TROU NOIR

Voyage dans la dissidence sexuelle

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Transphobie et justice : il est intolérable d’être toléré

Dans la nuit du 8 décembre 2019 aux environs de 6h30 du matin, cours du chapeau rouge à Bordeaux, quatre jeunes femmes attendent au pied d’un immeuble et l’une d’elles tambourine à la porte de chez une amie afin de récupérer les clefs de son appartement pour rentrer chez elle. Au même moment, un groupe de quatre hommes passe par là, eux-mêmes revenants d’une autre soirée et l’un d’eux leur lance « Alors les filles, on va dormir dehors ? » ce à quoi l’une d’elle réplique « C’est qui qui à ouvert sa putain de gueule ? » réponse d’un des quatre hommes « C’est moi », puis la répartie ne se fait pas attendre « Fils de pute » ce à quoi il réagit par un « Pute toi-même ». Les esprits s’échauffent, le ton monte, les insultes sont lancées à la cantonade par les deux groupes puis des coups sont portés à l’une d’entre elles qui se défend. Elle reçoit plusieurs coups et dans le tumulte un des hommes voulant l’écarter de la bagarre l’empoigne par les cheveux et lui arrache sa perruque (perruque qui sera retrouvée pendant l’enquête dans une poubelle). C’est à partir de ce moment là que des propos transphobes sont tenus par certains d’entre eux à son égard : « Sale travelo, pédé. » Puis la jeune femme acculée sur le bord d’un parapet qui entoure la pente descendant dans un parking souterrain est basculée par deux des hommes et fait une chute dans le vide, tête la première. Sonnée, elle s’enfuit un peu plus loin reprendre ses esprits avant de recroiser un peu plus tard les quatre hommes en voiture qui l’insultent à nouveau. Le procès a eu lieu le 28 février 2020 devant le tribunal correctionnel de Bordeaux et à été porté en délibéré au 6 mars 2020. Il a eu pour résultat une condamnation des deux hommes à 6 mois de prison avec sursis, 2 ans de mise à l’épreuve, indemnisation de la victime et un stage de citoyenneté [1]. La jeune femme également mise sur le banc des accusés par l’un de ses deux agresseurs a quant à elle été relaxée sur motif « qu’elle n’était pas pénalement responsable face au danger imminent qui la menaçait » selon le président du tribunal. Les deux hommes devront également verser 300 euros de dommages et intérêts pour le préjudice matériel à savoir la perruque, 1000 euros au titre du préjudice corporel, 1000 euros au titre du préjudice moral et régler les frais de justice engagés par la jeune femme. Les avocats des deux hommes ont fait appel de ce jugement.

Prologue

Nous sommes le 28 février en début d’après-midi. Nous nous installons dans la salle d’audience « bucolique », une sorte de cocon en bois clair rappelant les pignes de pin des forêts entourant le département de la gironde et des landes alentours dont la lumière naturelle provient d’un puits de jour dans les hauteurs de la salle nous rappelant étrangement les formes d’une vulve. On est surpris, on pensait que toutes les architectures d’institutions rappelaient plutôt le phallus. Dans la salle, peu de gens, seulement quelques journalistes, un représentant de l’association FLAG [2] et trois ou quatre curieux.

Acte I / Scène 1

La cour arrive avec tout le protocole que cela implique, sonnerie annonçant l’arrivée, nous nous devons de nous lever à son entrée et ce rituel vient couper la quiétude toute scandinave de la salle. Le président commence par s’excuser d’avoir appelé la jeune femme « Monsieur » un peu plus tôt en donnant comme raison qu’il ne faisait que se conformer à ce que disait son état civil, mais décidera par la suite de l’appeler « Madame » tout au long du procès puisque selon lui son apparence était bien celle d’une femme et correspondait bien au genre féminin. Ainsi commence la déroute d’une justice s’embourbant dans les sables mouvants du genre et ne sachant plus ce qu’est un homme, ce qu’est une femme et même si la justice à un sexe.

