intervention et la parole d’individus dont le socle commun prendrait pour acquis ce qui est un état de fait, un constat et non une acquisition. Ce qui permet de faire tomber cette équivoque, dans une certaine mesure, se loge peut-être dans la distinction entre violence et brutalité que propose l’écrivain Alain Damasio lorsqu’il tente de répondre à partir de la citation aux images qui lui sont données à voir. Il s’appuie, pour ce faire, sur un célèbre texte de Jean Genet [22] dans lequel violence et brutalité sont mises en opposition. Selon Genet, la violence n’est rien d’autre que la manifestation de la vie. La vie est un arrachement poussé par un phénomène vital qui nécessite une force créatrice. La violence est émancipatrice, elle se loge du côté de l’émancipation par l’arrachement. La brutalité, quant à elle, est répressive en ceci qu’elle désigne ce mouvement qui contrarie la croissance même des choses. Elle met fin au phénomène vital et naturel de force par une violence organisée, disciplinaire. Ce qui se joue ici, c’est une distinction par Damasio entre la violence des manifestants, force créatrice, et la brutalité organisée du corps policier. Il faut entrevoir la violence des manifestants comme un élan de vie dont les objets sont perçus comme des obstacles (nasses, barrières, cordons). En face assiste-t-on sans doute à la brutalité policière organisée autour d’un silence comme stratégie d’étouffement de ces élans vitaux que représentent les manifestants.

B. Apories méthodologiques sur le rôle de la violence d’État dans le maintien de l’ordre

Replonger dans la référence de Damasio à Jean Genet pour poser la distinction entre brutalité et violence pour cette étude peut être mis en relation avec un autre type de distinction nous permettant d’enrichir encore ce qui est dit dans le documentaire. Il m’a été en effet impossible de ne pas penser aux trois violences que l’écrivain et archevêque de la théologie de la libération, Dom Helder, met en place [23] lorsqu’il distingue trois sortes de violences. La première forme de violence est institutionnelle et permet de perpétuer les dominations, les oppressions et les exploitations étatiques, de sorte à « écraser » et « laminer » les hommes via ses rouages silencieux. En d’autres termes, elle s’apparente là à ce que Bourdieu a appelé la violence symbolique, à savoir celle qui permet de maintenir l’ordre social inégalitaire par l’intégration des dominants des hiérarchisations et des classifications, et l’intégration, par les dominés, de ces rapports d’inégalités entretenus avec eux. La deuxième forme de violence, quant à elle, vient s’opposer à la violence institutionnelle dans la mesure où elle naît de la volonté d’abolir la première définition. Elle est, par définition, une violence révolutionnaire. Enfin, la troisième forme de violence est répressive et découle de la seconde violence, qui découle elle-même de la première forme de violence. La troisième forme de violence étouffe la seconde en se faisant l’auxiliaire et la complice de la première, à l’origine de toutes les autres. Autrement dit, selon Camara, ce qui peut être dangereux, c’est d’appeler violence celle qui se retourne contre la première forme de violence, qui, en réalité, l’engendre, et qui fait naître la troisième dont le rôle est de tuer la seconde. Il y a une sorte d’hypocrisie qui se loge dans le fait de ne parler de violence en ne désignant que la deuxième forme de violence, en omettant son origine et le rapport causal qu’elle entretient avec la première. Tout comme Damasio le montre par la référence à Jean Genet, Hélder Camara n’oublie pas de recontextualiser la violence qui émane des dominés dans un système violent à part entière.

