TROU NOIR

Voyage dans la dissidence sexuelle

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La littérature à l’heure de #metoo - Entretien avec Hélène Merlin-Kajman

En 2017, une cinquantaine de candidates et de candidats à l’agrégation de lettres ont eu à en découdre avec un poème d’André Chenier, L’Oaristys (datant de 1780), dans lequel le berger Daphnis presse la jeune Naïs de succomber aux plaisirs de la chair. Plusieurs candidates rédigent une lettre-pétition dans laquelle elles demandent au jury l’autorisation de lire cette scène comme une scène de viol.
En janvier 2020, Vanessa Springora publie Le Consentement, à travers lequel elle revient sur la relation amoureuse et sexuelle que l’écrivain Gabriel Matzneff a entretenu avec elle quand elle avait quatorze ans. Elle y expose un dispositif de capture sensorielle et littéraire établi par Matzneff et interroge le critère du "consentement" dans une relation d’emprise.
Nous avons interrogé Hélène Merlin-Kajman qui vient de publier aux Editions Ithaque La Littérature à l’heure de #MeToo. Elle revient sur ces deux moments à l’heure de #metoo où la littérature fut sommée de comparaître sur le banc des accusés, en déplie les multiples sens, questionnements et conséquences possibles d’une telle approche sans laisser tranquille les tenants d’une polarisation idéologique du débat.

Avant-propos : vous retrouverez ci-dessous les différents liens menants vers les textes en ligne cités dans l’entretien et dans l’ouvrage de Hélène Merlin-Kajman.


Trou Noir : Pour commencer, pouvez-vous nous parler de l’enjeu principal de votre livre La littérature à l’heure de #metoo, à savoir celui de comprendre l’effet du mouvement #metoo sur la manière de lire les œuvres, et notamment la volonté d’user d’un texte littéraire comme matière où puiser des preuves, des pièces à conviction pour juger de la réalité d’un viol.

Hélène Merlin-Kajman : D’abord, je voudrais préciser un point. « A l’heure de #metoo », cette expression du titre signale que je ne cherche pas à repérer des effets directs du mouvement #metoo. Ce dernier constitue plutôt la part visible de l’iceberg, le repère pour dessiner une configuration plus générale. Il me semble du reste que le style de certaines révoltes féministes contemporaines sont transposables à d’autres révoltes identitaires actuelles. Dans mon rapport à l’histoire, je suis restée très foucaldienne, je cherche à comprendre des dispositifs. Mais contrairement à Foucault, je m’intéresse aussi au régime des émotions collectives. Les répercussions affectives autant qu’argumentatives du mouvement #metoo sont évidentes, et elles m’ont du reste personnellement beaucoup agitée, affectée en tous sens, surtout sous sa forme française #Balancetonporc, hashtag qui m’a causé une forme d’horreur. Ces hastags sont des interpellations, des sommations même, et ils ont pour effet de soulever des réactions en chaîne, de déclencher de l’affect massif. Mais ils ne partent pas de rien. Au départ de mon livre se trouve une série d’échos qui me sont apparus significatifs et importants. En septembre et octobre 2017, c’est-à-dire précisément au moment où #metoo s’est déclenché, j’enseignais aux USA dans le « French Department » de l’université de Rutgers (New Jersey). J’ai donné une conférence qui présentait ce qui est l’objet de mes deux livres précédents, à savoir la transitionnalité de la littérature. C’est un travail de théorie de la culture que je mène à l’aide de ce concept de psychanalyse, et j’associe la transitionnalité à la civilité (je prépare un livre sur cette question délicate sur laquelle je travaille indirectement depuis mes premiers travaux sur le public au XVIIe siècle, donc depuis plus de trente ans). Je plaide pour un enseignement littéraire qui ne soit plus fondé, comme il l’a tellement été chez les enseignants de gauche, sur la conviction que subversion, transgression, émancipation et progressisme sont synonymes : un enseignement littéraire qui ne fasse pas immédiatement violence aux horizons d’attente des élèves, mais sache prendre des détours, privilégier le tact, parier sur les déplacements du sens, les échos allégoriques imprévisibles et discrets plutôt que sur les échos supposés directs des textes avec le vécu des élèves.

