L’Arcane de la reproduction, de Leopoldina Fortunati, livre classique du féminisme opéraïste italien, a enfin paru il y a quelques mois en traduction française aux éditions Entremonde. Avec cette publication, c’est tout un pan de la théorie féministe marxiste qui devient accessible. A bonne distance tant du « matérialisme » de Delphy que d’une pensée uniquement centrée sur le « symbolique », le féminisme de la « reproduction » rectifie la théorie de Marx en intégrant la place centrale et invisibilisée des femmes dans le processus de travail. Nous avons rencontré Leopoldina Fortunati pour le petit déjeuner lors de son passage à Paris. Rencontre merveilleuse, où nous avons eu l’occasion de revenir avec elle sur le contexte de parution de cet ouvrage, d’en évoquer quelques lignes directrices et de s’attarder sur la critique de la famille et la place du travail du sexe dans le capitalisme.
Entretien
Quel a été le contexte d’écriture de ton livre ? Dans quelle atmosphère collective a-t-il été rédigé ? Qu’en était-il des liens avec d’autres féministes, comme le féminisme de la différence (Lonzi, Muraro) par exemple ?
Leopoldina Fortunati : Le contexte global dans lequel l’Arcane est né était celui des luttes et de leurs besoins. À l’époque, il y avait de très nombreuses assemblées publiques où on discutait, avec des milliers de personnes. Quelque chose de très différent d’aujourd’hui. Il y avait une classe ouvrière très forte. En Italie, on avait le Parti Communiste le plus puissant d’Europe : il y avait une tradition de luttes énorme et noble, malgré ses pièges également. Il y avait aussi des syndicats très puissants. En 1968, à la faculté de lettres et de philosophie, les étudiants se sont dit : il faut faire une alliance avec les ouvriers. Et nous avons invité les travailleurs de l’industrie pétrochimique à nous rejoindre pour pouvoir les écouter. Est donc venu un de leurs représentants avec beaucoup autres ouvriers : c’était quelque chose de très imposant au niveau numérique. J’avais dix-huit ans à l’époque : j’ai jamais ouvert la bouche. Ces gens-là à mes yeux avaient une expérience politique extraordinaire. Tous ces gens-là avaient été à l’école du syndicat ou du parti. Ils étaient pas seulement informés, mais aussi formés à la politique. Ils savaient parler, convaincre, exposer un programme politique. Moi, j’étais une simple étudiante, très jeune en plus. Donc j’écoutais ces gens et je cherchais à apprendre. Je faisais le boulot que faisaient les plus jeunes : impression et distribution des tracts etc., des travaux toujours utiles dans le monde politique. Et donc il y avait dans la « salle de l’avant-garde » deux ou trois mille personnes qui discutaient le soir. Toutes les forces politiques y confluaient, des étudiants, aux ouvriers, aux syndicats : tous les fronts. J’ai fini par entrer à Potere Operaio, et de là j’ai rejoint Lotta Femminista quand elle est née sous le nom de Lotta Femminile d’abord.