Autrement dit, si David Dufresne ne s’épanche pas sur la définition du « monopole de la violence légitime » lorsque la phrase de Weber est donnée à lire aux intervenants, c’est sans doute parce que le film cherche davantage à poser des questions et des pistes de réflexion qu’à s’ancrer dans un socle commun de références toutes prêtes autour de la question de la violence. Encore une fois, il semble assez juste de voir le film comme un véritable « phénomène » social qui ne peut pas, par là même, éviter des dissensus. De plus, la question de la légitimité de la violence n’est pas évincée pour autant : elle est posée par le duo Damasio / Jobard et sera reprise par les universitaires Vanessa Codaccioni, ou encore Ludivine Batigny. Le fait qu’elle soit tantôt posée, tantôt évitée doit nous pousser aussi à comprendre ce qui se joue derrière ce jeu-là : qu’est-ce que cela dit de ce qui se joue sur le plan politique quand la violence n’est pas reconnue comme la réponse à un autre type de violence ? Qu’est-ce qui se joue quand le problème de la violence, quand elle émane du côté des forces de l’ordre, n’est pas reconnu non plus ? Pire encore : qu’est-ce qui se joue quand la violence des manifestants est accusée de tous les maux, et de produire, en partie, la violence dont la police assène les corps des individus ? Qu’est-ce que cela dit de la stratégie politique en jeu autour de la question de la violence ? Au-delà d’un dissensus autour de ces questions, ce que David Dufresne pointe aussi du doigt en creux, c’est l’inégalité de valeur entre ces paroles dans l’espace social et politique. Ce constat peut être fait notamment à partir des contrechamps du documentaire, dans lequel le réalisateur a inséré les interventions des politiques, surtout lorsqu’ils se refusent à admettre toute forme de violence émanent de l’appareil étatique [24]. Par la parole du pouvoir intégrée dans les contrechamps, nous comprenons que si le dispositif filmique permet de mettre en lumière le dissensus autour de la question des violences policières, mais dans le but de mettre en lumière les rapports de pouvoir qui se jouent autour de cette question à l’origine d’un tel dissensus. Si le paradigme n’est pas le même pour tous les intervenants, c’est parce qu’eux-mêmes appartiennent à des structures différentes, et les opinions sur la question de ces violences en témoignent. En filigrane se joue ainsi une représentation des différents rapports de pouvoir et de domination, similaires à celles qui galvaudent la société. Le manque d’un socle commun des intervenants ou l’absence d’un prédicat autour du terme de violence ne joue donc pas en défaveur de la qualité du film-documentaire de David Dufresne. Bien au contraire et au-delà du fait de représenter le dissensus qui consisterait à ranger les « d’accord » d’un côté et les « pas d’accord » de l’autre, David Dufresne montre la façon dont, en creux, certaines paroles sont écoutées, valorisées, dominantes, et étouffent sans arrêt la narration multiple d’un récit aux preuves pourtant désormais tangibles. Si la diffusion massive des images de brutalités policières permet au moins de s’accorder sur la véracité et la vraisemblance de ces faits, elle ne permet pas encore d’empêcher que le monopole du récit soit sans arrêt, même quand il semble appartenir aux dominés, récupéré par la classe politique dont les rouages solides permettent de faire émaner une réponse qui, dans un premier cas, se refuse à admettre l’existence même de ces violences, dans un deuxième cas, les légitime comme force de répression à l’égard des violences des manifestants. L’impasse méthodologique est ostentatoire, et David Dufresne ne fait que tenter de la figurer. En faisant cela, n’oublie-t-il pas toute une partie de la question reposant sur l’origine des brutalités policières qui permettrait d’expliquer les rapports de dominations à l’œuvre dans celles-ci ?

C. S’exempter des questions des lieux originels des brutalités policières : un choix ?

L’un des reproches que l’on pourrait au film de David Dufresne repose sur une omission : il semblerait que les relations de dominations et d’oppressions telles qu’elles sont données à voir dans le film ne soient pas traitées d’un point de vue de ceux pour qui cette violence est quotidienne. Une simple idée de ce que sont les études postcoloniales permet de formuler ce point, qui consiste à dire que le rôle de la police dans le contrôle et la reproduction du dispositif de surveillance ne peut pas se séparer du lieu dans lequel elle est mise en place. De ce point de vue, avoir recours à des auteurs tels que Mathieu Rigouste peut apparaître assez utile. Dans la Domination policière, celui-ci propose des outils pour « démontrer les mécanismes de la domination » [25] et retracer la généalogie coloniale de la gestion des populations. L’enquête adopte le parti-pris de la description de la violence policière depuis le point de vue des opprimés, ou encore, des « damnés de l’intérieur ». L’évolution du système colonial français, suite à la guerre d’Algérie, n’a pas freiné les pratiques de surveillance et de ségrégation propres au système colonial sur le territoire français, bien au contraire : elles se sont adaptées à la modernité et aux flux migratoires après la Deuxième Guerre mondiale, et la fin des guerres de décolonisation. Ainsi le concept de ségrégation endocoloniale lui permet-il de décrire le rôle de la police dans le contrôle et la reproduction des zones de surveillance dans des lieux spécifiques tels que la banlieue en France. La ségrégation endocoloniale permet la création d’un ennemi intérieur sur lequel la police doit maintenir des rapports de domination de classe et de race. Ainsi trouve-t-il un argument théorique grâce auquel la police apparaît comme l’appareil qu’il faut protéger au sein des relations de pouvoir caractéristiques du capitalisme et de l’impérialisme. L’ordre capitaliste et les discours socio-économiques que soutient ce système crée sont indissociables de la création de la guerre et de l’armement, qui ont besoin d’instances de pouvoir et de spécialistes de la sécurité.

