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Voyage dans la dissidence sexuelle

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Peut-on parler de transidentité à l’époque médiévale ?

Clovis Maillet est artiste et historien. En duo avec Louise Hervé depuis une quinzaine d’années, il pratique la performance narrative sur des sujets d’histoire et d’histoire de l’art. Il publie sa thèse en 2014 La parenté hagiographique (XIIIe-XVe siècle) : d’après Jacques de Voragine et les manuscrits enluminés de la « Légende dorée » (c. 1260-1490), Turnhout, Brepols. Enseignant à la fois l’histoire et la théorie des arts et l’histoire médiévale, Clovis Maillet donne, en 2018, une conférence sur la fluidité de genre au Moyen-Âge. Sa publication Les genres fluides, de Jeanne d’Arc aux saintes trans en est le prolongement.

La question est trompeuse, et d’autant plus trompeuse que l’on croit comprendre facilement le développement qu’elle va appeler. Or il n’en est rien. Cette question va permettre avant tout de sortir de sa propre ornière. Car le but, ce n’est pas de répondre à des questions, c’est de sortir, d’en sortir.

À la lecture de Les genres fluides. De Jeanne d’Arc aux saintes trans deux grands murs vont s’effondrer en nous-même. Le premier concerne nos préjugés sur une époque considérée comme obscure. Comprendre que l’ordonnancement du monde n’était pas le même, jusque dans les attributs, les apparences, les corps permet de se détacher de l’acception des concepts de genre et de sexe tel que nous les connaissons. Le statut social, l’apparence physique et les vêtements constituaient un ensemble de signes, d’une grande valeur symbolique (l’apparence déterminant l’être social) caractérisant le genre dans la société médiévale. C’est cette compréhension du genus qui fera dire à Clovis Maillet qu’il « n’y a que du genre au moyen Âge » (la différence entre sexus et genus, sexe et genre, étant plus subtile que la simple différence sexe biologique/genre social). Le genre dont il est ici question doit être compris comme ni tout à fait charnel, ni tout à fait spirituel, mais pris dans une relation complexe entre le masculin et le féminin.
Le deuxième est l’opinion tendant à penser que la supériorité naturelle de l’homme sur la femme (et la « faiblesse » naturelle de la femme) au moyen-âge représente l’alpha et l’oméga des relations de genre à cette époque. L’auteur nous apprend « qu’il n’existait pas deux sexes/genres, mais trois, car les textes de loi reprennent tous la formule latine, Omnes homines aut sunt masculi aut feminae aut hermaphroditi (tous les humains sont ou masculins, ou féminins ou hermaphrodites). Dans le monde byzantin, il y existait aussi de manière tout à fait officielle un troisième sexe/genre, celui des eunuques, qui, comme les anges, n’étaient pas réductibles à une binarité sexuée. Il était aussi possible, dans une certaine mesure, de changer d’organes sexuels puisque des opérations pouvaient parfois être envisagées sur des personnes intersexuées adultes si elles le désiraient. Et il n’était pas non plus impossible d’avoir un parcours “transgenre” (dans le sens de “entre les genres”), ou de rester dans une certaine ambiguïté de sexe-genre. »

À travers quelques exemples, Clovis Maillet décrit la singularité des pratiques transgenres mises en œuvre, parfois de manière continue jusqu’à la mort, parfois intermittente ou transitoire. Cette porosité du masculin avec le féminin se faisait de manière privilégiée du féminin vers le masculin. En outre, le changement d’attribut (la tenue, la coiffure…) s’accompagnait souvent, pour le justifier, d’une injonction divine et d’une chasteté exemplaire.

Du premier siècle dans lequel Thècle prit l’habit et la coiffure des hommes pour aller prêcher aux côtés de Paul de Tarse, jusqu’à Jeanne d’Arc qui ne quittait pas même son habit masculin pour communier, en passant par le moine Marin qui à sa mort fut renommé Marine et dont le corps révélait des attributs féminins, nous comprenons que la porosité entre les genres à permis des pratiques transgenres, qui bien que codifiées, permirent des changements de destins. Née dans le premier christianisme, cette fluidité des genres va s’estomper jusqu’à disparaître au XVe siècle.

La question, nous en sommes sorties. Ce n’est plus le regard de l’historien qui la pose. Le devenir, souterrain, a tissé patiemment ses fils. Et nous voyons maintenant les liens se construire. C’est une nouvelle compréhension des mots, du monde qui est en jeu. Lire le passé avec un regard nouveau permet de construire une ascendance qui nous rend plus libres. D’où la recherche d’une réappropriation de Jeanne d’Arc par les militant. e. s queer (le premier chapitre du livre relate une performance queer autour de la statue de Jeanne d’Arc à Lille en 2010 par l’association Urban Porn). D’où également le lien avec la vision très politique de Paul B. Préciado dans Je suis un monstre qui vous parle : « Ce n’est pas la transsexualité qui est effrayante et dangereuse, mais le régime de la différence sexuelle.
Enfin, le processus de transition dont je parle ici n’est en aucune façon irréversible. Au contraire, il ne faudrait que quelques mois sans administration de testostérone et la décision consciente de me “ré-identifier” en tant que femme, pour pouvoir passer de nouveau pour un corps féminin habitant l’espace social. L’unidirectionnalité supposée de ce voyage est l’un des mensonges normatifs de l’histoire psychiatrique et psychanalytique, une des conséquences erronées de la pensée binaire ».

Ce n’est pas que le passé est ressuscité, mais l’histoire mineure qui avance lentement en silence, l’histoire des opprimé. e. s, des vainçu. e. s, des fragments se comprend uniquement au présent, pour en sortir. L’histoire mineure nous aide à changer l’œil de celle qui regarde, à changer le sens des mots qui sortent de ma bouche. Et peut-être est-ce le monde qui est changé.

Paul B. Préciado ne cherche pas à s’emparer d’un sujet bien circonscrit, à être le plus grand spécialiste ou décrire le plus précisément possible un objet en cage, au contraire il abat les murs qui le contenaient, le définissait, le structurait. L’objet cesse d’être un objet et prend son envol.
Et c’est ce geste que l’on retrouve dans cette belle étude de Clovis Maillet.

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