En janvier 2017, avec deux enseignantes dans le secondaire [1] et membres de Transitions, le mouvement que j’ai créé il y a un an, nous avions animé des journées de formation permanente destinées aux enseignants de français du secondaire autour de ces propositions pédagogiques. Nous développions l’idée d’un enseignement qui puisse trouver au départ, entre le prof, les textes et les élèves, des points de partage et de familiarité de façon à établir tout de suite un terrain commun, un climat de confiance et de curiosité communes. Il ne s’agit pas d’éviter les frictions (il ne s’agit pas de viser un consensus et encore moins une fusion affective) ; mais il s’agit de ne pas les rechercher comme préalable. Nous proposons de privilégier un horizon de questions plutôt que de désaccords frontaux. (Donc de tout faire pour transformer les fictions, si elles surgissent, en questions, grâce à la dimension d’indécidabilité des textes choisis, de suspension, de plurivocité du sens). Nous insistions surtout sur la confiance, laquelle ne peut pas s’établir si on commence par présenter aux élèves des textes qui les heurtent immédiatement. Il y avait eu des débats animés, la majorité des enseignants nous objectant que leur rôle n’était pas de conforter les élèves dans leurs préjugés (c’est comme ça qu’ils traduisaient notre prudence à l’égard des questions sexuelles que nous avions notamment évoquées) mais de les secouer, et même de les choquer. Une enseignante est alors intervenue pour raconter que, pour ce qui la concernait, elle emmenait tous les ans ses élèves au musée d’Orsay, et, sans préparation aucune, directement devant L’Origine du monde de Courbet. Selon elle, même si certains élèves refusaient d’approcher, cela se passait très bien, et lors de la discussion en classe, il s’avérait qu’ils étaient surtout choqués par le fait que le sexe n’était pas épilé… On ne peut pas faire plus cru, plus… plat – plus littéral. Nous étions médusées. Je pensais au-dedans de moi à la violence exercée par cette prof, au forçage du regard des élèves que ce dispositif impliquait, un forçage qui, les contraignant à voir, les condamnait à ne pas apprendre à regarder, à trouver un plaisir non voyeur au tableau. Mais comment ne pas confondre notre position « transitionnelle » avec un nouveau puritanisme, un nouveau moralisme, une volonté de censure ? C’est l’accusation qui m’est régulièrement renvoyée.

Ce sont ces enjeux que j’ai développés lors de cette conférence à l’université de Rutgers. Le hasard a fait qu’Anne E. Berger, directrice du Laboratoire d’études de genre et de sexualité, était présente. Elle m’a invitée à préciser pourquoi notre démarche transitionnelle était bien différente du trigger warning, devenu en quelques années au USA, dans l’enseignement supérieur, un objet de préoccupations et de tensions. Le trigger warning, de plus en plus souvent exigé par les étudiants, consiste, de la part du professeur, à avertir sa classe quand un texte (ou un film, ou une image, ou un thème) sur lequel va porter le cours risque de leur rappeler une blessure traumatique ou une offense subie, une violence dont ils ont été les victimes. Le trigger warning présuppose une liste de contenus et de sujets sensibles. Le viol figure évidemment en bonne place dans cette liste, et une des premières affaires publiques de demande de trigger warning concerne deux passages des Métamorphoses d’Ovide racontant des viols. Le trigger warning vise à ne pas heurter des étudiants fragilisés par une expérience personnelle de ces domaines névralgiques, à ne pas les mettre en difficulté au sein de la classe, si bien qu’ils sont autorisés à ne pas assister au cours, à se soustraire audit texte. Certains défenseurs du trigger warning évoquent la civilité, ce qui n’a pas manqué de me troubler. Quant aux adversaires, certains s’alarment du risque de censure induit par une telle pratique, comme nos contradicteurs dans les débats que j’évoquais il y a une minute. Lorsque je suis rentrée à Paris, j’ai proposé aux membres de Transitions, le mouvement que j’ai créé il y a dix ans autour de l’idée de transitionnalité, un débat pour préciser nos positions devant cette pratique, qui va arriver en France inévitablement et qui se pratique sans doute déjà sans le nom – et après tout, n’était-ce pas ce que nous avions recommandé de faire aux enseignants du secondaire pendant cette session de formation permanente ?