La jeune femme est appelée en premier à la barre. Elle s’avance, se tient droite, digne. On lui demande les classiques nom, prénom, âge, profession. Puis le président rentre dans le vif du sujet et lui demande d’être éduqué sur la condition d’une personne trans. Les questions fusent : « C’est quoi le protocole pour un changement de sexe », « Vous, vous en êtes où » puis la petite question/remarque qui fait plaisir « Mais si vous le voulez autant pourquoi vous mettez autant de temps à le faire ? ». L’avocat de la jeune femme explique au président où en est la condition des trans aux yeux du droit français [3]. Le président est toujours un peu confus et lui demande des précisions sur la différence entre transgenre et transsexuel en insistant particulièrement sur le changement de sexe comment ça se fait, par qui, avec quel protocole, etc. Une fois le curieux président renseigné sur ces questions ô combien complexes, il lit l’acte d’accusation de la jeune femme qui se retrouve aujourd’hui à la fois sur le banc de la partie civile, mais aussi sur celui des accusés puisqu’il lui est reproché d’avoir « commis des violences avec l’usage d’une arme » (à savoir une paire de talons de 11cm de haut) sur la personne d’un de ses agresseurs. Il est amusant de voir que l’objet tant fétichisé et sexualisé par les hommes, les chaussures à talons, se retourne soudain contre eux et devient aux yeux de la justice une arme par destination dans des cas similaires d’autodéfense.

La jeune femme retourne s’asseoir et va voir défiler tour à tour à la barre ses deux agresseurs, qui sont également frères, avec le même protocole nom, prénom, âge, profession. Mais eux on leur demande pas ce qu’ils ont ou pas dans le pantalon, c’est évident c’est des « vrais mecs ». Puis on leur lit leur acte d’accusation. S’en suit un rappel des faits avant d’entendre le premier prévenu à la barre qui se défendra en niant les intentions transphobes de l’agression puisque selon lui « Ça ne se voit pas physiquement » et que « C’est une très jolie fille, en plus » (tant mieux n’est-ce pas, elle aurait été laide à ses yeux on n’aurait pas vu la différence après lui avoir cassé la gueule, un peu de sexisme ça ne mange pas de pain) en réponse de quoi, pour clarifier ses intentions durant la bagarre, le président lui demandera à plusieurs reprises « Vous ne saviez donc pas que c’est un garçon ? ». Visiblement il n’a pas retenu grand-chose de ce que lui a expliqué la jeune femme et l’un de ses avocats au début de l’audience. L’avocat du premier prévenu prend la mouche à la répétition de cette question et déclare trouver le président trop partial dans cette affaire « le parquet a perdu la raison en mettant sur un piédestal la femme transgenre », vous faites passer mes clients pour des « méchants et des menteurs », c’est la jeune femme la menteuse qui enjolive ce qui s’est réellement passé, et conclura son intervention en demandant depuis quand le parquet et le tribunal acceptent le mensonge lors d’une audience. La remarque sera fort déplaisante à la vice-procureur qui demandera une suspension d’audience de 10 minutes pour signifier l’outrage au bâtonnier. La scène est sans égal, on vient d’assister à des performances césarisables de l’avocat et de la vice-procureur : l’esprit juridique du théâaaaaatre est sauf.

Entracte

L’audience reprend 10 minutes plus tard, dans une ambiance passive-agressive tendue. Arrive le 2e prévenu et frère du premier à la barre. C’est celui qui a été le plus véhément et qui a porté le plus de coups durant l’agression, c’est également celui qui s’est constitué partie civile pour les violences de la jeune femme à son égard. Et lorsqu’il décrit la scène, il ne mâche pas ses mots :« C’est une folle hystérique alcoolisée et violente », « Moi dans cette histoire je suis sain de corps et d’esprit », etc., etc. Le président et les avocats de la jeune femme tentent de lui poser des questions et faire des observations sur ses propos. Il éructe. Pour se défendre il utilise la règle de trois du mâle dominant dont la démonstration est la suivante : on bombe le torse, on coupe la parole et on hausse le ton avec la voix la plus grave dont est capable. Le président s’agace donc et lui pose une question à laquelle il répond à côté. Le président lui repose différemment, le prévenu lui dit qu’il ne comprend pas et continue à clamer à l’erreur judiciaire et à la partialité du tribunal, le président s’agace et lui rétorque un « Ou vous ne voulez pas répondre à ma question ou vous êtes complètement idiot et j’opterais plutôt pour la deuxième option, j’en ai fini, retournez vous asseoir. » Le prévenu se met à hausser le ton « Non, mais c’est pas possible, vous avez pas le droit, il m’a traité d’idiot… là c’est trop… non, mais franchement… » Pour calmer les esprits, le président propose donc de regarder un petit film, et c’est sur deux écrans plats que nous allons faire une analyse filmique tous ensemble sur les images de la vidéosurveillance. On ne va pas se le cacher, ce n’est pas du Godard.