Faire ce reproche au film documentaire de David Dufresne semble légitime dans une certaine mesure. Ce dernier ne manque pas de dire qu’il s’agit là de la partie émergée d’un « iceberg de violences physique et symbolique fait également de brimades, de palpations, de coups portés à l’abri des caméras, dans les cars de police comme dans les commissariats, des gardes à vue hors du monde. » [26]. Son point de vue sur les brutalités policières demeure de fait assez lucide sur ces réalités qui ne naissent pas directement des mouvements sociaux, mais qui y trouvent dedans un moyen d’être théâtralisées et mises en scène. Encore une fois le film doit être pensé comme un phénomène émergeant lui-même des phénomènes à l’œuvre dedans, à savoir les mouvements sociaux. Pensé comme phénomène, il ne peut être que très difficilement représentatif d’un fond théorique commun pour penser ces brutalités policières. La question ne se fait ainsi pas autour de la généalogie des violences policières comme Mathieu Rigouste, mais bien de leur double déterritorialisation sur le champ des mouvements sociaux et sur celui des réseaux sociaux de façon massive. Partant d’un point de vue différent, David Dufresne peine à entrer en profondeur dans ces questions de généalogie de la violence, sans doute aussi limité par le format de l’œuvre en question : il y aurait beaucoup plus à dire sur les brutalités policières selon qu’on souhaite les traiter de tel ou tel points de vue. Ce qui peut manquer, en revanche, ce sont des intervenants directement victimes des brutalités quotidiennes, systémiques et racistes. La question des brutalités policières telle qu’elle est traitée dans le film gagnerait à intégrer, dans son débat, les victimes qui habitent ces lieux originels où les corps sont objets de discriminations quotidiennes, au moins pour montrer qu’il ne s’agit pas que d’un problème propre aux phénomènes que sont les mouvements sociaux, puisqu’après tout partout où elles adviennent les brutalités policières tendent à être visibles par la capture, et plusieurs affaires en témoignent.

Le film-documentaire de David Dufresne, en faisant advenir des images jusque-là exclusivement destinées à être diffusées sur les réseaux sociaux opèrent par un détournement de celles-ci un geste purement original, sans doute l’un des plus singuliers au cinéma des dernières années. Appréhender le film comme un phénomène permet d’ouvrir un débat autour de la question des rapports de pouvoir entre des institutions telles que la police et les individus est le maître mot. Si la prison, avec Foucault, était une technologie à part entière, capable de transformer les individus en véritables délinquants, c’est parce qu’en plus de fonctionner sur le dispositif de la surveillance par le haut, celle-ci se constituait un savoir sur les détenus à partir de documentations, dont elle se servait comme principe régulateur de la pratique pénitentiaire [27]. Prélever un savoir, nous le savons avec Foucault, permet de procéder à une forme de domination sur les individus, et donc, de pouvoirs. Or, les sociétés de contrôle telles que Deleuze les décrit semblent travailler à partir d’un dispositif qui ne recoupe plus seulement le visible mais bien le tout juste repérable. Une chose demeure cependant commune aux sociétés disciplinaires et aux sociétés de contrôle : le savoir comme moyen en vue décliner toute forme de pouvoirs sur les individus. La prolifération du savoir est accompagnée de celle des technologies, qui ne cessent de se multiplier et de se sophistiquer. Le film-documentaire de Dufresne est le parfait exemple que si la prolifération technologique permet la sousveillance, il est aussi une des manifestations du renversement du monopole du discours traditionnellement détenu par ceux qui détiennent aussi les pouvoirs. Un pays qui se tient sage fait brèche dans un récit dont l’économie ne peut plus se faire par l’exclusive prise de parole de ceux qui assènent les corps et qui omettent, par là même, un rizhome de brutalités qui trouve son explication dans l’inextricable lien qu’elles entretiennent avec le pouvoir.

Solène ANDRÉ

BIBLIOGRAPHIE

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[1Parler du « reste » dans le temps de l’introduction est un choix délibéré afin d’être la plus rigoureuse possible. Bien que le film semble centrer son attention sur les affrontements entre la police et les manifestant.es lors des mouvements sociaux, il ne faut pas oublier l’événement du lycée Saint-Exupéry de Mantes-la-Jolie, dont les protagonistes ne sont rien d’autre que des lycéens au moment de l’affrontement.