Oui, et non. Pour le dire en deux mots, défendre la transitionnalité de la littérature, et un enseignement transitionnel de la littérature, c’est défendre ses virtualités figurales. Un texte littéraire n’est pas défini par son contenu, et sa transitionnalité dépend selon moi de son aptitude à un partage dialogique, sans pour autant que ce partage débouche sur le consensus sur son sens, ne vise sa transparence. Un texte vraiment littéraire, c’est-à-dire susceptible d’un partage transitionnel, produit des effets esthétiques forcément différents, et en partie imprévisibles, sur ses lecteurs – grâce à quoi le lecteur agrandit son imaginaire et « bouge » intérieurement.

A la fin de cette séance, un membre de Transitions m’a signalé l’existence d’une lettre-pétition adressée aux jurys d’agrégations des lettres modernes et classique leur demandant d’entériner l’interprétation que les agrégatifs signataires de cette lettre faisaient d’un poème de Chénier, « L’Oaristys », poème dans lequel ils reconnaissaient une scène de viol contrairement aux spécialistes de la littérature du XVIIIe siècle qui leur faisaient cours sur le recueil de poésies de Chénier au programme de l’agrégation cette année-là. Voici comment nous nous sommes à nouveau réunis pour discuter de cette affaire. Nos débats ont été encore plus animés, suivant les mêmes lignes de désaccords. Ce qui m’a frappée dans ces débats, c’est qu’à tout moment, celles et ceux qui étaient favorables à la lettre-pétition cessaient de parler de littérature pour parler de Naïs et de Daphnis, les deux bergers de ce dialogue de pastorale, comme si nous étions susceptibles de les croiser en sortant. La textualité disparaissait au profit d’une scène fantasmatique menaçante qui collait tellement au réel que plus rien ne faisait figure : le poème de Chénier a aujourd’hui une couleur traumatique. C’est cela, l’enjeu de mon livre. Peut-on, grâce à ce poème, commencer par jouer avec cette couleur traumatique, la déplacer ? Existe-t-il des écritures qui, de fait, tablent sur une connivence programmant une jouissance de premier degré sans profondeur de champ, sans ombre, sans trouble ? Si c’est le cas, je propose de conclure que ces textes ne sont pas transitionnels. Pour moi, ce cas est réalisé par l’écriture de Gabriel Matzneff, qui nomme tout de façon cru pour exciter le regard voyeur, la prédation. Il y a une pornographie de l’écriture qui dépasse en l’englobant ce qu’il peut raconter de ses dragues et succès sexuels auprès d’enfants, d’adolescents, de très jeunes filles et jeunes gens : tout est objet, rien qu’objet, tout est décrit à plat.

Mais ce n’est pas qu’une affaire d’écriture, et je cherche aussi (et même surtout) à montrer que certains commentaires ont pour effet d’annuler la transitionnalité des textes (qui n’est jamais qu’une virtualité) - exactement comme le geste de cette enseignante amenant une classe d’adolescents sans préparation devant L’Origine du monde a pour effet de transformer le sexe féminin peint par Courbet en morceau de corps, en image pornographique et, par là-même, de lui retirer toute sa puissance transitionnelle (bien délicate, au demeurant…).