Scène 2

On se rend compte que les meilleures scènes du film ont malheureusement été coupées au montage par un défaut de la caméra utilisée qui tourne sur elle même et ne propose que des plans fixes de courtes durées sur quatre angles. Mais l’image est nette ce qui est d’autant plus surprenant qu’il faisait nuit. Le petit film provoque une agitation toute particulière dans la salle et tout le monde se rapproche de l’écran et y va de son analyse et interprétation de ce qu’on peut déduire par rapport à ce qu’on voit, c’est un peu la confusion générale, ça dure un temps interminable et c’est le seul moment du procès où toutes les assignations de genre tombent : les avocats comme le tribunal ne savent plus vraiment qui est un homme, qui est une femme, qui est une rambarde, un parapet ou un lampadaire. On se rend compte qu’à part d’effets de divertissement, la vidéosurveillance ne raconte pas grand-chose et n’a aucune efficacité sur ce pour quoi elle est louée qui serait la sécurité des gens. Qu’en plus de ne pas empêcher ce type d’agression, elle ne vient même pas soutenir une victime à travers les preuves qu’elle pourrait apporter dans ce genre d’affaires.

Nouvel effet de théaaaaatre, on va maintenant entendre les deux témoins, à défaut de les appeler complices, des deux prévenus. Arrive le premier témoin et ami qui commence à raconter sa version des faits, en ne sachant quel pronom utiliser pour parler de la jeune femme. Il alterne donc entre des il et des elle. Il dit que c’est elle qui a commencé à les insulter en leur proférant un « fils de pute » ce à quoi ils auraient répondus par un « Va te faire enculer », mais pour lui ce sont des insultes banales qui ne viennent rien signifier d’homophobe ou de transphobe. Et c’est à partir de là que sa version va différer légèrement de celles des deux frères, il explique que c’est après avoir arraché sa perruque à la jeune femme qu’ils se rendent compte « que c’est un homme, que c’est un trans » et du coup qu’ils se sont mis « à porter plus de coups », mais qu’ils ne frapperont pas les copines de la jeune femme quand bien même elles essayaient de se défendre parce que pour lui « frapper une fille ce serait comme frapper sa sœur ou sa mère. »

Arrive ensuite le second témoin qui est également le demi-frère des prévenus. Celui-ci explique qu’au moment des faits ils revenaient de la boîte de nuit, La Dame de Shanghai, ce qui emmène le président à le couper pour lui demander « Ça vous évoque rien, vous, la dame de Shanghai ? » Le témoin, étonné lui répond que non en ne comprenant pas la question et le président lui dit « Ben, un très bon film d’Orson Welles, bref continuez. » À ce moment précis, on se rend compte que le président se fait chier et qu’au passage il a besoin de faire des petites blagues culturelles méprisantes. Le témoin continue donc sur les insultes et dit « on s’est échangé des insultes plutôt banales, qu’on peut se dire tous les jours ». Le président lui demande quelles insultes, le témoin hésite (il n’ose probablement pas prononcer ces mots vulgaires dans cette enceinte si respectable), le président insiste et le témoin lui fait une liste « Bah des insultes basiques du genre pédé, enculé, con, pute, etc. » et vient ensuite préciser probablement bien préparé par les avocats des deux frères « Mais nous on est pas homophobes, on en a même dans la famille » avant de surenchérir « Si elle n’avait pas porté de coups avec ses chaussures, tout le monde serait reparti » et de rajouter comme son copain témoin « ses copines sont des femmes et nous, on ne lève pas la main sur des femmes, on a quand même reçu une certaine éducation ».