Au début, ils ne faisaient qu’une bouchée de nous, les femmes. Tous ces gens formés avaient une très grande capacité de lecture. Il y avait une grande frustration de la part des militantes féministes parce que quand nous faisions nos interventions, on était immédiatement interrompues et contredites par eux : « mais Marx a dit ça », « l’autre a dit ça », « vous ne comprenez pas que... ». Nous courrions donc le risque de perdre les femmes les plus jeunes à leur profit car ils étaient mieux préparés, mieux formés, plus convaincants. Ils savaient plus de choses et savaient mieux les dire. Notre formation, nous l’avons faite sur le tas. Le travail de l’Arcane est donc devenu nécessaire pour pouvoir contredire point par point leurs critiques et rééquilibrer le rapport de force. Non seulement ils étaient doués, mais ils étaient aussi très déterminés et capables d’attirer à eux toutes les plus jeunes mobilisées. C’était donc nécessaire d’avoir un instrument en main que les étudiantes puissent lire pour pouvoir exprimer leurs désaccords et leurs opinions : pour pouvoir défendre leur point de vue et apprendre à argumenter. De nombreuses féministes considéraient que ce n’était pas là quelque chose d’important car elles pensaient pouvoir construire une culture féministe à partir d’elles-mêmes uniquement. Ça nous semblait au contraire tout à fait niais. C’était un féminisme milanais, très bourgeois, très intellectuel qui se nourrissait surtout de lui-même. Un féminisme qui rompait avec les philosophes, avec un tel, avec tout le monde parce qu’il devait mettre en avant l’être-femme. Nous, nous n’avons jamais cru à ça. Nous avions été élevées par les opéraïstes dans notre première vie politique : il y avait là une richesse dans la réflexion sur la société, sur les mouvements, sur la politique, sur l’économie, sur le fonctionnement de l’État. Pourquoi aurait-il fallu nous débarrasser de toute cette culture au nom que nous étions des femmes ? Si, en tant que féministe, on n’est pas en mesure d’articuler tous ces points en même temps pour proposer une vision de la société, il faut bien s’intéresser à tous ceux qui ont réfléchi sur ces choses. Nous, nous voulions réfléchir sur la sphère qui nous incombait, celle de la reproduction. Mais l’analyse de l’usine, de l’État etc. il la faut aussi. Nous leur disions donc : ce sont là des instruments. Emparons-nous en et utilisons-les à notre profit en cherchant bien sûr à ne pas nous faire avoir par tous les biais de genre, culturels, que ces instruments avaient nécessairement. C’est de ce point de vue qu’est né l’Arcane.
Dans les assemblées que j’ai décrites et où nous intervenions pour parler du travail domestique, les hommes répondaient : « mais le travail domestique est improductif, donc arrêtez un peu. Vous n’êtes personne et ne pourrez jamais faire réellement partie des forces révolutionnaires de la composition de classe à proprement parler. Certes, vous nous donnerez un coup de main, merci bien, c’est trop aimable, mais ça s’arrêtera là. » C’était ça le problème !
Allons plus loin sur la question du travail domestique justement : qu’est-ce que tu appelles « l’arcane de la reproduction » ?
L.F. : Ce titre a été choisi car nous travaillions aussi sur Il Grande Calibano (recueil co-écrit avec Silvia Federici en 1984, non traduit en français), et donc sur l’accumulation primitive. Pour affronter l’arcane, j’ai dû faire un retour en arrière pour chercher à comprendre ce qui s’était passé avant, sinon c’était incompréhensible. Il fallait faire partir l’analyse de la naissance du capital : de la phase d’accumulation. Si on lisait uniquement Marx, on avait l’impression que nous, les femmes, nous n’avions rien à voir avec ce processus. On ne comprenait pas le lien. C’est pour ça que c’est un arcane : l’organisation capitaliste était tellement complexe qu’elle nous paraissait mystérieuse à nous-mêmes également. Nous ne parvenions pas à bien la saisir : elle nous échappait sans cesse.
Il s’agit d’un système qui fonctionne de façon double en séparant un plan formel et un plan réel. Ça a été extrêmement difficile de comprendre cette division, notamment parce que toute une masse idéologique la recouvrait, une orchestration idéologique incroyable qui empêchait de comprendre la fonction réelle de la femme dans l’organisation de la société capitaliste en la dissimulant derrière un plan formel où la femme ne jouait apparemment pas de rôle productif. Beaucoup de gens, y compris au Parti Communiste, étaient profondément convaincus que les femmes étaient naturellement portées à devenir des mères, des épouses. Les plus hardis considéraient qu’elles faisaient un travail improductif. Mais la plupart pensaient qu’elles remplissaient simplement leur fonction naturelle.
Comment fonctionne ce double système ?
L.F. : Nous sommes parvenues à comprendre comment fonctionne réellement le système capitaliste du fait d’avoir émis une série d’hypothèses et de l’avoir analysé comme un système organisé par de multiples contre-poids qui lui confèrent son équilibre.
Il faut déjà comprendre une chose que nous avons saisie en travaillant sur la partie de Il Grande Calibano consacrée à l’accumulation primitive : la grande innovation du capital a été de séparer production et reproduction. Ça lui a permis d’utiliser de façon bien plus productive toutes les forces sociales. En premier lieu, il y a donc séparation entre production et reproduction. Et dans un second temps, subordination : le capital subordonne la reproduction à la production pour faire de l’ouvrier son agent de maintien de l’ordre en quelque sorte, pour faire jouer à l’ouvrier le rôle d’intermédiaire entre lui (le capital) et la femme. Ça, c’est le plan réel. Mais sur le plan formel, il y a eu une orchestration idéologique pluriséculaire grâce à laquelle le capital a toujours été mystérieusement absent de l’espace domestique qu’il a pourtant déterminé. Il semblait qu’il n’avait rien à voir avec ce qui se passait à la maison. C’est cette invisibilité qui était difficile à pénétrer.