Peu de temps après cette discussion houleuse, j’ai écrit une « saynète » (c’est, sur le site de Transitions, une sorte d’explication de texte où la subjectivité du commentateur est engagée, mais aussi interrogée – nous cherchons des écritures où mettre à l’épreuve cette transitionnalité sur laquelle nous réfléchissons). Je voulais que la lettre-pétition soit confrontée à autre chose que le silence ou le consensus. Car la lettre-pétition décrit aussi un état des études littéraires manichéen et extrêmement pauvre en termes de propositions théoriques et critiques. Je voulais faire surgir des débats en commençant par montrer qu’on pouvait aborder ces questions de façon plus complexe d’un point de vue littéraire, que notre discipline en avait les ressources. Certains des signataires ont répondu par un texte précisant pourquoi, selon eux, « L’Oaristys » constitue « clairement » une représentation de viol sans qu’on puisse rien objecter à ce fait, qui se prouve selon eux à la fois par la lettre du texte et par la définition on ne peut plus claire du viol : « acte sexuel non consenti ». Dans mon livre, je le conteste – mais en distinguant le plus précisément possible les objets de l’analyse (texte, ou « réalité » ?) et en essayant de rappeler combien même la définition de la « réalité » ne va pas de soi : ni l’interprétation à la lettre de « L’Oaristys », ni cette définition du viol ne sont aussi évidentes, aussi claires, que ce qu’affirment les auteurs de « Voir le viol » de façon en fait assez tautologique.

J’ai adjoint à ma réflexion une réflexion finale sur le trigger warning, en passant par le détour du Consentement de Vanessa Springora, dont le livre veut « avertir » les lecteurs, adolescents et parents, des dangers de la séduction des « abuseurs », séduction ici exemplifiée par l’aura d’écrivain de Gabriel Matzneff. Ce récit de Vanessa Springora a lui-même été interprété à la lettre comme la dénonciation factuelle, quasi judiciaire, de l’abus sexuel commis par ce dernier sur l’autrice quand elle avait quatorze ans. J’ai proposé de lire autrement le récit de Vanessa Springora : de le lire comme un travail d’écriture qui à la fois rejette ce qu’on pourrait appeler le littéralisme cru de Matzneff, et restaure, par des moyens littéraires spécifiques, la littérature dans sa fonction transitionnelle.

Vous dites à propos de « L’Oaristys », que son sens est placé sous le signe de la domination masculine (Daphnis). Puis vous nommez cela plus explicitement « phallogocentrisme » en reprenant ce terme à Derrida, ou encore d’« hétérosexualité masculine plate ». Vous ne niez donc pas la présence d’une violence dans le dialogue, comment la qualifieriez-vous ? À qui cette violence phallogocentrique s’adresse t-elle ?

Hélène Merlin-Kajman : Pour ce qui me concerne, chaque fois que je reviens à ce poème après l’avoir un peu oublié, il me fait violence. Il est loin d’être le seul texte de ce genre : mais il le fait de façon particulièrement plate, au moins tant qu’on n’en passe pas par l’analyse de sa mise en scène symbolique : un berger amène une bergère à faire l’amour avec lui en lui représentant son désir pressant, son amour, sa volonté de l’épouser : en la persuadant. J’ai évoqué son phallogocentrisme parce que, d’une part, je voulais faire comprendre que, contrairement à ce que la lettre-pétition allègue, les études littéraires disposent de concepts, qui ne sont pas récents, et qui ont pu irriguer des analyses textuelles (c’est mon cas). Et parce que dans ce dialogue délibératif, la distribution de la parole contribue à mettre Daphnis en valeur : toute la dynamique, la vivacité de l’échange, repose sur son allégresse brillante : je consens à son allégresse, qui pour moi cesse d’être uniquement genrée ou machiste dans un seul vers, lequel fait sentir, ressortir soudain, derrière ce que le poème dit et symbolise, une couleur érotique diffuse très heureuse et délicate (en tout cas, pour moi) reposant sur sa texture rythmique, phonique. En revanche, le brio de Daphnis m’ennuie. C’est lui qui a les meilleurs arguments (y compris les arguments « bourgeois » concernant le contrat matrimonial qui manifestement intéresse Naïs) : Naïs se contente de faire des objections toutes destinées à tomber une à une. Je veux dire que c’est une répartition des rôles terriblement convenue.