Avant le réquisitoire et les plaidoiries des deux parties, l’un des avocats de la jeune femme la fait revenir témoigner à la barre de ses impressions et son expérience de l’agression. Elle revient particulièrement sur le moment où sa perruque lui a été arrachée : « Pour l’arracher, il faut y aller, elle est fixée avec des pinces et une colle forte. J’ai ressenti une véritable humiliation quand ils me l’ont arrachée. Les cheveux sont pour moi le premier trait de personnalité d’une femme. Je me suis sentie rabaissée, comme tuée de l’intérieur. » Le président l’écoute avec attention puis demande quels avocats veulent faire leur plaidoirie en premier, ce à quoi répond d’une façon toute patriarcale l’un des avocats des prévenus : mes confrères et consœurs commenceront, honneur aux plus jeunes. »

Acte II / Scène 1

On écoute en suivant le réquisitoire du parquet par la vice-procureur. Elle commence par un résumé très genré de la situation : « Deux versions s’opposent ici : celle des filles et celle des garçons » puis elle reproche (on ne sait pas très bien à qui, peut-être à l’État qu’elle représente ?!) le fait que la victime soit aussi présente en tant qu’accusée et souhaite qu’on retienne la légitime défense à son encontre. Elle regrette également que les deux témoins ne soient pas poursuivis sur le motif qu’ils n’ont pas participé aux coups portés alors que pour elle ils sont clairement complices. Elle décrit ensuite les mécanismes sexistes et transphobes tout en les reproduisant elle-même dans son réquisitoire. Elle oppose à nouveau la version des filles et des garçons en décrivant le mécanisme d’agression, en disant que pour elle il est clair que ce n’était ni une ratonnade ni une agression transphobe préméditée, mais que cela reste une agression transphobe. Puisque la seule qui sera cognée sera la jeune femme au titre du raisonnement suivant « T’es un trans, t’as une bite donc on peut te taper » et salue dans un trait d’humour « l’éthique des jeunes hommes à l’égard des autres femmes » à savoir les copines de la jeune femme qu’il n’ont pas voulu taper au motif que c’était des femmes, elles. Puis elle termine son réquisitoire sur un jugement de classe décrivant une virée en ville de « campagnards » qui agressent du fait de leur bêtise et leur intolérance ordinaire. Elle requiert donc un stage de citoyenneté pour les deux prévenus, 6 mois de sursis pour les deux donc 2 ans de mise a l’épreuve pour le plus véhément et une indemnisation de la victime.

Scène 2

Vient ensuite la plaidoirie des avocats de la jeune femme. Son premier avocat souligne le fait qu’il y a un malaise avec le genre tout au long de l’enquête et par tous les maillons de chaîne judiciaire (les prévenus, leurs avocats, la police et le tribunal). Pour lui la police est particulièrement à blâmer sur la tenue d’une enquête qui a été bâclée (il compare d’ailleurs le travail des policiers ayant enquêté sur le terrain à un mauvais épisode des Experts). Il insiste ensuite sur la difficulté que représente le fait d’être trans aujourd’hui dans la société et sur l’arrachage de la perruque qui pour lui est un geste d’une violence inouïe niant l’identité de femme de sa cliente. Puis, la deuxième avocate prend le relais afin de dénoncer également le comportement de la police puisque durant l’audition de sa cliente les policiers trouveront « normal » que 4 mecs fassent chier des meufs dans la rue en fin de soirée, verront ça comme une scène banale et bonne enfant. Elle va même jusqu’à dénoncer le comportement individuel d’un OPJ [4] qui dira à la jeune femme qu’elle était quand même « susceptible ». Elle rajoute que, pour elle, la scène ne commence pas avec les coups, mais dès le moment ou de manière grivoise les quatre hommes viennent faire une réflexion aux filles. Elle vient souligner également pour terminer que la haine transphobe est une haine toute particulière qu’on reconnait parmi les autres. Que c’est parce que sa cliente a ressenti cette haine, a ressenti un danger qu’elle s’est défendue.

Enfin, pour terminer cette longue après-midi nous entendons les plaidoiries des deux avocats des prévenus. Le premier commence par dire que dans les tribunaux, aujourd’hui, il est difficile de traiter les dossiers LGBT ou concernant les « minorités sexuelles » parce que ces dossiers sont pilotés par la chancellerie [5] et les associations de lutte LGBT. Il dit que c’est ici un procès politique dans le sens où il vise par voie de presse, en parallèle de l’enquête, à promouvoir un système expérimental mis en place sur les affaires LGBT par l’association Flag ! dans la ville de Bordeaux, comme laboratoire, ainsi que le lancement prochain d’une application mobile. [6] Puis, il dénonce l’absence de présomption d’innocence concernant son client, que la justice n’est pas indépendante sur un procès comme celui-ci (Ah oui seulement dans ce cas-là ?!) et qu’on fait ici le procès du sexisme parce que c’est le sujet à la mode du moment. Parmi les meilleures phrases de sa plaidoirie, on entend « Mon client ne sait pas du tout ce qu’elle a dans le pantalon quand ils se battent » ou bien « On peut être transgenre et agresseur ce n’est pas un totem d’immunité ». Il demande une séparation entre la justice et la politique puisque pour lui ce n’est pas une affaire politique. Enfin, il utilise pour défendre son client une analogie bien bancale, celle du videur en boîte de nuit en disant : « Vous savez, de la même manière que les videurs séparent les bagarreurs de manière virile, mon client à tenter d’apaiser la situation pour créer un sas de sérénité. »