Il y a donc un fonctionnement double selon qu’on est dans la sphère productive ou reproductive : d’un côté, avec le salaire ; de l’autre, sans salaire ; horaires de travail vs temps illimité ; travail contractuel vs travail informel. Le capital joue donc sur la différence entre le plan formel et le plan réel. Sur le plan réel, le travail domestique est un rapport de travail non salarié. Mais sur le plan formel, il semble être une forme naturelle du travail social avec lequel le capital n’a rien à voir. Au petit détail que 80% des dépenses publiques étatiques sont consacrées à la sphère de la reproduction de la force de travail (santé, éducation etc.) Ce simple fait aurait dû faire réfléchir. (Mettons à part les États-Unis pour lesquels les dépenses militaires font baisser la part).
Quelles conclusions peut-on en tirer sur la notion de travail productif (producteur de marchandises, de valeur d’échange), essentielle au marxisme classique ?
L.F. : Cette réflexion nous a conduites à critiquer ce concept parce que nous nous sommes rendues compte que c’est au niveau domestique que se crée la valeur. D’où venait l’erreur de Marx et des marxistes classiques ? Il était conçu comme improductif parce qu’il s’agit d’un travail qui produit des valeurs d’usage, et non des valeurs d’échange. Or, une telle analyse ne voyait pas le processus dans son ensemble. Il est certes vrai qu’il y a production de valeurs d’usage dans le travail domestique, mais ce n’est là qu’une première phase. Ensuite, il y a la consommation de ce travail, laquelle fait partie du processus domestique, et, enfin, la transformation de cette consommation en ce qui intéresse le capital : la valeur d’usage de la force de travail. La force de travail de l’ouvrier qui sert à l’extraction de la plus-value au profit du capitaliste repose sur la consommation par l’ouvrier de valeurs d’usage produites dans la sphère domestique. Le travail domestique est donc productif en tant qu’il permet la reconstitution de la force de travail de l’ouvrier qui produira les valeurs d’échanges pour le capitaliste. Ce que le travail domestique produit, ce ne sont donc pas de simples valeurs d’usage mais la reproduction de la marchandise la plus importante pour le capital : la force de travail, qui est la valeur d’usage essentielle au capital. Ça ne sert à rien d’accuser Marx de ne pas avoir vu ça à l’époque - il en a déjà tellement vu en son temps ! Ceux que j’accuse, ce sont ceux qui sont venus ensuite et qui en restaient là alors que la sphère de la reproduction ne cessait de prendre de plus en plus de place. Il faut utiliser les catégories de Marx pour aujourd’hui, en les adaptant pour interpréter la situation actuelle.
Tu as également des mots extrêmement durs envers la famille. Tu dis qu’elle « représente un enchevêtrement de patrons et d’ouvriers, une trame d’exploités et d’exploiteurs : la famille est capital, et la haine de classe ne peut que se déchaîner contre elle. »
L.F. : Sur ce point aussi nous vivons dans un monde fait d’illusions, y compris pour les militants. Sans compter le fait que dans les pays chrétiens, et catholiques en particulier, il y a eu une sacralisation de la famille bourgeoise. La famille prolétarienne est sans aucun doute une famille où il y a eu également une grande solidarité. Mais la faible quantité d’argent qui y circule détruit les rapports. Quand il n’y a pas assez d’argent pour vivre, bagarres et chamailleries sont à l’ordre du jour. Mors tua, vita mea (le malheur des uns fait le bonheur des autres). Chacun essaie de tirer la petite couverture dans sa direction. La famille prolétarienne a ainsi été un lieu non seulement de haines et de rancœurs, mais aussi de dénonciations ! Combien de procès y a-t-il eu pour un demi mètre carré de terre qui est allé à lui alors qu’il était censé être à moi. La guerre entre les pauvres... Par ailleurs, étant donné que la famille est une structure de pouvoir, il est évident que le pouvoir génère toujours des rébellions et des luttes chez ceux qui ne l’ont pas et qui veulent donc le détruire. Le capital a un effet ambivalent sur la famille : d’un côté, il l’a renforcée parce qu’elle est nécessaire à la reproduction de la force travail dont il dépend ; de l’autre, il l’a sapée de l’intérieur car en la transformant en centre de la production la plus importante des rapports sociaux capitalistes – la marchandise force de travail – il lui a transmis ses propres contradictions et ses propres conflits.