Alors, me direz-vous, le fait que Naïs cède, débordée par un désir dont elle ne voulait pas qu’il débouche si vite sur « faire l’amour », n’est-ce pas ce qu’on appelle un viol ?
J’essaie de montrer pourquoi selon moi la question est mal posée sur le plan théorique autant que politique. Je me contenterai de dire qu’il y a un tempo de l’échange que je ne parviens pas à associer à celui du viol : le « non » de la bergère ne cesse de glisser vers le « oui », le projet du poème n’est pas de représenter un viol (il existe des représentations de viol dans la littérature ancienne, car le viol est un crime, et sa représentation doit permettre de le reconnaître). Mais ce que j’entends dans ce poème, ce que j’en reçois d’abord, immédiatement, c’est la représentation du désir féminin tel qu’un homme misogyne se le figure, accompagnée de l’excitation supplémentaire de l’effarouchement, de la crainte de la bergère face à son propre désir – lequel n’a pas droit à une représentation propre. Elle n’a aucune initiative, elle est presque exclusivement « objet », elle a toujours un temps de retard dans ses répliques, ou du moins, elle ne cesse de « reculer ». Ou peut-être, pour être plus précise : elle est cantonnée dans le fait de donner la réplique, de consentir au sens de céder. Je ne m’identifie en rien à Naïs : elle n’a pas de consistance. Je ne m’identifie pas au berger non plus : mais c’est par lui, par le rythme que sa parole donne au dialogue, que passe un vertige érotique heureux qui se propage en-deça de la distribution genrée des rôles, de façon transversale, diffuse. Je ne m’identifie pas davantage à la « voix » qui organise cette représentation convenue, sauf quand cette « voix » parle à travers les symboles mythologiques (du moins, ce message-ci, hostile à la chasteté et à la sacralisation de la virginité des filles, m’intéresse-t-il sur le plan de sa virtualité pédagogique), et encore plus quand elle cesse de parler (au sens du logos) pour se traduire en vibrations musicales. Alors, tout change dans mon appréhension du poème - c’est très étrange… J’ajoute que chez Matzneff, une telle « voix » ne surgit jamais : rien ne trouble, ne double jamais d’ombre, le bavardage narcissico-littéral de l’énonciateur : lui seul devant un monde d’objets nommés sans reste...
En fait, je ne crois pas que la violence phallogocentrique « s’adresse » à qui que ce soit, en tant que violence. Plus exactement, ce qui me fait violence, c’est le sentiment que ce poème, pour l’essentiel, ne s’adresse pas à moi. Il est écrit dans une connivence qui m’exclut – et la connivence n’est pas une adresse, je crois : c’est un coup de coude dans les côtes. C’est là que réside sa violence. Daphnis ne tremble pas (sauf à ce vers). Tant pis pour le poème…

Le conte pour enfants et la pédagogie sont des motifs très présents dans ces débats. Que ce soit dans la lettre des agrégatifs qui demandent s’ils peuvent interpréter « L’Oaristys » comme une scène de viol pour en avertir leurs futurs élèves, ou dans l’incipit du Consentement de Vanessa Springora disant que la morale de ces contes devrait être lue « à la lettre » par les jeunes personnes. Comment interprétez-vous ce besoin de « morale », est-elle de même nature que celle véhiculée dans les contes pour enfants ?