À sa suite, vient la cerise sur le gâteau-grosse-couilles avec la dernière plaidoirie qui commencera ainsi : « Je veux bien qu’on ait de la bienveillance et du respect pour chacun. On tolère bien sûr sa différence. » Avant d’enfoncer les portes ouvertes du virilisme : « Regardez là, elle est seule, elle n’est pas soutenue, ce qui prouve qu’elle affabule, puisque quand c’est réel, la société vous soutient et est derrière vous ». Il revient lui aussi sur le fait que ce procès est un procès politique en décrivant cette cellule spéciale de la police qui doit faire ses preuves politiquement et l’application du Flag !, association qui, selon lui, s’est répandue dans la presse afin de récupérer cette affaire médiatiquement et politiquement. Que ses clients avaient donc appris l’affaire par voie de presse et que pour montrer leur bonne foi (mais par peur bien sûr, ce sont les hommes), il s’étaient rendus au commissariat d’eux-mêmes (tout en portant plainte contre la jeune femme au passage). Sa défense se constitue en deux axes : le premier qui consiste à dire que c’est seulement une rixe d’ivrogne qui a mal tournée et pas une agression homophobe ou transphobe comme tout le monde essaie de le faire croire. Que certes son client s’était aperçu que « la jeune femme était en fait un homme une fois sa perruque dans la main », mais qu’il ne faut pas oublier qu’ « il y a chez les garçons des décharges de testostérone et que même chez elle il y a encore un peu de ça » (chose qu’il explicite en mimant des couilles avec ses mains). Enfin, le deuxième axe de sa défense consiste à dire que « Fils de pute est quand même l’insulte la plus dure pour un homme » et à ce titre revient sur le rapport de l’accusé avec sa mère.

Au vu de l’heure, le président met fin aux débats et remet la décision de son tribunal au 6 mars 2020.

Acte III

« Regardez là, elle est seule, elle n’est pas soutenue, ce qui prouve qu’elle affabule, puisque quand c’est réel, la société vous soutient et est derrière vous », voilà comment l’avocat de la défense a jugé bon de terminer sa plaidoirie. Tout d’abord nous voulions te dire que non, tu n’étais pas seule, on était là, discrètement dans le fond de la salle et on t’a trouvé forte, tu étais digne, fière et ce malgré tous les coups supplémentaires portés par les mots de tous ceux qui on parlé de toi ce jour-là. Nous on a cru à ce que tu as raconté.

Cette histoire n’est finalement que le récit banal d’une réalité vécue par bon nombre d’entre nous. C’est l’histoire de celles et ceux pour qui la rue est un parcours d’obstacles permanent. Celles et ceux qui savent qu’une balade nocturne, une fin de soirée peut très vite déraper. Pendant ces longues heures de procès, nous avons pu remarquer l’ignorance de la justice face aux questions qui dépasse les limites bien cadrées de la société patriarcale-hétéro-coloniale dans laquelle nous vivons. Par ignorance ou par stratégie, c’est pendant plus de six heures qu’on a entendu être remise en question l’identité de femme de la victime, appelée tantôt « le trans », tantôt « le travesti » ou encore « l’homme », par ceux dont la gêne se faisait sentir lorsqu’ils devaient la nommer afin de ne pas paraître transphobe et à l’inverse ceux qui, comme si elle n’était pas là, ne faisaient attention à rien : il n’y en avait pas un pour rattraper l’autre. Tout l’enjeu du procès résidait essentiellement dans le fait d’arriver à savoir si l’agression que subi par la jeune femme, pouvait être qualifiée de transphobe ou non. Les uns défendant ce point de vue, les autres dénonçant une manipulation politique.