[2Il faudra revenir, dans notre travail, sur les équivoques autour de cette célèbre citation, dont la récupération par l’ignorance du contexte des écrits de Weber par les politiques fait l’objet, en vue de légitimer leur politique violente.

[3C’est, en tout cas, l’un des effets du film constaté par David Dufresne lui-même lors des avant-premières. Voir à ce propos l’avant-première filmée et retransmise sur YouTube du 21 septembre à Montpellier, au cinéma Diagonal, ainsi que l’article rédigé par le média indépendant La Mule du pape sur la séance en question : La mule du pape, « Un pays qui se tient sage » présenté par David Dufresne, s.l., 2020.

[4Il faut entendre ici déterritorialisation au sens deleuzien du terme. La déterritorialisation, est, d’après la définition donnée par Robert Sasso et Arnaud Villani : « [la] sortie d’un territoire (au sens propre ou figuré) qui capte et code les flux qui la traversent ; 2) [l’] entrée dans un territoire nouveau – les deux mouvements entraînant, pour la même chose, des changements de fonctionnement, de fonction et de sens. » In Arnaud Villani et Robert Sasso, Le vocabulaire de Gilles Deleuze, Paris, Vrin, 2004, p. 82. La déterritorialisation des images de brutalités policières revient ici à les faire advenir au cinéma, afin qu’elles sortent du territoire conquis par les réseaux sociaux et les médias, tout en captant la symbolique de ces images pour les reterritorialiser sur le grand écran, où leur symbolique se trouve changée et doublée selon qu’elles ouvrent le débat par les intervenants du documentaire en lui-même, ou encore les spectateurs du film de David Dufresne.

[5Dominique Quessada, « De la sousveillance. La surveillance globale, un nouveau mode de gouvernementalité », Multitudes, 2010, vol. 40, no 1, p. 54‑59.

[6Ibid.

[7Gilles Deleuze et Félix Guattari, Qu’est-ce que la philosophie ?, Paris, Éditions de Minuit, 2008.

[8Ibid.

[9D. Quessada, « De la sousveillance », art cit.

[10Ibid.

[11Quessada utilise la métaphore du tapis ou de la moquette pour imager le concept de sousveillance.

[12Ceux que Deleuze aurait appelés les « déviants », non pas parce qu’ils dévient à une certaine norme établie de manière arbitraire par les sociétés, mais ceux qui tracent des lignes de fuite au processus de subjectivation émis par la machine capitaliste en elle-même.

[13Amal Bentounsi et al., Police, La fabrique., Paris, La Fabrique, 2020, p. 15.

[14Ibid.

[15C’est également une image utilisée par l’écrivain Alain Damasio dans le documentaire, qui parle du téléphone portable comme un obstacle venant se placer entre la ligne de surveillance des surveillants vers les surveillés.

[16A. Bentounsi et al., Police, op. cit., p. 16.

[17Ibid., p. 35.

[18Ibid.

[19Un pays qui se tient sage, David Dufresne - Débordements, http://www.debordements.fr/Un-pays-qui-se-tient-sage-David-Dufresne, (consulté le 23 novembre 2020).

[20Deleuze, Gilles, Qu’est-ce que l’acte de création ? Conférence donnée dans le cadre des mardis de la fondation de la Femis, 17 mars 1987.

[21Catherine Colliot-Thélène, La sociologie de Max Weber, Paris, La Découverte, 2014, 128 p.

[22Rote-Armee-Fraktion et Ulrike Marie Meinhof (eds.), Textes des prisonniers de la Fraction Armée Rouge et dernières lettres d’Ulrike (Marie) Meinhof, Paris, Maspero, 1977, 244 p.

[23Camara Hélder, Spirale de violence, Desclée De Brouwer., Rio de Janeiro, 1970.

[24La fameuse intervention de Macron le 7 mars 2019, lors du dixième Grand débat à Gréoux-les-Bains : « Ne parlez pas de répression et de violences policières, ces mots sont inacceptables dans un État de droit. » en est un parfait exemple, au même titre que d’autres interventions dans des débats télévisés.

[25Mathieu Rigouste, La domination policière : une violence industrielle, Paris, La Fabrique éditions, 2012, 257 p.

[26A. Bentounsi et al., Police, op. cit., p. 16.

[27Michel Foucault, Surveiller et punir : naissance de la prison, s.l., 2014.