Hélène Merlin-Kajman : Au XVIIe siècle, il est courant (mais discuté) d’exiger des fictions qu’elles soient « utiles », c’est-à-dire instructives sur le plan moral. Le plaisir qu’elles donnent, dans cette perspective, doit être strictement soumis à cette première (et dernière) fin. Pour le faire comprendre, on mobilise une comparaison très ancienne : celle qui compare les fictions à l’enrobage, miel ou or, des médicaments, généralement mauvais. Le miel par le goût, l’or par la vue (« dorer la pilule »), trompent l’enfant malade. Le plaisir de la fiction est un enrobage, un ornement qui fait passer la pilule amère de la leçon morale. Évidemment, dans cette perspective, l’écrivain vraiment moral doit faire en sorte que le miel ou l’or ne soient pas trop séduisants : le lecteur ne doit pas passer à côté de la morale. C’est tout à fait la fonction que Vanessa donne aux contes dans l’incipit du Consentement. Mais il en va de même quand on veut faire « voir le viol » caché dans la fiction de « L’Oaristys », un viol que l’auteur ferait passer pour un acte consenti auprès d’un lecteur crédule qui serait ainsi endoctriné malgré lui : derrière le voile, un sens moral, sauf qu’ici ce serait un sens criminel – et il sera donc moral qu’un commentaire détrompe le lecteur en arrachant le voile.

Il me semble plutôt que plus un texte est vraiment « littéraire », plus le plaisir qu’il produit déprogramme son message, le trouble, le parasite, le rend secondaire, incertain, problématique. C’est bien pour ça que les moralistes sont finalement toujours très soupçonneux à l’égard des fictions : ils ont raison, le voile risque toujours d’égarer ! Les poéticiens n’ont pas arrêté notamment de discuter du sens qu’il fallait accorder à la notion de catharsis avancée par Aristote. Or, la catharsis n’est pas un enrobage : c’est plutôt, me semble-t-il (en tout cas, c’est le sens qui m’intéresse), une guérison par l’imaginaire : en vivant fictivement des situations, en éprouvant par la fiction des passions extrêmes comme la terreur et la pitié, on les apprivoise pour qu’elles ne nous engloutissent pas quand des événements réels nous les font vivre. L’écart entre représentation et réalité procuré par la littérature (de multiples manières !) permet aux violences vécues et éprouvées par les personnages de s’infuser lentement – donc de se transformer, de s’élaborer : la fiction procure des figures, c’est-à-dire de l’espace et du temps en dehors de l’impératif de l’action, de la décision urgente, sans menace.

Vous vous appuyez sur Le Consentement de Vanessa Springora et sur une de ses lectures par le site Lundi matin, pour décrire le « monde-selon-Matzneff ». Pouvez-vous le décrire et nous dire ce qui vous a semblé pertinent dans l’analyse des rédacteurs de Lundi matin ?

Hélène Merlin-Kajman : Au lieu de relancer l’indignation consensuelle concernant les « faits », les rédacteurs de l’article de Lundi Matin, « Lire Matzneff », se sont penchés sur son œuvre littéraire sans s’interdire de porter sur elle un jugement esthétique qui est aussi un jugement politique en tant que tel : c’est un geste très fort auquel je suis très redevable, parce qu’il est toujours important de ne pas être seule pour aller à contre-courant d’une réaction d’époque. Ils veulent aussi montrer qu’il est impossible d’assimiler Matzneff à Mai 68, contrairement à ce que suggère un passage du Consentement où Vanessa Springora explique comment sa mère a pu la laisser vivre, encore adolescente, avec Matzneff, donc de façon illégale : la mère de Vanessa Springora, écrit cette dernière, croyait dans le slogan libertaire de Mai 68 « il est interdit d’interdire ». Les rédacteurs de « Lire Matzneff » se penchent également longuement sur la question de savoir s’il est juste d’incriminer les soixante-huitards d’incitation à la pédophilie et de complicité objective avec Matzneff au motif que certains ont signé des pétitions de défense de pédophiles, dont l’une au moins avait été rédigée par l’écrivain comme Vanessa Springora le rappelle. Bref, ils font calmement (mais sans indifférence : ils s’engagent) une enquête et une analyse précises pour lutter contre les amalgames. Tout cela me paraît infiniment précieux.