Au sortir de cette affaire, il est évident qu’en comprenant la transidentité de la jeune femme, ses agresseurs ont redoublé de violence, provoquant en eux de la haine pour ce que représente l’autre une altérité qui finalement doit leur faire peur dans ce qu’elle provoque, dans ce qu’elle dérange : la déroute face à une norme établie depuis bien longtemps. Il est vrai que cette nuit-là ressemblait finalement à une nuit ordinaire, avec une bande d’hommes ordinaires, créant une situation ordinaire, face à une femme qui elle ne l’était pas parce qu’elle s’est défendue. Dans Se défendre Elsa Dorlin dit que la violence endurée par certaines personnes (à savoir celles et ceux que l’on considère comme faisant partie des « minorités ») les oblige à « Vivre dans une « inquiétude radicale » » [7], c’est-à-dire adapter constamment son comportement, être à l’affût des signes que l’autre nous renvoie, non pas pour prendre soin de lui, mais pour faire bien attention à ne pas l’énerver, faire quelque chose qui pourrait provoquer en lui de la violence, c’est ce qu’elle nomme le care négatif. En cela, l’accusée n’est pas comme les autres femmes, car en répliquant à ce groupe d’homme, elle change les rapports devenant active dans l’événement et c’est bien cela qui va leur déplaire, et qui les poussent à revenir, mais c’est aussi bien eux qui déclenchent les hostilités, c’est bien eux qui reviennent parce que leur ego de petits mâles ne peuvent pas supporter qu’une femme leur réponde, car à ce moment-là, c’était « bien une femme » comme ils le diront.

« On fait de cette affaire, une affaire politique et il faut séparer la justice et la politique. » Là encore, on voit qu’il y a incompréhension de beaucoup de choses. Il n’y a évidemment aucune séparation entre la justice et la politique, puisque dans le régime républicain français les lois sont votées par des élus, le parquet est piloté par le ministère de la Justice et toute affaire vient révéler des choses sur la société et les politiques publiques. Toutefois, ce qu’a sûrement voulu dire l’avocat c’est qu’il ne faut pas instrumentaliser le procès comme une pancarte publicitaire pour politique publique afin de promouvoir la nouvelle application mobile [8] de l’association FLAG. En effet, dès le départ, cette association s’est emparée de l’affaire nationalement en se répandant dans les médias sur les violences LGBTIphobes afin de promouvoir le lancement de leur future application mobile (du même nom que l’association reprenant l’apocope de « Flagrant délit ») qui a été lancée il y a quelques jours main dans la main avec la Secrétaire d’État Marlène Schiappa [9] et financée en partie par la Dilcrah [10] et par un crowdfunding sur Helloasso. Cette application permettra, à des personnes victimes ou témoins, de pouvoir signaler tout type de violence LGBTIphobes. Pour se faire, elle demandera de cocher quels types de violences (injures, diffamation, provocation à la haine et à la violence sur et hors internet, menace de violences ou encore menaces d’outing), puis d’indiquer dans quelle catégorie identitaire se caractérisent les faits (homophobie, lesbophobie, biphobie, transphobie, sérophobie ou autre), puis d’en identifier l’auteur (personne connue, collègue, voisin, inconnue, individu isolé ou groupe, membre de la famille ou encore policier LOL). Enfin, l’application enregistrera le signalement et le renverra vers des structures institutionnelles ou associatives (police, brigades numériques, le Refuge, SOS homophobie, etc.). Il est promis aux utilisateurs de l’application de pouvoir rester anonymes s’ils le souhaitent, tout en renseignant sa tranche d’âge, sa catégorie professionnelle, son genre, la date des faits et le lieu afin d’établir une cartographie. Nous ne donnons visiblement pas à « anonyme » le même sens que la police. In fine, le but est de pouvoir , à partir des données recueillies, développer des « politiques publiques » et des « actions ciblées ». Il est intéressant à ce titre de citer l’exemple donné par le président du Flag ! Johan Cavirot (et accessoirement ancien administrateur de l’association Le Refuge) : « Nous avons besoin de savoir où sont localisés les LGBTphobies afin de trouver des solutions adaptées avec nos partenaires. À Paris, par exemple, on ne fait pas de la prévention à Barbès comme on en fait dans le 16e arrondissement ou dans le Marais. Ce n’est pas la même typologie de public. » Les données seront compilées dans une étude sociologique conduite par un comité scientifique en partenariat avec la fondation Jean Jaurès. Là où le bât blesse c’est qu’on devine déjà à quel genre de conclusion raciste et classiste va mener le résultat de l’étude. On peut pointer également l’injonction à la délation et la participation active aux outils mis en place faisant se resserrer la toile de la « start-up nation » macronienne. La question principale à se poser est la suivante : serons-nous des partenaires et des collabos de ces politiques sécuritaires qui n’attendent (et l’histoire nous l’a appris) que peu de temps avant de se retourner contre nous. Ou allons-nous refuser dès maintenant cette collaboration pernicieuse, perverse et nauséabonde ? Pour en revenir à l’affaire du 8 décembre, il est clair que le Flag ! y a vu une opportunité de pouvoir faire la publicité de son application de parfaits petits homo-flics, en se pensant indispensables dans la prise en charge de la victime et en revendiquant le soutient qu’ils ont pu lui apporter, pourtant c’est bien l’effet inverse qui s’est finalement produit. En effet, tout l’accompagnement médiatique qu’ils ont apporté et fait faire à la jeune femme l’a plutôt desservie durant tout le procès, tant aux yeux du tribunal qu’aux yeux des avocats de la défense, l’obligeant de surcroît à se présenter seule pour ne pas donner au tribunal l’image d’un procès qui se serait fait avant le procès. Et c’est là que l’intérêt des uns prend le pas sur la défense des autres.