Dès lors, les violences conjugales ou sur les enfants, par exemple, la violence intrafamiliale, ça n’arrive pas par hasard, parce que quelqu’un est devenu fou ou que sais-je. Non : c’est l’effet qu’une certaine organisation de la reproduction engendre. Pensez aux expériences qui ont été faites sur les rats : si on les met dans des espaces toujours plus petits, ils finissent par s’agresser les uns les autres et par s’entretuer. C’est la même chose pour nous.
Dans ton texte, il y a aussi une réflexion développée sur le travail sexuel, dont ton dis qu’il n’est pas un événement épisodique, mais quelque chose d’essentiel à la reproduction du capital...
L.F. : Commençons par poser le décor. À l’époque, à la naissance de Lotta femminile, il y avait avant tout le Parti Communiste qui, sur la question de l’homosexualité, était... hostile. Pourquoi ? Parce qu’ils ne savaient pas qu’en faire conceptuellement. L’Arcane de son côté passé par les luttes féministes dont les premiers alliés étaient les homosexuels (Mieli etc.). Mais pour le PC, tout ça, c’était des gens bizarres dont ils ne savaient que faire, pas des sujets politiques. Les femmes, les homosexuels étaient juste des excentriques qui s’agitaient et qui voulaient avoir voix au chapitre. Quant aux prostituées, n’en parlons même pas ! Danilo Montaldi mis à part, qui était un militant de gauche, mais aussi un sociologue, l’un des premiers théoriciens de l’enquête qui avait des liens, en France, avec Socialisme ou Barbarie etc. Il est le seul à avoir écrit un livre sur une prostituée. Pour le reste, le PC, qui était habitué à la crème de la composition de classe, ne risquait pas de s’occuper des prostituées. Ça dure encore aujourd’hui : il y a un groupe de gauche turc qui voulait traduire l’Arcane, mais qui ont fait machine arrière à cause de la question de la prostitution. Mais au début des années 70, les homosexuels avaient commencé à élaborer un discours politique et à s’organiser politiquement. Nous nous sommes alliées sur le champ avec eux, et avec les prostituées qui faisaient des comités. Pour nous, la réflexion sur la sexualité dans son ensemble était fondamentale. Nous nous sommes alliées à ces groupes, car notre analyse sur la reproduction nous faisait parfaitement comprendre la dimension politique de leurs luttes. La prostituée joue pour le capital le même rôle que la ménagère, un même rôle de reconstitution de la force de travail par le travail domestique et par le travail sexuel, qui est scindé en deux. Comme dans le cas de la femme au foyer, il semble que la prostituée est dans un simple rapport avec l’ouvrier, mais en réalité elle a elle aussi un rapport avec le capital, médiatisé par l’ouvrier. C’était quelque chose d’encore plus évident avant que les États ne ferment les maisons closes, ce qui a rendu invisible le rôle de la prostituée dans le processus. Nous reconnaissions leur fonction politique centrale dans les luttes anticapitalistes. On a mis de côté l’Arcane quelque temps pour pouvoir étudier la sexualité au cours de l’accumulation primitive. Pourquoi le capitalisme a traité la sexualité avec une telle sévérité, en distinguant de façon aussi disciplinaire homme et femme ? Parce que la sexualité est essentielle à sa reproduction : elle concerne la reproduction de la force de travail. Nous, nous voulions donc la liberté sexuelle totale, mais aussi nous libérer de la nécessité du sexe, car il y a une sexualisation permanente dans la société capitaliste du fait que le sexe fait vendre.
Entretien réalisé en février 2022 pour la revue Trou Noir.
- L’Arcane de la reproduction. Femmes au foyer, prostituées, ouvriers et capital
- Leopoldina Fortunati
- Traduit de l’Italien par Marie Thirion
- Editions Entremonde
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