Après, ma position diffère de la leur, peut-être d’abord parce que j’ai l’âge que j’ai. Je suis entièrement d’accord avec eux sur le fait qu’incriminer « Mai 68 » comme si Mai 68 était un bloc, une quasi personne, relève du mensonge idéologique. Pour m’en tenir à la sexualité : j’avais 14 ans en 1968, et je me souviens du frémissement de vie que l’agitation étudiantine a incarné pour moi : invoquer négativement la permissivité de Mai 68 ignore à quel point la société d’alors était répressive sur le plan de la morale sexuelle. Je crois cependant, contrairement aux rédacteurs de « Lire Matzneff », que Mai 68 (la configuration discursive-affective qui a suivi Mai 68, c’est-à-dire la période où a grandi la génération de Vanessa Springora) a produit des confusions dont nous ne sommes pas encore sortis (je précise que je ne crois pas qu’on puisse un jour produire une culture sans zones de ratage et de confusion : simplement, à un moment donné, ces zones deviennent trop destructrices et entravent des possibilités de subjectivation inventive, dirais-je). La libération sexuelle de la jeunesse s’est accompagnée d’une conviction diffuse, adossée à la doxa psychanalytique de l’époque, selon laquelle les enfants aussi avaient une sexualité, opprimée par les adultes (les enfants aussi étaient des dominés). Mais s’il me paraît peu douteux que les enfants ont une sexualité, celle-ci n’a rien à voir avec la sexualité adulte : il y a là une confusion à la faveur de laquelle se sont développées des proximités inédites adultes-enfants. Les enfants ont été encouragés à « avoir une sexualité » selon les représentations que les adultes s’en font : dès la maternelle, les enfants sont réputés avoir des « amoureux » (sur le modèle de l’hétérosexualité évidemment – comme si les passions amoureuses des enfants suivaient ce modèle !), et quand les parents se racontent la chose, il y a toujours un peu de satisfaction, d’identification, et même d’excitation, qui passe dans leurs récits, une connivence quelque peu louche : c’est autant d’eux qu’il s’agit que de leurs enfants. Et l’Œdipe ! Que de récits complices de parents contents j’ai pu entendre à propos des gestes, des remarques « œdipiennes » de leurs enfants ! Les adultes ont voulu émanciper les enfants de leur propre pouvoir, ce qui rapidement s’apparente à du double bind, comme j’ai essayé de le montrer dans mon livre La langue est-elle fasciste ?… Au fond, si vous me permettez une formule un peu excessive, mais qui résume assez mon inquiétude, je me demande si on n’a pas assisté à une sorte de pédophilie imaginaire généralisée … Il suffit de regarder la publicité, la place érotisée qu’y ont prise les petites filles, pour s’en apercevoir (la publicité a beau être un produit du capitalisme, c’est un produit impur : dans les années post-68 où l’on contestait l’existence même de la littérature, on faisait cours sur la créativité de la publicité – et nombre de publicitaires sont d’anciens gauchistes…)… Ce que je désigne comme une « pédophilie imaginaire généralisée » – une forme d’abus dans l’incitation diffuse à transgresser les places « enfant-adulte » – pourrait expliquer l’espèce de panique de ces mêmes adultes déclenchée par l’affaire Dutroux : les parents se sont mis à fantasmer un pédophile derrière tous les adultes, profs, animateurs de colonies de vacances, etc, qui s’occupaient de leurs enfants. Bon, il faudrait affiner bien sûr ce que je lance ici sans filet… et notamment la différence genrée, paradoxalement accentuée dans cette configuration…

En vous appuyant sur un texte de Ferenczi, vous dites qu’il y a deux langages – le langage de la tendresse (enfance) et le langage de la passion (adulte) – puis « En étant sourd au langage de la tendresse de l’enfant, en l’attirant de façon pathologique (et pathogène) sur le terrain exclusif de son langage, celui de la passion (sexuelle), l’adulte provoque chez l’enfant, qui n’est pas prêt psychiquement à en être le destinataire, une confusion conduisant ce dernier à introjecter la culpabilité de l’adulte (…). ». Présenté comme cela, selon vous le langage de la tendresse peut-il échapper à son destin d’être chassé et capturé par le langage de la passion adulte ou est-ce inéluctable ?