Pour terminer, on pourrait encore commenter beaucoup de phrases entendues durant ce procès. Comme ce moment où la vice-procureur fait un amalgame venant prédire étrangement à qui l’application Flag ! va s’attaquer quand elle a souligné le fait que l’ignorance et la bêtise des agresseurs, venant de la campagne ou du moins de zones périphériques à la grande ville, s’entendait très bien du fait de leur appartenance sociale ou encore ce moment où un avocat de la défense ouvrait sa plaidoirie en disant qu’il tolérait bien évidemment la différence, ce à quoi on avait envie de lui répondre en hurlant cette phrase de Pier Paolo Pasolini : « Il est intolérable d’être toléré » [11]. Ce procès est venu confirmer les intuitions que l’on a déjà toutes et tous sur le fait de porter plainte, de s’associer à la police et à la justice pour se défendre et à n’être qu’un pion servant des intérêts de surveillance et de flicage de la population. On a vu ici se rejouer une scène tendance et perpétuelle qui se joue sans cesse dans un État dont les institutions sont celles d’un monde patriarcal hétéro-colonial auquel nous appelons à la désertion.

Mlle Durex et Mlle Latex.
Juristes spécialisées dans les capotes, les fétiches, la protection des données et de la vie privée.

[2Flag ! est l’association LGBT+ des personnels du ministères de l’intérieur et du ministère de la justice crée en 2001 afin de lutter contre les discriminations dans ces deux ministères, mais aussi auprès de la population les sollicitant. Le président national est Johan Cavirot et le délégué régional de l’association en Nouvelle-Aquitaine est Laurent Turbiez. Elle compte aujourd’hui 600 membres.

[3En France, le parcours d’une personne qui souhaite s’engager dans une transition (incluant ou non des opérations chirurgicales) doit en théorie commencer par la consultation d’un psychiatre. Il faut en principe une attestation de ce dernier certifiant que vous êtes bien atteint de « Dysphorie de genre » et que vous ne souffrez d’aucune pathologie mentale. L’attestation délivrée par le psychiatre permet d’accéder au traitement hormonal sous le contrôle d’un endocrinologue. Une intervention chirurgicale de résignation peut ensuite être envisagée. La dernière étape d’un parcours de transition n’est pas la plus facile : l’obtention du changement d’état-civil reste, en France, soumise à l’appréciation des tribunaux.

[4Officier de Police Judiciaire

[5Ministère de la justice

[7Se Defendre Elsa Dorlin p175

[9Secrétaire d’état chargée de l’égalité entre les femmes et les hommes et de la lutte contre les discriminations.

[10*Délégation interministérielle à la lutte contre le racisme, l’antisémitisme et la haine anti-LGBT.

[11Pier Paolo Pasolini, Écrits corsaires, p.259

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