Hélène Merlin-Kajman : J’ai en fait amorcé ma réponse dans la précédente. C’est vrai qu’en distinguant ces deux langages, Ferenczi nous aide à sortir de cette confusion que j’évoquais précédemment. Il nous aide à concevoir que l’érotisme des enfants n’est pas l’érotisme de la sexualité postérieure à la puberté. Mais la méfiance à l’égard des adultes n’est pas la solution – ni l’hypothèse de deux langues séparées, hétérogènes – d’un différend qui opposerait de façon frontale enfants et adultes comme s’il s’agissait presque de deux espèces différentes. Les adultes ont été des enfants, et s’en souviennent, et ils ne sont jamais séparés de leur enfance, comme le fait de devenir des adultes constituait une sorte de mue où l’on abandonne la peau morte de l’enfance derrière soi. C’est pour ça que je m’appuie aussi sur Winnicott et sa théorie des phénomènes transitionnels, à laquelle j’ai essayé de donner, dans mon livre précédent, L’Animal ensorcelé, un contour anthropologique et historique un peu différent de celui que Winnicott lui-même leur donne. Ce serait trop long de tout reprendre.
Je voudrais seulement conclure sur deux choses qui me paraissent souhaitables. La première, c’est que les adultes sachent tenir leur place en cessant de confondre pouvoir et autorité. La seconde, c’est que les adultes respectent les enfants à partir de l’enfance au contact de laquelle ils demeurent intérieurement (elle-même faite de contacts avec les adultes, etc.). L’enfance ne disparaît jamais : plus nous sommes heureux avec cette récurrence de notre enfance, plus nous avons du « jeu » intérieur, et plus nous pouvons (bien)veiller sur le jeu propre à l’enfance, sans plaquer sur lui des significations abusives (au sens très fort de ce terme). Et plus notre autorité sera dialogique, non au sens où l’enfant devrait discuter de tout à égalité comme s’il était déjà un citoyen adulte, mais au sens où l’ouverture de l’espace et du temps – l’imaginaire, en somme – devrait lui être garantie. Je sais que tout ça reste un peu vague, et qu’il faudrait donner des exemples concrets. Mais pour terminer sur la sexualité : face à celle des enfants, il faudrait éviter tout ce qui la parasite d’une excitation excessive et étrangère. L’interdire exagérément, ou l’encourager exagérément, sont deux attitudes qui la surexcitent. Il faut déplacer… Un adulte figé dans sa langue (qu’elle soit inhibitrice, ou désinhibitrice, peu importe : certes, cela ne fait pas les mêmes sociétés, mais le problème commun, c’est le figement, lequel a des effets traumatiques sur l’enfant) un adulte figé dans sa langue ne peut pas jouer, et empiète sur l’enfance de l’enfant. Je ne pense pas que ça soit inéluctable.

Entretien réalisé par Mickaël Tempête en décembre 2020.

Hélène Merlin-Kajman
est une spécialiste du XVIIe siècle dont les travaux tissent depuis près de trente ans une théorie de la littérature originale, exigeante et
« transitionnelle ». Héritière du formalisme critique, sa réflexion dialogue avec les sciences sociales, la philosophie et la psychanalyse. Si l’historicité de la culture s’y trouve si profondément repensée, c’est pour ouvrir les œuvres du passé à de nouveaux partages par la lecture et par l’enseignement. Elle a publié aux Éditions
d’Ithaque : L’Animal ensorcelé. Traumatismes, littérature, transitionnalité (2016). Elle est en outre l’auteure de La langue est-elle fasciste ? (2003) et de Lire dans la gueule du loup (2016).

[1L’une d’elles a écrit un très beau texte à ce sujet sur le site de Transitions : Virginie Huguenin, « Enseigner par où ça touche », 17/09/2016 (<http://www.mouvement-transitions.fr...> ).

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